Présentation de Maurice SARTRE : Paulin ISMARD est ici chez lui. Il a été couronné par le grand prix des Rendez-Vous de l’Histoire. Il a l’habitude des prix. Ce qui a frappé Maurice Sartre en lisant ce livre, c’est la banalité des questions qu’on peut se poser et que Paulin ISMARD se pose, au sens littéral et pas péjoratif : c’est une plongée au sein du système esclavagiste grec, principalement athénien, en posant les questions qu’on ne se pose plus parce que cela paraît aller de soi : c’est la richesse de ce livre. C’est un livre parfois difficile, qui répond à des questions simples mais qu’on oublie de se poser.

 

Maurice Sartre : qu’est ce qui fait que celui-ci est esclave, et un autre libre ? Cette question devait se poser souvent (comme on peut le voir lors de procès).

Paulin ISMARD : ce qui prouve que l’on est esclave, c’est statutairement : on est enregistré par l’administration de la cité comme esclave. On est la propriété d’un autre individu de statut libre. Une autre question qui agite les spécialistes de l’esclavage depuis une trentaine d’années est de savoir si l’on peut définir ce qu’est l’esclavage dans plein de sociétés et de situations différentes. Il y a débat : la propriété (dans le Code noir par exemple) est-elle le bon instrument théorique pour savoir ce qu’est l’esclavage ? Les choses sont beaucoup plus complexes que cela. Il y a l’idée du déshonneur. L’esclave est privé de personnalité juridique, c’est l’exclu absolu des institutions. La mort sociale est au cœur de la définition de l’esclavage.

Il y a des configurations étonnantes dans le monde des cités, que sont les affranchissements. Ce sont des actes gravés sur le mur de soubassement du temple à Delphes, à partir du IIème siècle avant J.-C. : 1300 actes d’affranchissement sont ainsi recensés. Ils se présentent comme des actes de ventes fictives : le propriétaire vend son esclave au dieu. C’est un transfert de propriété. Mais l’esclave est présenté comme libre : il est la propriété du dieu, mais il est libre. Pour être sur qu’un esclave est esclave, il faut regarder les registres.

 

Maurice SARTRE : l’esclave est corporellement responsable de toutes ses fautes. L’homme libre garde toujours sauve sa personne. Il y a des registres : comment identifier les individus ? Pensez-vous que les chiffres qu’on donne sur l’esclavage à Athènes peuvent-être réels ?

Paulin ISMARD : il pense qu’il y avait des moyens de compter les esclaves à Athènes. Ils représentent entre 30 et 50 % de la population au IVème siècle.

 

Maurice SARTRE : c’est donc s’intéresser à la moitié de la population.

Paulin ISMARD  : oui, mais c’est surtout de travailler sur ce que fait l’esclavage à la cité grecque et à ce que cela fait sur notre imaginaire de la cité grecque. Le corps est au cœur du fonctionnent, l’esclave est responsable sur son corps : il ne peut pas témoigner devant le tribunal. Le seul moyen pour qu’il témoigne est de le torturer : c’est alors son corps qui parle. Alors qu’à l’inverse, le corps du citoyen est inviolable. P Ismard souligne l’importance du corps dans la pensée grecque : on ne peut pas penser cela sans penser aussi qu’une grande partie de la population ne sont que des corps, propriétés d’autres individus. La loi interdit aux esclaves de pénétrer dans les gymnases car ce sont des lieux de l’exaltation du corps des citoyens.

 

Maurice SARTRE : il faut voir comment l’institution esclavagiste agit sur l’imaginaire de la société. Il y a l’idée de faire parler l’esclave : l’esclave n’a pas de personnalité juridique. Mais en même temps, quand on veut le faire parler, on le torture, et on accorde presque plus de poids au témoignage de l’esclave qui a parlé sous la torture qu’au citoyen qui a parlé sous serment ! Quelles sont les implications de cette réalité ?

Paulin ISMARD   : c’est une procédure exceptionnelle, qui n’a pas d’équivalent. On torture des individus qu’on sait innocents, et pourtant on accorde un statut exceptionnel à leur parole : c’est la meilleure des preuves, la preuve la plus démocratique. Ce qui est frappant, c’est que cette procédure ressemble à un principe oraculaire qui existe en Grèce ancienne. On dresse un document avec des questions fermées, l’esclave ne peut répondre que par oui ou non. Cette procédure existe dans certains sanctuaires : ainsi, il y a une mantique ouverte (à Delphes, la Pythie s’exprime d’une façon générale, floue, obscure, qui nécessite une interprétation) et une mantique fermée : la divinité répond à une question fermée, en particulier en Epire, dans le sanctuaire de Zeus. Des individus viennent consulter pour obtenir une réponse précise, oui ou non.

 

Maurice SARTRE : la procédure du Basanos nous aide à comprendre la distance qui nous sépare de l’Antiquité, et à la replacer dans un comportement intellectuel qui nous est totalement étranger. La comparaison avec la procédure oraculaire est éclairante.

Autre sujet : dans le livre, il y a tout un chapitre sur le travail. L’historiographie récente et Paulin ISMARD, apportent des choses nouvelles : déjà, il n’y avait pas de mépris du travail chez les Grecs. Le travail servile a-t-il un statut particulier ?

Paulin ISMARD : il n’y a pas de place spécifique réservée aux esclaves dans le monde du travail. Aucun métier n’est interdit parce que la personne est esclave. Mais il y a des secteurs où les esclaves sont majoritaires, comme l’exploitation des mines ou la prostitution. Paulin Ismard a essayé de montrer la diversité des formes d’organisation du travail servile :

– le principe de la location d’esclave. C’est une force d’ajustement. L’esclave loué avait-il une marge d’autonomie plus large ? C’est à discuter.

– lorsque l’esclave est placé par son maitre sur une boutique, sur une terre, sur un atelier, il doit verser une redevance à son maitre (qui pratique un usage rentier de l’esclave), mais l’esclave peut garder le profit du bien qu’il exploite : c’est donc très différent de l’esclavage du XVIIIème siècle en Amérique.

Le livre :

– est un livre sur l’esclavage et le droit de l’esclave en Grèce ancienne

– est une volonté d’entreprendre une étude comparatiste des sociétés esclavagistes

– est un lien avec le présent, par la longue durée de l’esclavage antique. Des enjeux, des résurgences

 

Maurice SARTRE : il y a 5 grands chapitres, entrecoupés par 4 incises qui sont des coups de projecteurs sur des phénomènes plus contemporains. Mais Paulin Ismard met en garde le lecteur : chaque société qui pratique l’esclavage a ses propres règles. Il fait des comparaisons toujours très éclairantes, mais à condition d’être prudents. Pour en revenir au travail : une légende créée par un auteur grec veut que les esclaves à Athènes vivent dans l’opulence.

Paulin ISMARD  : il y a beaucoup de choses à tirer de ce texte de la fin du Vème siècle dont on ignore l’auteur, qui condamne la cité athénienne : selon ce texte, les esclaves auraient pris le pouvoir, ils auraient opéré un renversement. Pseudo Xénophon fait croire à son lecteur que de nombreux esclaves vivent dans le luxe, mais c’est une représentation fausse. Cependant, la façon dont le Pseudo-Xénophon pense ce qu’est la démocratie vis-à-vis de l’esclavage est intéressante.

 

Maurice SARTRE : oui, c’est d’abord un pamphlet anti-démocratique. Mais quand il dit qu’on ne distingue plus le citoyen de l’esclave, il fait des raccourcis que l’on ne comprend pas. Dans une société qui a choisi de fonder sa puissance sur la flotte, on ne peut pas s’attendre à autre chose. Cependant, les rameurs ne sont pas opulents.

Paulin ISMARD : la présence des esclaves sur les trières athéniennes est massive. Mais ce n’est pas eux qui vivent dans le luxe.

 

Maurice SARTRE : y-a-t-il eu des esclaves qui réussissent ?

Paulin ISMARD : oui, nous avons un ou deux cas, tels que Phornion et Passion, qui se sont enrichis dans le secteur de la banque. Passion, affranchi, travaille dans la gestion de la banque, il fait fortune, et on lui octroie la citoyenneté : il devient l’un des plus riches citoyens athéniens.

 

Maurice SARTRE : c’est sur cette exception qu’on a bâti l’idée d’esclaves qui vivent dans le luxe. Un autre aspect que Paulin Ismard a souligné, en plus des aspects juridiques et philosophiques est l’aspect littéraire : y aurait-il un genre littéraire où les esclaves sont de bons auteurs, comme Esope ?

Paulin ISMARD : c’est le modèle de la fable. En effet, la fable est associée au statut servile de l’auteur. Esope est le plus connu, avec un très beau  texte qui est une biographie d’esclave. En passant par la métaphore animale, l’esclave pouvait dire ce qui lui était interdit de dire.

 

Maurice SARTRE : la parole de l’esclave ne devient audible que lorsqu’il avance maqué, donc dans la fable. Ou lorsque l’esclave répond sous la torture, et que l’on écrit les réponses. L’auteur de la parole qui est devenu un écrit disparaît. L’identité de celui qui a prononcé les mots disparait derrière l’écrit.

Paulin ISMARD : a été très frappé par une grande partie de la littérature grecque sur le lien entre l’écriture et des figures d’esclaves. Cela renvoie à toute une tradition. Par exemple dans le Phèdre de Platon. Dans le rapport entre oralité et écriture, on constate la mise en valeur de l’oral par rapport à l’écrit : on rattache l’écrit sans paternité à la figure de l’esclave.

 

Maurice SARTRE : le politique est marqué par l’institution esclavagiste, qui est au cœur même de la société, omniprésente. Personne ne songe à supprimer cette institution : on le voit au moment des révoltes d’esclaves : lorsqu’une révolte réussie, les vainqueurs reprennent eux-mêmes des esclaves.

Paulin Ismard établit un lien entre le fait que cette institution soit au cœur de la société et que la cité n’ait jamais eu l’idée de créer une démocratie sans esclave. La démocratie à Athènes n’est pas représentative.

Paulin ISMARD : la question qui traverse le livre, est posée il y a longtemps par Moses Finley : il s’agit de penser le lien entre démocratie et esclavage. En sortant l’idée que l’esclavage était nécessaire à la démocratie, car cela libérait le citoyen pour aller aux assemblées. La représentation en droit n’est pas connue en Grèce ancienne. Cela naît réellement aux XIIIe-XIVe siècles.

Le principe de responsabilité du maitre au sujet actes de son esclave montre que l’esclave est le prolongement du maitre. Les esclaves agissent pour leur maitre. La façon dont les athéniens pensent la représentation, c’est fondamentalement dans le lien esclave-maitre : c’est une subordination absolue.  La représentation entre deux hommes libres est donc impensable.

 

Maurice SARTRE : on est dans une société où le citoyen mâle exerce seul la pleine puissance, il n’y a aucun pouvoir de l’esclave. Cela s’applique aussi aux femmes (elles ne vont pas en justice), aux enfants et aux métèques. Ce lien de dépendance entre le citoyen et tous les autres groupes empêche d’imaginer un lien de représentation entre deux libres. C’est un des passages très fort du livre. Une chose qui a frappé Maurice Sartre, est que les anciens ne développent pas de théorie de l’esclavage.

Paulin ISMARD : hormis l’esclavage par nature, chez Aristote, qui a une immense postérité jusque fin XIXe dans la littérature anti abolitionniste. Cette pensée aristotélicienne de l’esclavage n’est en rien la pensée des Grecs : c’est une pensée construite, sophistiquée. Il n’y a pas de pensée qui ait conçu une société qui peut se passer de l’esclavage. Mais il y a des auteurs qui insistent sur l’égalité du genre humain : certains tombent en esclavage de façon injuste. Aristote s’oppose à eux. Mais ils n’imaginent pas qu’on peut se passer de l’esclavage. Aristote répond en fait à toute une littérature antérieure (Xénophon, Platon …) : ces intellectuels ont vu le grand bouleversement que représentait le développement massif de l’esclavage. Ils ont compris que les rapports entre les gouvernants et les gouvernés étaient bouleversés. L’esclavage est une catégorie de la politique : c’est une façon de faire de la politique. Le rapport maitre-esclave pourrait même donner un modèle de relation entre hommes libres. Cela traverse toute la philosophie moderne : Aristote retire la question de l’esclavage de la politique, elle est refoulée du champ du politique.

 

Maurice SARTRE : l’absence de théorie générale de l’esclavage constante dans l’Antiquité nous rappelle que pour les Grecs, la qualité humaine n’a jamais fait de doute. On les considère comme un bien, mais on n’a pas remis en doute leur nature humaine, y compris les esclaves d’origine barbare.

Paulin ISMARD : la composition des esclaves est difficile à dire (barbares, grecs …). Il n’y a rien dans la pensée grecque qui s’apparente au racisme moderne (l’idée de race est conçue à partir du XVIe siècle).

 

Maurice SARTRE : des Grecs sont aussi esclaves. La guerre peut aboutir pour n’importe qui à l’esclavage.

Paulin ISMARD : notre pensée est imprégnée du droit naturel : il est difficile à concevoir que les Grecs peuvent à la fois légitimer l’esclavage et dire qu’il y a une égalité en nature : l’égalité n’est pas productrice de droit. Il n’y a pas de droit positif en Grèce ancienne. C’est une construction abstraite.

 

Maurice SARTRE : un aspect qui apparaît peu dans le livre est l’affranchissement. La possibilité d’un affranchissement confirme que l’esclave reste un être humain, il est susceptible de devenir un citoyen.

Paulin ISMARD : l’affranchissement est une modification du lien de dépendance : l’esclave devient libre mais pas citoyen, il conserve un rapport, une dépendance parfois lourde vis-à-vis de son ancien maître. Souvent, l’affranchissement s’accomplit au bénéfice du maitre. Une gde question se pose : que fait-on d’un esclave non productif ? Agé ? Souvent, on l’affranchit, comme cela on n’est plus responsable de ce qu’il fait. L’affranchissement n’est pas forcément un processus ascensionnel.

 

Conclusion de Maurice SARTRE : le livre est sorti hier, et c’est un très grand livre

 

Questions du public :

– Que dois-je dire à mes élèves au sujet de l’esclavage qui permet au citoyen de participer à la vie politique ?

Paulin ISMARD : ce n’est pas faux, mais ce n’est pas seulement l’esclave qui le permet. En plus, beaucoup de citoyens travaillaient. Aussi, Athènes n’impose pas à tous ses citoyens de participer aux assemblées. Par contre, ce qui est vraiment faux, c’est le mépris des Grecs pour le travail.

 

– Et la femme esclave dans tout ça ?

Paulin ISMARD : il parle d’hommes, de femmes et d’enfants. Le fonctionnement du genre dans les sociétés esclavagistes est singulier. En droit, l’esclave est qualifié indifféremment, homme ou femme. Les catégories de genre ne fonctionnent pas de la même façon pour les libres que pour les esclaves.

 

– Y a-t-il un rapport entre le développement du christianisme et la fin de l’esclavagisme ?

Paulin ISMARD : c’est un très vieux et très important débat : aujourd’hui, les historiens déconnectent les deux phénomènes. Le christianisme s’est accommodé de l’esclavage, jusque très récemment. Mais il y a bien un discours spécifique du christianisme sur l’esclavage.

Maurice SARTRE : Il y a même une résurgence de l’esclavage dans les sociétés très chrétiennes, dans le Nouveau Monde.