Introduction de François Bougard (professeur à Paris 1 Sorbonne, spécialiste du Moyen Age)

Mathieu Arnoud : directeur de collection chez Albin Michel

Jean-Pierre Devroey : professeur à l’université libre de Bruxelles, spécialiste des sociétés du Haut Moyen Age

 

 

Quelques mots sur l’ouvrage par François BOUGARD :

Jean-Pierre Devroey creuse depuis longtemps le sillon de l’histoire économique, sociale et rurale du Haut Moyen Age. C’est aussi un historien du champagne.

Question : comment a-t-on composé avec l’aléa climatique il y a bien longtemps, à un moment où on n’avait pas encore dédramatisé la nature ?

M Bougard conseille de regarder l’index de l’ouvrage : il y a un index des matières, des concepts, des idées. Sa consultation vaut le détour : en effet, il y a par exemple une entrée accaparement et spéculation, mais aussi une entrée araignées, dragon … cela va du plus trivial au plus scientifique. Ce sont autant de portes d’entrées qui nous donnent le ton de l’ouvrage. Mais il n’y a pas d’index traditionnel des noms de personnes et de lieux, car cela n’est pas utile, c’est un arrière plan.

Charlemagne correspond à la chronologie de l’histoire du livre, de 740 à 810, mais Charlemagne n’en est pas le héros. C’est un roi un peu générique : il représente le roi du Moyen Age, le roi carolingien.

 

Introduction : il ne faut pas attendre des contemporains de Charlemagne trop de recul par rapport à l’aléa climatique : quand il y a famine, la famine EST. Ce n’est pas la conséquence de différents éléments.

Première partie : un état de l’art qui explique les avancées en matières d’histoire du climat, mais les impasses aussi ; on y trouve les hypothèses avancées par les uns et les autres. Cette partie met en garde contre la tentation d’avoir une histoire du climat trop globale et de trop haute portée.

Jean-Pierre Devroey rappelle que ce sont les aléas que l’on ressent tous les jours, et qu’ils peuvent être ressentis différemment d’une région à l’autre : il prend une échelle fine. Les sources écrites ont longtemps été les seules consultées. En particulier les Annales, qui sont des récits année après année. Mais à lire ces sources historiques région après région, on s’aperçoit que les analystes n’ont pas la même sensibilité à l’aléa.

Il faut aussi avoir à l’esprit que les capacités de récolte ne correspondent pas aux rendements d’aujourd’hui : 6 grains pour 1 semé au mieux, en moyenne 4 grains pour 1 planté. On peut parler d’une relative précarité, d’une possibilité réduite de capitaliser par rapport à la récolte, tout cela dans un environnement démographique en croissance : il faut conjuguer l’idée d’une croissance économique et démographique à une extrême sensibilité aux aléas climatiques.

Il y a eu de nombreuses crises :

763-764 : un hiver très froid, qu’on a du mal à expliquer (cependant, JPD en a trouvé la raison).

779 : une crise alimentaire précédée par des déboires militaires, la tentation des contemporains est de lier les deux. Il y a toujours l’idée du châtiment divin, par rapports à NOS péchés.

Dans les deux cas, en 763-764 et en 779, une des réponses à la crise est l’insistance sur le paiement de la dîme.

791-794 : la principale crise écologique du livre. C’est une crise de subsistance mystérieuse : on dit alors que les grains sont dévorés par les démons. La réponse apportée est la réunion d’un synode, ainsi que l’insistance sur paiement de la dîme.

800-820 : un moment de stérilité inouïe, sans doute à cause d’une probable détérioration climatique : c’est un temps d’instabilité, avec des épidémies du bétail.

La réponse des carolingiens devrait être de la politique économique, mais en réalité l’explication se formule en des termes inverses : une économie politique et une économie morale. Le contenu de l’économie morale se trouve dans les deux derniers chapitres.

C’est un livre qui se lit facilement, même s’il y a des choses ardues. La minutie y est conjuguée à l’ampleur de vue. C’est l’un des livres les plus intéressants sur la période carolingienne.

 

Mathieu Arnould, directeur d’édition

Il est médiéviste, mais n’est pas spécialiste de cette période. Il a eu la chance d’être un des premiers lecteurs et admirateurs de Monsieur Devroey. Il a la certitude que c’est un livre qui venait à son heure : il était urgent qu’il soit publié pour expliquer. C’est un livre qui dit l’usage que l’on peut faire de l’histoire. Dans une société où l’économie de subsistance est très sensible aux aléas climatiques et naturels, comment ça marche ? Et de manière plus fondamentale : quel est le modèle de société qui permet la résilience de la société carolingienne ? Il s’intéresse à l’impact climatique sur une société vulnérable. C’est actuellement l’un des seuls livres où un historien fait la totalité du parcours. Il faut prendre la mesure de ce que, historiquement, c’est que la nature.

Est-ce que les historiens ne devraient pas se poser la question de « qu’est ce qu’on fait » à l’intérieur de leur domaine historique ? Quand il fait froid aux pôles, est-ce que ça neige, et ce que ça fait très froid dans une société où on n’a pas de thermomètre (avant le XVIIIème siècle) ? Il faut alors faire la tentative de rendre compte des variations de la contrainte naturelle à partir des sources historiques. C’est un aller-retour d’une source vers l’interrogation, d’une observation de type science naturelle, et retour vers la source pour voir si elle a été bien interrogée.

L’un des problèmes, c’est la compréhension de la relation entre la variation climatique et l’interaction avec l’écosystème : c’est un livre pionnier sur un problème à la fois d’histoire humaniste (science du passé) et pionnier sur « c’est quoi des études climatiques et de sciences naturelles ? »

C’est un livre qui n’aurait pas pu être écrit il y a 10 ans. C’est un livre qui vient nous dire attention, et qui évite deux écueils : dire que les sciences naturelles ne sont pas à la portée des historiens, donc ils ne s’en servent pas : cela pose problème, car cela exclue les historiens du débat sur le  réchauffement climatiques. Il évite un deuxième écueil, qui est le  risque d’un déterminisme.

Le livre va jusqu’au bout du problème : quand il y a incident climatique, il y a détermination d’une réaction. Ce que l’on observe, ce n’est pas la nature, mais c’est la réaction de la société. C’est un ouvrage avant-coureur. Si on veut comprendre ce qui risque de nous arriver, faire l’hypothèse de l’effondrement n’est pas fondé historiquement, mais plutôt poser l’interrogation sur la relation entre un grand problème naturel et la réaction de la société.

Ce qui émerge aussi de cette histoire, c’est une théorie de la souveraineté. Le roi est quelqu’un qui a à voir avec l’abondance ou avec la rareté des subsistances, dans l’idée d’un « roi nourricier ». Le dossier historique de Charlemagne est connu parce qu’en période d’aléa climatique et de problème alimentaire majeur à la fin du XVIIème, on a constitué un dossier pour mieux comprendre ces événements.

 

Jean-Pierre DEVROEY

C’est un livre tourné vers l’avenir : comment peut-on construire un savoir sur l’environnement et la nature, un savoir dynamique, et quelle est la part de perception que l’on peut avoir par rapport à la nature ? Une troisième interrogation : comment construit-on des croyances collectives qui engagent le peuple et le gouvernement ?

Quand Edouard Thomson invente la notion d’économie morale pour expliquer les famines, on voit que cette économie morale se joue sur un dialogue entre croyances collectives et gouvernement. La notion de croyance collective est fondamentale pour s’adapter actuellement.

Dans les sociétés anciennes, il existe des croyances : par exemple, que le gouvernant devrait se comporter d’une certaine manière, et le gouvernant se comporte de la manière dont on attend qu’il se comporte.

Les mesures économiques en 794 sont prises par Charlemagne en raison de famines multi-régionales profondes, pendant plusieurs années. Ces famines se sont accompagnées de rumeurs de cannibalisme, de venues de démons. La réponse de Charlemagne est la prise des décisions dont on débat du XVIIème au XXème siècle : elle apparaît comme une solution possible. Ainsi, Charlemagne décide d’établir un maximum du prix des grains : il est donc impossible de vendre tel grain à plus que tel denier, même chose pour le pain : c’est donc le quotidien des gens qui est impacté. En plus, il décide la mise en place d’une monnaie fiable et la réforme des poids et mesures pour qu’ils soient identiques dans tout le royaume. Le stock public de blé est vendu à moitié du maximum.

Nicolas de la Mare analyse cette décision de Charlemagne et il l’étend à Colbert. Il la confronte avec un autre courant économique qui pointe : le libéralisme (face à un genre de dirigisme mis en place par le roi carolingien) : Charlemagne agit pour la régulation. Vaut-il mieux du libéralisme ou du dirigisme ?

Pourquoi Charlemagne fait-il de la régulation ? En fait il fait de l’économie morale. Il se comporte suivant des représentations collectives admises qui font qu’il a une responsabilité en matière de subsistance.

Quelle grille de lecture : qu’est ce qu’un roi du VIIIème a comme logiciel, comme grille de lecture pour trouver une solution ? Il faut chercher dans la Bible, pour chercher des modèles de comportements (par exemple l’épisode vaches maigres). En dehors de cette liste, qui aide à observer les aléas climatiques, il existe d’autres formes de cosmogonies qui ancrent la personne du roi dans un coté sympathique qui fait un lien entre l’environnement et le roi.

C’était en fait une période difficile pour Charlemagne, avec des défaites. En 792 : Pépin le bossu (fils de Charlemagne) complote pour tuer son père et ses frères : en effet, il est exclu de la succession car il est né hors d’un mariage catholique. Cela donne l’idée qu’il y a quelque chose de pourri dans le royaume de Francie.

A partir du VIIIème siècle, arrivent des schémas de pensée collective en partie non chrétiens, christianisés par les Irlandais : si le roi n’est pas juste, alors c’est la totalité de l’environnement qui entre en déperdition. Un moine de Saint Denis a opposé ce schéma à Charlemagne, il l’a prévenu. C’est un schéma global, alors que dans les schémas de la Bible, le roi est puni individuellement.

 

Le roi est-il le berger ? A-t-il la figure du pasteur ? Jean Pierre Devroey ne le pense pas pour Charlemagne. Serait-ce un super père de famille ?

Il s’agit de faire un retour en arrière, dans la première partie du livre : on est tous les jours confronté à des chiffres, par exemple si la température diminue de tant de degrés, que se passe-t-il ? Les paléo-climatologues offrent des données auxquelles les historiens sont habitués (beaucoup de pluie, ou un grand froid tel hiver … l’historien part du singulier pour aller vers le général). Pour le scientifique, le singulier n’a pas de signification s’il n’est pas remis dans le général. En général, l’historien s’autocensure, ou se tient à l’écart de ces visions globales.

Le travail de Jean-Pierre Devroey consiste à faire un dépouillement des sources écrites et à utiliser les sources paléoclimatiques comme un thermomètre, l’une par rapport à l’autre.

Par exemple, pour l’hiver terrible de 763, il analyse les différents éléments. Ainsi, on peut s’appuyer sur la glace au Groenland, en étudiant la quantité de sulfate qu’elle contient, sur des tranches de 5 à 6 ans (cela manque de précisions pour l’historien, mais il s’en accommode). Les pics de ces émissions de sulfate correspondent généralement à une éruption volcanique. Or, de très grandes éruptions peuvent provoquer un refroidissement très important sur quelques mois voire 2 ou 3 ans. L’hiver terrible de 763 correspond bien à un pic de sulfate.

Quand on se tourne vers les sources écrites de Byzance, on apprend qu’un inlandsis s’est créé en mer noire en octobre 762, et qu’en février 763, des icebergs se sont formés… En Méditerranée, les sources mentionnent que tous les figuiers et tous les oliviers sont morts : c’est qu’il a fait, pendant plusieurs semaines, au delà de – 10°. De plus, entre Rome et Byzance, le courrier ne passe plus. Nous avons là tous les éléments d’un aléa climatique. Avec en plus le déterminisme de l’éruption climatique : en fait, Jean-Pierre Devroey nous dit qu’il n’y a pas eu d’éruption … En effet, selon les sources, les événements de froid ne se sont pas passés en même temps.

 

A Byzance, il n’y a pas de famine mentionnée dans les sources. C’est la deuxième Rome, l’empereur veille donc à l’approvisionnement de la ville. De plus, les chroniqueurs ne s’intéressent qu’à la capitale et ne mentionnent pas ce qu’il en est des régions plus éloignées.

En Irlande, il y a eu de la neige pendant tout l’hiver et le printemps : à cause de l’enneigement profond, le bétail meurt, ce qui provoque une famine. L’approche de l’historien qui ne cesse jamais d’être un géographe : l’Irlande au VIIIème siècle est encore un pays d’élevage, avec un climat tempéré, doux : aucun dispositif n’a été prévu pour abriter et nourrir le bétail.

C’est un travail de minutie. Jean-Pierre Devroey a le sentiment de raconter une histoire suffisamment complexe pour ne pas être simpliste et déterministe. Les sociétés sont sensibles aux aléas et y réagissent.

 

Reprise

Dans une époque anxieuse, ce livre apporte des réponses qu’un historien peut trouver en combinant des sources. Il faut faire attention aux moyennes et aux risques de la relativisation. C’est un livre qui parle de l’époque carolingienne.

 

Rension de cet ouvrage sur la cliothèque : https://clio-cr.clionautes.org/la-nature-et-le-roi-environnement-pouvoir-et-societe-a-lage-de-charlemagne-740-820.html