Modératrice : Julie Clarini, journaliste au Monde, supplément Idées
Intervenante : Francesca Melandri, romancière

La romancière Francesca Melandri présente à Blois son 3ème roman Tous sauf moi, édité chez Gallimard en mars 2019, et posant les questions de la mémoire des Italiens sur leur passé colonial. L’auteur insiste sur le fait qu’il ne s’agit pas d’un roman historique mais d’un roman contemporain fonctionnant sur des allers-retours à partir du présent.
Le synopsis est le suivant : la narratrice, Ilaria, la quarantaine, trouve dans sa cage d’escalier un jeune Éthiopien lui déclarant être son neveu. A partir de là, Ilaria va interroger le passé de son père Attilio Profeti. Vont ainsi se mêler dans le récit l’actualité italienne et un retour vers le passé éthiopien de son père. L’ouvrage débute le jour de la visite du colonel Kadhafi à Rome en 2009, reçu par Silvio Berlusconi, la voiture d’Ilaria étant mise en fourrière du fait de l’organisation de cette venue, prétexte à présenter la vie romaine toujours en ébullition. La romancière rappelle l’impression faite par cette visite auprès des Italiens, une rencontre marquée par le côté orientaliste et baroque du dictateur libyen.
A partir de cette rencontre inattendue, la narratrice, va remonter à rebours dans l’histoire de son père, un passé qui n’est pas caché mais où il n’y a pas eu de transmission, d’où un questionnement sur le refoulement italien concernant le fascisme et notamment l’occupation de l’Éthiopie de 1936 à 1941. Ilaria, enseignante de profession, prend conscience de son ignorance et combien cette absence de mémoire a des effets dans la société actuelle.
Dans le roman, les faits historiques s’entremêlent à la participation individuelle du protagoniste Attilio Profeti. L’auteur en fait un personnage chanceux, presque ingénu, qui flotte au dessus des événements du XX° siècle, qui n’est jamais mis  face à des décisions nécessitant d’être tranchées (« tuer ou ne pas tuer »), l’empêchant de se connaître soi-même.
L’expérience individuelle est mise en balance avec des personnages historiques comme Rodolfo Graziani, général de Mussolini. Son procès en 1959 pour collaboration avec les nazis n’avait abouti à aucun questionnement sur ses agissements africains. Le gouvernement éthiopien, mis en place à la libération, avait souhaité l’extradition de l’ancien fasciste afin de le juger et de l’interroger, notamment sur l’utilisation d’armes chimiques pourtant interdites. Cependant, ce procès n’aura pas lieu devant le refus anglais et français de voir un européen jugé par un gouvernement africain dans un contexte international de décolonisation et de guerre froide.
A côté de ces rendez-vous historiques, la narratrice découvre les écrits racistes et fascistes de son père, datés de son expérience éthiopienne alors même qu’il vivait une histoire d’amour avec une éthiopienne. Cette liaison est pourtant illégale depuis les lois raciales de 1938 interdisant les relations entre Italiens et indigènes africains. Dans le contexte d’idéologie raciale, ces lois remettent en question ce qui a pu être qualifié de « l’union de la table et du lit » : il est autorisé d’avoir un acte sexuel avec une femme africaine vue comme un objet sexuel mais il est interdit de s’établir, de s’installer dans une véritable relation. Cette Éthiopie, laboratoire du racisme, donne à voir cette hiérarchisation qui est ingérée, digérée et parfois acceptée par les indigènes eux-mêmes.
Il est rappelé que le racisme du fascisme italien n’est pas lié à la volonté de rapprochement avec le parti nazi mais qu’il était largement préexistant avec l’utilisation de l’anthropométrie pour justifier le racisme.
Francesca Melandri revient sur un questionnement de son livre : le crise du progressisme. Ilaria se présentant comme progressiste, se prend en plein visage l’existence de cette famille africaine. Les discours verticaux de la gauche italienne (« nous devons les aider ») démontre une vision paternaliste dont prend conscience Ilaria, s’opposant à une vision horizontale (« que pouvons-nous partager ? »).
La romancière fait un retour également sur le mythe des « braves gens », forgé à la fin de la Seconde Guerre mondiale, avec une Italie ni du côté des vainqueurs ni du côté des vaincus, la résistance ayant lavé l’honneur national. Dans un contexte de guerre froide, les nouvelles autorités n’ont pas mis en place comme en Allemagne un processus de Nuremberg avec de véritables procès ou un processus de Francfort (dénazification). Il n’y a véritablement pas eu de défascisation. Le discours qui en ressort est le fait que les Italiens ont été des victimes du conflit. D’ailleurs, l’auteur pointe du doigt une littérature et une filmographie italiennes insistant sur les souffrances des soldats italiens, occultant les massacres commis en Grèce et en Yougoslavie. Les méchants désignés sont toujours les nazis, notamment dans la campagne en URSS où les œuvres présentent des soldats italiens miséreux, plus occupés à survivre qu’à tuer.
Lorsque l’on l’interroge sur l’Italie actuelle, Francesca Melandri explique la montée du populisme par un vieillissement de la population et une  société qui se rétracte en pointant le fait que survivent deux formes de racisme : un racisme social entre Italiens du Nord et Italiens du Sud ainsi qu’un racisme hérité du colonialisme et de l’esclavage.
Une lecture permettant d’aborder les questions mémorielles du point de vue des acteurs.