Dans l’Europe contemporaine, la société portugaise a souvent été d’un grand modernisme, que ce soit avec l’installation précoce de la République, ou avec le laboratoire de la Révolution des Œillets. Dans le même temps, certains stéréotypes à la vie dure suggèrent une tendance à l’immobilisme comme les fameux « 3F » (Fado, Football, Fatima). C’est oublier trop vite que la patrie de Pessoa, Lourenço ou Saramago est un terreau fertile pour de nouvelles avancées, que la société portugaise prend aujourd’hui à bras-le corps

La table ronde est animée par Nicolas SZENDE, doctorant en Géographie.

Les intervenants sont :

  • Patricia GASPAR, ancienne cheffe de division au sein du Ministère des Affaires Etrangères portugais, consule du Portugal à Strasbourg depuis 2019
  • Yves LEONARD, historien, enseignant à Sciences Po Paris et spécialiste de l’histoire du Portugal. Il est l’auteur de nombreux travaux sur le Portugal, dont Salazarisme et fascisme (Chandeigne, 1996) et Histoire du Portugal contemporain (Chandeigne, 2016), et il a publié récemment Histoire de la Nation portugaise (Tallandier)
  • José Alberto RIO FERNANDES, géographe, professeur des universités au sein de la faculté des lettres à l’université de Porto. Il est spécialiste des grandes villes portugaises.

PG : Dans cette trilogie des 3 F vantée par la propagande salazariste, il faut noter que le fado a souffert après la Révolution des Œillets en étant associé à cette ancienne culture. Mais on assiste à une renaissance depuis quelques années, surtout depuis qu’il a été classé au Patrimoine immatériel de l’humanité récemment. D’autre part les Portugais sont fiers d’avoir été champions d’Europe de football (référence à la défaite de la France en 2016…)

NZ: Nous allons bientôt fêter les 50 ans de la Révolution des Œillets en 2024, moment conclusif diplomatiquement parlant du XXème siècle portugais et après lequel on peut affirmer qu’ont subsisté des représentations figées du Portugal finalement, avec une « gauche » toujours au pouvoir, fidèle à la relance publique et une extrême droite marginale. Dans l’Europe et dans les urnes que représente ce Portugal aux 3F, un fardeau ou un étendard ?

YL : Est-ce que la mémoire de la Révolution des Œillets reste vive au Portugal ? « Une 25 Avril« , comme le surnomme les Portugais, représente la base de cette démocratie qui s’est imposée sur la dictature. Par rapport au voisin espagnol, la transition démocratique fut d’une nature différente, et reste largement commémorée dans tout le pays comme jour de la liberté. On retrouve un caractère répétitif d’un certain nombre de phrases autour du 25 avril, en rapport à l’histoire qui s’étoffe par une connaissance de plus en plus fine et qui se complexifie par l’éloignement de l’évènement. Le gouvernement revient sur le rôle des acteurs qui ont fait le 25 avril, l’ont accompagné et qui s’effacent. L’an dernier, Otelo Saraiva de Carvalho, figure du mouvement qui a renversé la dictature le 25 avril 1974 au Portugal, est décédé à Lisbonne à 84 ans. C’était celui qui avait conçu l’évènement, la voix, de son poste de commandement.

RF : En effet il y a des conservateurs au Portugal en termes de politique mais pas d’extrême droite forte, cela ne serait pas possible au Portugal comme en Italie. Cela a une relation avec le 25 avril et sa mémoire fraiche, au fait que la démocratie soit vivante même si elle est fatiguée. Sur les 3F, il faut souligner qu’à distance, la caractérisation devient une sorte de caricature car on ne connait pas très bien le pays. Il y a une majorité de Portugais qui ne sont pas pratiquants et ne vont pas à l’Eglise, donc « Fatima » ne leur parle pas. Le football est plus fédérateur, soit. Et le Fado n’existe plus au nord du Portugal, plus connecté à l’Europe. Tandis que le Sud est plus connecté avec la Méditerranée, au Fado, à la tauromachie. Vous ne trouverez pas de casa de Fado à Porto.

PG : Oui, la démocratie depuis la Révolution des Œillets est vivante mais s’essouffle : la pays n’a qu’une seule constitution depuis 1976, qu’est-ce que cela implique ? Elle a été faite par les 2 majeurs partis portugais qui ont gouverné depuis 1976 après l’événement emblématique de la révolution. Il faudrait surtout parler du leitmotiv post révolution, le DDD : « Décoloniser, démocratiser et développer. », car les personnes ne connaissaient pas la liberté, et après la démocratie a été pleine. La Société socialiste au départ était plus forte, car on retrouvait une influence plus grande des partis communiste et socialiste. C’est avec cette constitution que le pays a pu être gouverné. Elle apporte une stabilité qui se reflète dans le droit des travailleurs et dans le domaine de la position dans le monde et de la diplomatie du Portugal. Sa position n’a pas changé depuis les années 1970, avec les mêmes objectifs pour la politique externe après 1976 : Entrer dans l’Europe qui représentait alors la démocratie, les droits humains, le développement alors que le Portugal était un pays pauvre surtout analphabète avec beaucoup d’immigration. L’Europe était une alternative, car avec le 25 avril le Portugal avait perdu les colonies qui étaient une source importante de revenu. Ainsi il avait besoin de cette union riche qui pouvait l’aider. Pour autant, les pays qui parlaient portugais étaient une priorité dans ses relations diplomatiques.

YL : La relation entre le Portugal et le reste de l’UE et le reste de ses colonies n’a pas été un chemin lisse mais plutôt conflictuel. Il y avait une volonté des autorités portugaises de s’amarrer à l’UE pour faire partie d’un « club » pour son aide et son soutien face au mot d’ordre que « notre démocratie était encore fragile » et qu’un demi-siècle de dictature laissait des traces, tout comme notre passé outre marin et atlantique, duquel on ne sort pas de 5 siècles de présence. Cela a motivé Mário Soares, le 1er ministre en 1977 a demandé l’adhésion à l’UE. Le Portugal a fait cause commune en 1977/78 avec l’Espagne à la mort de Franco. Cette adhésion a engendré de réels débats sur des questions agricoles et de pêche. La Grèce a même adhéré avant à l’UE de ce fait. La relance de l’adhésion a eu lieu en 1984 réellement, dans le contexte de l’alignement des planètes politiques, lorsque François Mitterrand avant d’excellente relation avec Mário Soares, et qui a abouti le 1er janvier 1986 à l’adhésion définitive à l’UE de l’Espagne et du Portugal. La nécessité était alors de combler un retard de développement important. A la tête de la commission européenne, Jacques Delors a alors joué un rôle très actif dans l’accord d’aides financières. Celles-ci ont permis la modernisation économique et politique à grande vitesse dans les années 1990 dont le point d’orgue fut l’exposition universelle de Lisbonne en 1998. La suite fut plus difficile en termes de croissance, larvée autour des élites des partis phares très européistes. La population suivait la construction d’infrastructures autoroutières… Les Portugais ont néanmoins un autre atout à part l’Europe, le patrimoine des océans, qui a pu être remis à l’honneur lors du 500ème anniversaire du voyage de Vasco de Gama. C’est aussi un des membres fondateurs en 1949 du Traité de l’Atlantique Nord. Ce chemin européen s’est détracté et détérioré avec les crises qui ont secouées toute l’Europe, celle des subprimes notamment, mais pas que. Le Portugal s’est retrouvé avec une capacité réduite de solliciter l’aide de la Troïka* du FMI (*désigne l’alliance de la Banque centrale européenne, de la Commission européenne et du Fonds monétaire international pour superviser les plans de sauvetage et ses implications dans les Etats membres de l’Union européenne.), après un appel à l’aide en 1977 et 1983 déjà et au sortir d’une période de modernisation et d’européanisation à marche forcée. La question de l’Europe pour les Portugais s’est donc posée fortement à partir de 2012 et se retrouve dans des discours politiques qui scandaient « que la Troïka aille se faire voir ». Le Bloco de Esquerda, alliance entre les différentes composantes de la gauche a dû travailler au corps pour remettre le Portugal dans cette acception de l’Europe.

RF : Mário Soares a lutté pour intégrer le Portugal à l’UE, car des tensions à gauche subsistaient au sein du pays lorsqu’il y avait encore le Mur à Berlin et le pacte de Varsovie, certains auraient préféré rejoindre la troisième voie des non-alignés avec la Yougoslavie qui jouait cette neutralité. Depuis on retrouve une certaine alternance toujours au centre, centre gauche ou droit au pouvoir. Le PS ou le parti social-démocrate est plus de centre-droit et est au pouvoir depuis plusieurs années. L’ouverture vers l’Europe devient un problème pour une économie très traditionnelle face à la concurrence de la Chine, notamment dans le domaine textile. Les prix montent et le Portugal en a souffert, surtout au Nord. Son économie est devenue très tertiaire, consommatrice et dépendante du tourisme en termes d’exportation. Avec cette ouverture et l’euro, on remarque la fragilité du Portugal qui a dû mal à se maintenir dans l’Europe de l’Euro.

La démocratie portugaise se pose au départ contre le communiste et Salazar, il faut des élections mais les communistes n’aiment pas les élections, et Mário Soares, PS, ne veut donc pas d’alliance avec le PC. Sous António Costa, 1er Ministre depuis 2015, cette alliance est déjà plus possible. Ainsi le PC Portugais apporte un soutien critique sans participation au gouvernement. Le but reste de créer un front contre le fascisme, le néolibéralisme et la Troïka, face à la privatisation.

La géographie s’est recomposée : Le nord est plus conservateur.

PG : Portugal rural et Portugal urbain, comment les réconcilier ? La jeunesse est de moins en moins nombreuse. Les communistes ont alors été prêts à voter avec les socialistes et de plus, l’extrême droite commence à se réveiller. Ainsi on avait un socialiste à la mairie de Lisbonne jusqu’au 18 octobre 2021, appuyé par le PC qui adhère au parti démocratique face à la Troïka, ce parti néolibéral, qui a fatigué à cause des salaires qui baissaient. Donc l’espoir étaient la gauche. Cela a permis de stabiliser le pays même si les pays européens étaient septiques face à ce parti communiste proche du pouvoir !

Une des faiblesses du Portugal réside dans la question des formations continues :

  • pas de personnes formées pour avoir plus de productivité,
  • trop de personnes âgées,
  • le tissu entrepreneurial (tecido empresarial ) est fait de petites entreprises familiales qui ne donnent pas de formations à leurs employés avec peu de vision de marché
  • Le littoral a plus de grandes entreprises exploratrices tandis que les personnes de l’intérieur ont immigré.

Le ministre de la cohésion territoriale en fait prendre conscience, mais c’est structurel et ça va prendre du temps. Exemple pour inverser la tendance : Covilhã, ville à l’intérieur du Portugal qui est un grand centre d’ingénieur qui accueille aussi des ingénieurs de l’étranger et s’accompagne d’un effort d’investissement, pour les mariés et familles qui sont là. Mais l’autoroute n’est pas suffisante après la période de l’adhésion à l’UE pour se développer, il faut moins négliger la formation des personnes face aux analphabètes.

YL : Quelles valeurs donner aux jeunes dans cette division territoriale ? Quels espoirs ? Le système Erasmus a favorisé ces échanges  et augmenté les formations en gamme. Mais face à la crise de la Troïka, le 1er Ministre a dit clairement « Partez ! » à ces ingénieurs, pour une question de rémunérations. En dehors de Lisbonne et Porto, la vie au quotidien coûte de plus en plus cher, et on assiste à des bulles spéculatives. Les jeunes sont mieux formés qu’il y a 30 ans mais ils ne trouvent pas de travail qui sont souvent des « bullshit job ». Le potentiel est là, mais il faut repenser les leviers d’une l’économie qui ne sacrifierait pas tout à la croissance du PIB. Ex : aller vers l’économie verte. Salaire minimum ? En finir avec les politiques néolibérales par le Bloco de Esquerda d’union des gauches et une politique de demande. Certes la formation est essentielle, mais il faut sortir de la logique de demande et penser ‘transformer, produire, où est l’usine ? », en lien avec la question des orientations européennes et les réformes de Mário Centeno, le « Ronaldo de la finance », ministre des Finances de 2015 à 2020.

RF : Le Portugal est un pays sans frontières dans le sens où ses enfants s’en sont enfuis, avec cette volonté d’immigrer, pour gagner plus, en Norvège, en Suisse, grâce à l’Europe… laissant un Nord du Portugal vieillissant. Beaucoup de Brésiliens et Ukrainiens viennent au Portugal travailler d’autre part. Il y a plus d’immigrés que d’émigrés au Portugal. C’est la formation continue qui pose pb pas les Universités. Ce n’est pas un paradis pour les travailleurs américains, en mode « Californie de l’Europe » avec des villes Air bnb géants pour autant seulement. Il y a un mouvement dans le monde pour capter les talents et les gens qui font de la richesse, des gens capables d’innover, de créer, faire des choses différentes et le Portugal ne les capte pas, il manque de médecins, d’ingénieurs, qui vont en Angleterre et en Allemagne où ils gagnent plus. Même dans le Bâtiment civil, ils vont en France. Le monde est en compétition est on n’est pas bien dans cette compétition. Nos villes sont très intéressantes pour vivre, en sécurité, confortable, avec une hospitalité des Portugais qui parlent français, espagnol, anglais => le Portugais aime les autres. Mais cela ne suffit pas !

On retrouve néanmoins des ingénieurs allemands qui vont bâtir des usines au Portugal, autour de Porto et ces ingénieurs travaillent maintenant là car c’est moins cher pour les entreprises allemandes. Beaucoup de gens travaillent pour des entreprises aux USA. Le futur du Portugal n’est pas que FFF !

YL : Vers où le Portugal va évoluer ? La question des salaires et rémunérations se posent, mais aussi la question démographique. C’est un pays ajd qui en train de se dépeupler, d’ici 2050/2060, il comptera 8 millions d’habitants pour 10,3 actuellement… recours possible à l’immigration pour les postes de travail non pourvu, par une immigration de l’Europe de l’Est et centrale notamment. D’autre part la High Tech, comme on peut le voir à travers le Web Submit, est très présente au Portugal. Le pont du 25 avril de Porto pourrait rappeler San Fransisco et le « California Dream »… Tout cela ne doit pas masquer le cœur de la plus grande partie de la nation portugaise. Enfin l’économie bleue reste problématique, avec l’archipel atlantique des Acores et Madère. Leur rôle a été rappelé l’année dernière quand le Portugal a présidé le conseil de l’Europe avec António Costa 1er ministre socialiste, qui renvoyait à cette histoire séculaire du Portugal.

 

Questions

  • Y a-t-il des problèmes suite aux migrations au Portugal ?

=> Beaucoup de migrations sont venus des anciennes colonies après le 25 avril, d’Angola et du Cap Vert. Ces enfants nés au Portugal n’avaient pas la nationalité, donc la loi a été changée. On a un bonne politique d’intégration des migrants et pas de souci avec cette question.

  • Que signifie l’économie bleue ?

=> L’économie bleue sont les clusters de la mer, la large zone économique exclusive pour notre petite zone continentale. On y retrouve beaucoup de recherche dans le domaine des biotechnologies, pour les algues marines, dans les universités portugaise. Mais nous avons besoin de partenaires et d’argent comme une grande part de notre économie est liée à la mer.

Le Portugal est le 3ème pays d’Europe qui utilise le plus d’énergie renouvelable, le climat aide, était plus clément pour les panneaux photovoltaïques. Nous avons besoin de peu de gaz malgré la hausse des prix du combustible. Pendant la dictature, l’option de l’énergie hydroélectrique avec été prise pour des motifs géologiques car le Douro est une rivière de montagne, donc c’est facile de faire des barrages dans le nord du Portugal. Puis pendant le gouvernement de José Sócrates, il y avait une vision de faire de l’énergie propre et surtout éolienne. Solaire aussi. Ainsi 4 jours par semaine ne vivent que de l’énergie propre. Mais très peu de gaz par rapport au charbon et pétrole.

  • Quels sont les liens que le Portugal entretient avec l’Angleterre ?

=>Nous allons fêter le 650ème anniversaire de l’alliance lusobritannique l’année prochaine dans le contexte de la guerre de 100 ans. C’est une alliance qui a été renouvelée et qui n’a jamais cessée. Leur histoire commune est longue et diplomatique, comme Portugal et Angleterre étaient alliés depuis les Guerres Napoléoniennes qui n’ont pas laissé un bon souvenir de la France au Portugal et qui ont resserré les 2 pays. En 1890, des points de crise ont pu apparaitre en Afrique coloniale lors du projet carte rose d’Est en Ouest de l’Angola au Mozambique. Mais ce problème frontalier a été réglé par la théorie des avantages comparatifs de Ricardo et le traité de Messine qui l’a inspiré. Le Portugal a été dépendant de l’outre-mer et de la Navy britannique au XIXe et XXème siècle et sous la 2GM aussi, y compris sous la dictature de Salazar, avec la question des archipels atlantiques et des Açores, car seules les routes maritimes pouvaient être sécurisées par les Britanniques, ainsi jusqu’en 1986 l’alliance restaient très déséquilibrée… Les relations se sont modifiées dans le cadre européen. Les Anglais ne sont plus les principaux partenaires avec l’Allemagne et l’Espagne du fait de la proximité et par l’impact du Brexit.

Contexte géopolitique de cette alliance alliance lusobritannique : L’Espagne a toujours supporté l’Ecosse pour essayer d’affaiblir l’Angleterre et l’Angleterre a supporté le Portugal pour rendre l’Espagne plus faible. Lors des invasions françaises, les Portugais sont toujours aidés par l’Angleterre. C’est donc une alliance intéressée.

Il faut enfin noter la vente de vin de Porto conséquente en Angleterre et le nombre de résidences secondaires des Anglais dans l’Algarve. Lors de la mort de la Reine Elisabeth II, il y a eu trois jours de deuil au Portugal !

Après le Brexit, la communauté portugaise anglaise a bénéficié d’accords bilatéraux, les Britanniques les ont rassuré et choyé.