Conférence avec Sylvie PITTIA, historienne de l’antiquité à Paris 1, spécialiste de l’histoire romaine, Julien EBERSOLD, professeur-formateur et Christophe MARCHAND, IPR.

 

 

Il s’agit de réfléchir autour de deux axes :

– Comment peut-on envisager la « romanité » dans les programmes scolaires ?

– Donner des clés d’approches avec les élèves pour une réflexion didactique avec les élèves autour de plusieurs documents. Propositions de J Ebersdold

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I – La romanité dans les programmes scolaires : les écueils et questionnements à envisager

Sylvie PITTIA inaugure la table ronde. Son objectif : mener une réflexion, un questionnement sur les programmes scolaires autour du terme « romanité ». Elle insiste sur l’implication des sociétés savantes académiques dans la réflexion sur les programmes et sur l’implication des universitaires dans la formation initiale et continue. Elle se dit préoccupée par le « formatage des enseignants » et note le cruel déséquilibre entre les périodes dans les concours, l’Antiquité se réduisant, à l’instar du Moyen-Age, à peau de chagrin…

Elle récapitule dans un premier temps la répartition des programmes scolaires en fonction des cycles d’apprentissage.

1) Cycle 3 : la conquête de la Gaule :  colonisation ou civilisation ?

Le thème de la « romanité » émerge en CM1 (cycle 3) : « Celtes, Gaulois, Romains et Grecs ». La perspective semble claire : quels héritages nous ont laissé les mondes anciens? C’est le brassage des peuples en Gaule qui est questionné et la « colonisation romaine des Gaules ». Il faudra envisager les apports de la culture romaine en Gaule. Et de « colonisation », on passe alors à la notion de « civilisation ». C’est là que l’on se trouve confronté à un problème crucial, alors même qu’il s’agit d’un premier contact avec l’histoire ancienne pour les enfants.

1/ Il faudrait envisager la conquête des Gaules mais pas la colonisation des Gaules, expression bien malheureuse pour quiconque a quelque notion en histoire ancienne. Par ailleurs, les apports de la romanité seraient uniquement civilisationnels (villes, routes, religion chrétienne). Elle donnera l’exemple de Trogus Pompeius, historien romain d’origine gauloise, dont Justin évoque la famille romanisée dans son Abrégé des Histoires philippiques de Trogue Pompée : on voit bien que la langue latine est acquise par ces Gaulois.

2/ Autre incohérence qu’elle relève : les Gaulois ne savaient-ils donc rien faire? Elle met en lumière qu’évidemment, ce n’est pas le cas et cite plusieurs exemples : le pont de Cenabum, le passage où César explique dans ses Commentarii qu’il a dû faire réparer un pont sur l’Allier, pont gaulois détruit par Vercingétorix. De même l’oppidum, il existe déjà de grands centres urbains au moment de la conquête romaine, à l’instar de l’oppidum  du Mont Beuvray, Bibracte,  estimé à 5000 habitants à son apogée et même si, après la conquête romaine, un encouragement à l’urbanisation est notable, cette urbanisation n’est pas née des Romains.

Les Romains n’ont donc pas tout apporté aux Gaulois et une image plus pondérée permettrait une approche plus juste des élèves de CM1.

2) Les programmes de 2nde

Dans un second temps, Silvie PITTIA s’intéresse aux programmes du lycée en seconde, dont elle fait une rapide lecture naïve, sur lesquels elle s’attardera dans son intervention.

La Méditerranée : les empreintes grecques et romaines.

Il s’agit de montrer comment l’Antiquité romaine est le creuset de l’Europe, mais aussi comment Rome développe un empire territorial immense où s’opère un brassage des différents héritages culturels et religieux méditerranéens.

L’accent est clairement mis sur le Principat d’Auguste et la naissance de l’empire romain, empire (sans majuscule) au sens de imperium, territoire sur lequel Rome exerce un contrôle fiscal, militaire, qui implique un concept de pouvoir et de domination – et nous ramène encore à la notion de civilisation  – avant d’être Empire en tant que régime politique.

Elle note, avec ironie, le temps accordé aux professeurs pour traiter de cette question pourtant vaste, à savoir deux heures. Quelle entrée choisir?

– Un empire avant l’Empire… hégémonie territoriale / Principat et régime politique.

– Concernant Auguste : doit-on s’intéresser à Octavien, ou simplement à l’Auguste de -27 ; doit-on aborder la construction de la prise du pouvoir politique par Octavien ou seulement l’exercice du pouvoir par ce dernier? Là encore, en deux heures de temps, il faut choisir.

–  Le Principat sera-t-il traité en tant que régime politique ? Dans ce cas, on démarre tard dans la vie d’Octave. On pourrait réfléchir aussi sur les transitions et les césures :  la République finissante, le triumvirat, la République mourante en 14 avec un successeur désigné pour l’empereur. Là encore, en deux heures de temps, il faut choisir.

– La notion de modèle politique et culturel pose également problème :  des modèles, pour qui? Et Quand? De quelle période traitons-nous? S’adressent-ils aux successeurs ? Le Principat est-il érigé comme régime modèle ? La romanité serait-elle un modèle pour toutes les populations?

– En histoire des arts, deux études d’œuvre sont suggérées : la statue de la Prima Porta et l’autel de la Paix. Parle-t-on d’histoire de l’art ou des représentations, mises en scène du pouvoir et de la propagande, dans une thématique de guerres civiles et de retour à l’ordre?

– Le prince et sa famille :  S. Pittia souligne le risque d’une lecture téléologique. La stabilité dans la succession dynastique est à nuancer au vu par exemple des différents successeurs d’Auguste qui mourront avant lui et le recours à l’adoption comme garantie de stabilité. La stabilité ne serait-elle pas donc dans les instances républicaines?

– Le « Monde des cités » : expression également à questionner. En effet, le monde romain est constitué d’une mosaïque de territoires et peuples très divers, aux statuts différents. Ces populations ne sont pas toutes organisées en cités.

– De même, parler de la mise en place des systèmes d’échanges suppose qu’il n’y ait rien eu avant…Parle-t-on de la circulation des hommes et des biens? entre les cités? Combien d’habitants y-t-il à Rome?  en Italie?

 

La question du sens de la notion de « romanisation ».

La Romanisation est utilisée comme expression de ce dialogue de pouvoir à travers les traces archéologiques qui sont l’objet. Or, en réalité, il s’agirait plutôt des effets de la domination romaine sur les territoires et les sociétés qui en sont l’objet. Attention! romanisation ne coïncide pas avec impérialisme, qui est un discours, une politique et une stratégie de domination…

Elle rappelle avec justesse que les Romains n’ont pas de mot pour dire romanité.

Que signifie être romain?

– Être romain sous-entend des conditions juridiques (on est romain civis Romanus par naissance, par octroi de la citoyenneté). C’est un statut qui oblige et protège.

– Implique un respect des rites et de la  religion qui est civique (la notion de « pietas » le prouve).

– Soumet à un engagement ou une exonération des charges fiscales et militaires.

– Enfin, il est nécessaire de se souvenir qu’il n’y a pas d’unité linguistique, pas de communauté ethnique, ni de continuité territoriale.

Les programmes glissent vers une approche qui équivaut au «vivre à la romaine » qui regroupe une  langue administrative romaine parlée dans tout l’empire mais c’est faire peu de cas du bilinguisme avec le grec… ; l’urbanisme des cités, une architecture commune, l’onomastique des tria nomina, des emprunts d’usages vestimentaires pour les élites. C’est, pour l’universitaire, une approche civilisationniste plus qu’historienne.

 

3) La sixième

Pour finir, elle aborde rapidement le programme de 6ème qui traite d’Auguste, perçu comme le nouveau Romulus, comme refondateur de la cité. Dans quelle mesure parler de mythe ou d’histoire? Peut-on aller très loin dans ce domaine? Quel intérêt?

Autre piste : il faut s’interroger la « construction » de l’antiquité par l’antiquité : quels souvenirs choisissons-nous d’en garder? Pour qui? Pour quoi?

Aux IIIème – IVème siècles, l’image de Romulus resurgit ainsi que celle de la louve. Pourquoi? Quelle image apparaît alors? Elle prend pour exemple la louve de bronze des Musées Capitolins et l’ajout des jumeaux à l’extrême fin du IVème siècle. Il est présent dans la Galerie des Grands Hommes où son ambivalence est gommée, comme celle d’Auguste à qui il est assimilé. Les Vies parallèles de Plutarque (Auguste / Thésée) seraient une excellente mise en perspective.

Pour s’en sortir, s’interroger sur la « réception » de l’Antiquité dans l’Antiquité est aujourd’hui est indispensable. Elle donnera pour illustration la Sculpture fil de fer de Romulus et Rémus  A. Calder, 1928. Pourquoi reprendre ce mythe et ce matériau au début du XXème siècle? Autre exemple : la restauration de la statue impériale dans le Théâtre d’Orange. La question de la manipulation de l’Antiquité est à réfléchir.

En outre, il y a danger à présenter l’Antiquité comme modèle.  Pour S Pittia, nous n’avons pas à y chercher des racines de quoi que ce soit. Par exemple, la réplique du bouclier offert à Auguste (musée départemental de l’Arles antique) permet une réflexion sur les qualités de l’homme d’Etat : sont énoncées las qualités suivantes : virtus = bon général ; clementia ; justitia = bon juge ; pietas = bon prêtre. Toutes peuvent se définir, sauf la clementia. Qu’est-ce que la clementia? Dans ces nouvelles qualités que l’on prête au prince par rapport aux magistrats, la clémence a une place particulière : elle incarne le contraire du droit, de la règle universelle. Elle est l’expression de l’arbitraire. Elle est la marque d’une nouvelle forme de relations et de pouvoir. C’est la clémence du dictateur ou du monarque , la dictature de la monarchie qui sont en jeu. Il s’agit bien d’une idéologie.

Sylvie PITTIA termine sa réflexion sur la présentation des Nocturnes de l’Histoire, le 1er avril 2020, manifestation de promotion du savoir historique de qualité. Les appels à propositions pour professionnels ou associations sont ouverts (à faire avant 21/10/19 sur site de la SOPHAU).

 

Julien EBERSOLD et Christophe MARCHAND poursuivent la réflexion en abordant les axes directeurs de cette romanité dans les programmes.

 

Les programmes
1) En sixième

La romanité au collège en 6ème, permet d’atteindre des objectifs du cycle 3 (dernière année) :

– la langue : il s’agit de réfléchir à ce qu’est l’histoire : distinguer histoire / fiction / croyance ; se confronter aux sources ; comprendre la démarche.

– les récits fondateurs dans la Méditerranée antique au Ier millénaire avant JC, notamment comment le mythe de la fondation est-il mis en scène et assoient-ils le pouvoir de Rome ? Que dit le mythe sur l’identité romaine ? C’est l’identité romaine qui est à questionner. Quelle représentation les Romains se font-ils d’eux-mêmes à travers ce mythe ? Comment ont-ils utilisé l’ histoire de leur origine pour construire leur identité collective et individuelle?

– Quant à l’empire romain dans le monde antique : comment la romanisation assure-t-elle l’unité d’un vaste empire marqué par la diversité ? Quels sont les traits identitaires ? Comment la romanité se lit-elle dans le paysage urbain de l’empire ? Comment le « modèle civique » devient-il un marqueur de cette romanité ?

 

2) La seconde

En classe de seconde, il s’agira d’acquérir de grands repères. Le thème, « Méditerranée antique : empreintes grecques et romaines », implique deux points de passages obligés : le principat d’Auguste et la naissance de l’empire romain mais aussi l’étude de Constantin comme empereur d’un empire qui se christianise.

Les questions qui en émergent sont les suivantes : pourquoi l’Histoire a-t-elle retenu cela? Quels sont les éléments constitutifs de l’identité romaine? En quoi les grands traits de la civilisation romaine résultent-ils d’une interaction périphérie / Rome? Comment s’est construite la romanité pour devenir un modèle? Quelle postérité du régime politique?

 

Problématiques proposées :

– Comment le principat d’Auguste pense-t-il l’extension de la romanité de l’échelle de la cité à celle de l’empire?

– Comment Constantin adapte-t-il l’identité romaine?

Une transposition didactique est proposée par Julien Ebersold

Comment intégrer et adapter les renouvellements historiographiques opérés autour des notions de romanisation et romanité dans l’analyse de document.

Il s ‘agit d’étudier la dédicace de l’arc dit de Germanicus à Saintes (18-19 ap JC) afin d’en dégager les différents aspects de la romanisation C’est une inscription sur un arc routier – et non de triomphe- et commémoratif. Comment, avec ce texte très court, peut-on développer la réflexion et mettre en lumière les sous-entendus?

Quatre niveaux de lecture sont mis en relief :

1/  Il s’agit de rechercher toutes les formes visibles (les empreintes) de la romanisation :

– le pouvoir impérial, personnel, mis en avant et le modèle civique républicain (magistratures et cursus honorum adapté à l’empire / Empire) qui met en lumière la nature de ce régime qu’est le principat;

– la romanisation politique et institutionnelle (la dédicace : mention de citoyen, prêtre, … :  (culte impérial qui se met en place, citoyenneté et les formes qu’elle peut prendre);

– la romanisation sociale et culturelle (latinisation et tria nomina; mise en lumière d’un processus selon lequel les personnages deviennent romains au fur et à mesure);

– la romanisation urbanistique et artistique avec l’étude du monument en lui-même, modèle architectural.

Les héritages romains peuvent être identifiés. Mais l’exercice présente des limites et on ne peut en rester à ce niveau.  La romanisation apparaît comme l’expression d’une domination qui s’impose du centre sur les périphéries Néanmoins, la réception contemporaine, avec le déplacement de cet arc, n’est pas forcément juste.

La limite est visible : la romanisation n’est pas une uniformisation. Il y a abus de langage car il y diversité au sein même du modèle romain.

2/ Donc, éviter ce modèle descriptif et réfléchir aux usages et acteurs de la romanité revient à se demander pourquoi les populations ont fait le choix de se romaniser.

Le culte impérial a été promu par les élites provinciales et n’a pas été imposé par Auguste. S’il y a bien une logique descendante, ce sont les élites locales qui se sont approprié et ont intégré les mœurs romaines. Le lignage gaulois est devenu romain. La citoyenneté est perçue comme une récompense de Rome mais aussi un privilège convoitée par les élites sociales.

3/ La romanisation montre aussi le pouvoir de Rome.

La provincialisation et l’administration locale ont donc joué le rôle de relais du pouvoir. On peut parler de territorialisation du pouvoir romain et d’une intégration sociale, culturelle et politique. La romanité est donc à percevoir comme une co-production et le résultat d’interactions ; domination, imposition, diffusion. L’identité romaine se construit. La création d’une nouvelle culture romaine, une romanité, est un point d’arrivée et non de départ.

 

4/ S’interroger sur les limites de la romanisation et de la romanité qui recouvre une grande diversité :

-des formes différentes d’administration,

– des résistances et contestations : proviennent-elles d’une hostilité au modèle romain ou d’un sentiment de manque d’intégration des populations? Quelle romanisation est proposée au citoyen de base? Y a-t-il une romanisation socialement déterminée et différenciée?

 

En conclusion de cette deuxième partie didactique, le travail proposé aux élèves consiste à :

– lire et décrire : observer des signes.

– expliquer les signes : comment devient-on Romain et pourquoi?

– contextualiser et situer : se placer du point de vue du centre ou de la périphérie.

– développer un esprit critique.

Repenser l’usage des documents du manuel, approfondir le questionnement sur les documents qui n’apportent pas que des constats.

 

 

Pour conclure, une conférence, transformée par moments en table ronde,  intéressante par la présence de regards croisés d’universitaire, d’inspecteur d’académie et de formateur qui aboutissent à des questionnements pertinents et des propositions concrètes pour les enseignants. En témoigne la salle pleine où tout le public n’a pu entrer.

Il n’en demeure pas moins que Sylvie PITTIA met le doigt sur une triste réalité : la place de l’histoire ancienne dans les programmes du secondaire est limitée et la problématique du temps accordé aux enseignants ne permet pas une étude satisfaisante des périodes désignées. Comment faire des choix ? Lesquels pour espérer que les élèves en retiennent quelque chose ? Comment donner du sens à ce qu’ils apprennent ? Les élèves ne pourront avoir accès à une image juste, faute de temps, de cette romanité. Notons que ces questionnements ont visiblement trouvé écho dans l’assistance.