Table ronde – Salle Gaston d’Orléans, château royal de Blois : Carte blanche au journal Libération. 

MODERATION : Marie OTTAVI, Journaliste à Libération, INTERVENANT : Gaylord BROUHOT, Docteur en histoire de l’art moderne (peinture, mode et arts décoratifs), attaché d’enseignement à l’Université de Rennes 2.

Marie Ottavi : La mode italienne puise ses racines dans un savoir-faire ancestral. Quels sont les liens entre l’industrie du luxe, ses grandes maisons (Gucci, Prada…) et les métiers d’art italiens ? Comment les grandes marques italiennes actuelles parviennent- elles à moderniser cet héritage ?

Gaylord Brouhot : L’Italie est aujourd’hui leader mondial du luxe et symbole de la mode, où l’esthétisme est une recherche permanente avec des matériaux nobles (cuir, soie, textiles et joaillerie). 400 000 personnes y travaillent, dans des entreprises familiales, mais trop petites sur le marché mondial pour résister à l’appétit des grands du luxe français et américains, ce qui fait que peu d’entreprises restent indépendantes (Prada et D&G).

Si la mode est souvent synonyme de consommation rapide et éphémère, la culture italienne s’inscrit dans la durée et la tradition historiques. Il va s’agir pour Gaylord Brouhot, seul conférencier présent sur les trois invités, d’en montrer les racines et en quoi elles restent aujourd’hui à la pointe de l’innovation.

 

 

 

 

Qu’y a-t-il vraiment derrière le mot « patrimoine » dans l’industrie de la mode italienne ? Cette publicité Pucci souligne l’identité d’une marque avec des emblèmes de la tradition familiale, ici des tissus très colorés.

Gaylord Brouhot va s’attacher tout au long de cette conférence à montrer les permanences de l’attitude « protectionniste » des marques italiennes qu’elle puisent dans l’histoire de la Renaissance soit dès le Trecento (XIVe siècle).

Les exemples qui vont suivre décrivent un processus de développement artisanal puis entrepreneurial qui puise ses racines dans la Florence des 1er Médicis, marchands mécènes qui favorisent – à l’instar de la peinture ou de la sculpture – la création d’ateliers dans lesquels les savoirs-faire se transmettent de descendant en descendant. C’est au XIXe que ces artisans voient leur propre maison devenir entreprise et prospérer. On notera que concernant l’Italie, il s’agit au passage essentiellement de la région de Florence, ce qui aurait mérité un développement.La pérennité de la marque se fait à travers une identité ontologique forte (tissu, couleurs, motifs) associé à un groupe d’artisans qui se définit à travers des « emblèmes » (logo, recherche d’innovations par touches à partir de l’originel).  Il ne s’agit pas là d’intégration horizontale au sens économique classique du terme, mais de renforcement des savoirs-faire au service d’une marque dans lequel les artisans très qualifiés des ateliers achetés sont intégrés et associés.

Enfin, élément essentiel, la demande de la clientèle, qui ouvre la voie à la « customisation » personnelle pour les clients fortunés, voire à une déclinaison plus « jeune » avec la création chez Prada de la marque « Miu Miu » en 1971 par la fille du créateur.

Un exemple de lien entre la maison de luxe et le patrimoine italien : Stefano Ricci

L’exemple de l’entreprise Stefano Ricci est emblématique de cette démarche « protectionniste » : le père débute en 1972 avec les cravates, puis les costumes pour hommes avec ses 2 fils. Ils se diversifient avec des accessoires pour hommes, puis la mode féminine, la passementerie pour devenir une référence de luxe dans le domaine du vêtement.

Métier à soie de l’Antico Setificio

Le rachat en 2010 de l’Antico Setificio Fiorentino, l’atelier de tissage de la soie le plus ancien d’Europe, situé dans le quartier Oltrano de Florence est une acquisition qui va permettre de refaire à l’identique des tissus des XVI-XVIIe siècles des palais et musées dans le monde entier, comme au musée de l’Hermitage. Il s’agit ici d’une volonté de protection du patrimoine et non d’un enrichissement en tant que tel car ce volet d’activités ne rapporte que 1% des gains de la société mais lui donne une visibilité de prestige.

Mécènes contemporains, les Ricci s’investissent également dans la sauvegarde du patrimoine florentin (rénovation de l’éclairage du Palais Vecchio, expositions muséales), sans sortir de leurs objectifs patrimoniaux initiaux.

Cette tradition d’un engagement « protectionniste » remonte aux Médicis.

Ceux-ci avaient investi dans les ateliers de tissage dès le milieu du XVe siècle et dans tous les secteurs depuis l’élevage des mûriers jusqu’aux artisans (cuir, métal et tissus), de façon à entretenir et soutenir l’écosystème du luxe.

 

Les femmes des Médicis sont représentées avec de somptueuses tenues issues des ateliers du duché, faisant la mode dans toutes les cours européennes. Ci-contre, Eléonore de Tolède et son fils Giovanni de Médicis par Bronzino (vers 1500).

 

Une cohérence globale qui mobilise l’ensemble du secteur :

En 1951, s’ouvre à Florence le 1er salon multimarques dans le palais Pizzi.

Les firmes des années 70-80 (Versace) ont copié les codes créés par Guccio Gucci en 1921 (transmission familiale, modifications des produits par étapes en fonction des demandes des clients, sans toucher à l’identité originelle). Débutant avec le cuir comme maroquinier il travaille sur les conseils de ses clients sur d’autres matériaux (bambous, chanvre) et d’autres produits (sacs à main en 1940) avec des artisans qui suivent les codes initiaux.

Sac bambou Gucci créé en 1947

Après que le groupe français Kering a racheté Gucci, les directeurs artistiques, ont relancé la maison. L’actuel, Alessandro Michele,qui rêvait d’être costumier d’opéras fastueux et chatoyants, a véritablement su mixer les codes de la renaissance italienne et des années 60 (hippies et pop), permettant un éclectisme où tout est permis, y compris le plus éloigné (tendances porno-chic). 

Le rachat par les grands groupes, ici le français Kering, permet donc de s’émanciper des familles pour ne garder que les logos et faire évoluer les codes vers des publics plus jeunes. 

L’ « ArtLab » de Gucci, bureau de recherche de Caselina dans la banlieue de Florence, se veut le lieu de créations des nouveautés de la marque : 

La force des grands créateurs est de connaître le passé et les codes des maisons : Yves St Laurent, Karl Lagerfeld ouThierry Hermès. « Créer un meilleur avenir en s’appuyant sur le passé » (Karl Lagerfeld).

Chute de l’identité patrimoniale italienne ?

Salvatore Ferragamo chaussant Audrey Hepburn

L’exemple du chausseur Salvatore Ferragamo, parti faire fortune à Hollywood et qui finit par vendre des licences pour rester à flot mais dont les escarpins pour femmes sont toujours réputés dans le monde entier.

Les musées que les marques ouvrent contribuent à cette mythification du passé. Seul celui de Gucci fait le lien entre le passé et le présent toujours vivant.

Cette démarche protectionniste des métiers n’existe pas de façon aussi systématique en France. Prada a 20 manufactures dans le monde et 14 à Florence. Les ateliers  sont là où sont les artisans qualifiés. Si la tradition entrepreneuriale existe bien en France, elle n’a pas les mêmes attaches à des lieux et des compétences.

On peut néanmoins se demander si la différence entre la France et l’Italie ne tient pas plutôt à l’organisation politique : d’un côté des villes puissantes dominant des régions et de l’autre un Etat centralisé. De Sully à Colbert, le mercantilisme est aussi – mais à une échelle territoriale plus vaste – un protectionnisme fort qui va favoriser des productions artisanales puis industrielles de qualité à travers les manufactures travaillant pour le Roi et la Cour.

Les points communs entre la patrimonialisation italienne et celle de la France du XIXe siècle.

Thierry Hermès, d’abord bourrelier en 1837, (dia) pour l’équipement équin, apanage des classes supérieures, ancrage qui demeure aujourd’hui encore le plus rentable avec les sacs, développée dans les années 1940 avec la fameuse toile quadrillée. 

Boutique Hermès Faubourg St Honoré

Les héritiers rachètent les artisans concurrents pour fortifier avec leurs apports spécifiques une identité forte et les implantations se font près des haras et des champs de course. Comme pour les Italiens, le rachat d’ateliers de travail du cuir comme Tardoire se fait avec la conservation des 250 artisans qualifiés. Le musée du faubourg St Honoré à Paris sert de vitrine mais aussi d’inspiration pour les nouveaux créateurs de la marque.

Les toiles Louis Vuitton

Un parcours similaire pour Louis Vuitton, d’abord menuisier en 1837 et ouvrant sa boutique en 1848 pour fabriquer des malles, tout en se démarquant des autres artisans en optimisant l’empaquetage. Chargé par l’impératrice Eugénie de faire ses malles en 1854, il a pensé comme Hermès à toucher au plus près les clients en rachetant un entrepôt près de la Seine pour rapidement fournir. Les malles deviennent emblématique du style de la maison avec d’abord la toile enduite « Trianon », les rayures en 1872-76, puis le logo et la lanière de pourtour en 1896.

La joaillerie Chaumet, fondé en 1780 réalise des tiares pour les têtes couronnées avec métiers, machines et techniques manuelles et musée. Pérennité complète dans un marché haut de gamme et de niche, tout en préservant un patrimoine.

Mais de quel héritage florentin peut-on parler dans la mode française ?

C’est Catherine de Médicis qui va transformer la mode rugueuse et austère de la cour. Toute l’Europe couronnée s’adresse à Florence ; les Italiens arrivent en France avec François Ier à Fontainebleau. 1515 : le fils de la duchesse de Mantoue Isabelle d’Este, reine de la mode, vient à Fontainebleau pour amener des modèles avec des poupées habillées avec les vêtements. Son fils Henri sera marié à Catherine. Quand elle arrive le 28 octobre 1533 à Marseille, elle est accompagnée de courtisans, serviteurs, et entre autres de brodeurs, tailleurs, coiffeurs, parfumeurs. Elle apporte aussi avec elle des articles de mode inédits : éventail plié décoratif, mouchoir brodé sur ses bords, corsets, dessous luxueux, gants parfumés, chopines. Elle popularise l’usage du maquillage et du parfum ainsi que la teinture capillaire et les postiches. Cette mode à l’italienne, elle en a fait la promotion lors des grandes festivités de la cour, au château de Fontainebleau notamment, puis dans toute la France lors de son Grand Tour itinérant avec ses enfants à partir de 1564 et pendant près de 2 ans et demi.

L’importance du port de Livourne sur la côte ouest de la Toscane 

Les Médicis financèrent la construction d’un réseau de transport des marchandises afin d’intensifier les échanges et de rendre la Toscane plus attractive pour les négociants internationaux. Dès les années 1540, Cosimo fit débuter des aménagements de grande envergure pour établir à Livourne un port capable de rivaliser avec les grands ports méditerranéens ; après plus de vingt ans de travaux, la cité disposa de docks, d’une chambre du commerce, d’un arsenal et du canale dei Navicelli qui, reliant Livourne à Pise et à l’Arno, offrit une voie navigable directe avec le centre industriel et un débouché maritime essentiel au trafic d’hommes et de marchandises. Le statut de port franc allouait des privilèges fiscaux aux marchands toscans et étrangers, permettait la libre circulation des hommes et des biens dans le grand-duché et, ce fut un facteur très attractif, autorisait la liberté de culte pour la population juive et les assurait d’être protégés vis-à-vis de l’Inquisition. Les fourrures étaient importées de Russie depuis le douzième siècle ; au quinzième siècle, Moscou occupait le  premier rang des villes qui commerçaient les diverses peaux et, en Italie, les premières places commerciales étaient  Gênes et Venise ; la création du port franc de Livourne permit de positionner la Toscane au premier rang de ce marché.  

Marie de Médicis va implanter les ateliers du Louvre dans les étages inférieurs du Palais. Lorsqu’elle s’installa en France suite à son mariage avec Henri IV en 1600, Marie consolida la stratégie développée par sa tante Christine de Lorraine au cours de la décennie précédente afin de façonner sa persona royale. Elle aida à renforcer le réseau commercial avec Florence et à mettre en lumière les articles de luxe sortis des ateliers florentins, des tissus et des accessoires aux peintures commandées spécialement pour décorer les palais de la couronne de France. Avec des actions ciblées qui manifestent son désir de reproduire la politique culturelle des grands-ducs Médicis. Elle encouragea Henri IV à installer dans le Palais du Louvre un espace de création du luxe regroupant des artisans d’excellence. Les vingt-sept ateliers de ces Galeries du Louvre établis de 1602 à 1608 furent organisés sur le modèle de la Galleria dei Lavori, un des plus importants centres des arts du feu d’Europe (parure et décoration) que le père puis l’oncle de Marie avaient fondée et étoffée dans l’aile occidentale du Palazzo degli Uffizi. On y trouvait des artisans italiens, flamands, allemands, espagnols, recrutés depuis plusieurs années par des diplomates envoyés dans toute l’Europe ; ils étaient chargés de créer toutes les parures de bijoux de la famille et les objets décoratifs pour leurs palais, ainsi que les cadeaux prévus pour soutenir la diplomatie d’état.

Quelle mondialisation pour l’industrie du luxe italien ?

Gucci marche très bien en terme de chiffre d’affaires, mais avec peu de bénéfices, les coûts de main d’oeuvre étant élevés et les rachats par les géants du secteur la norme.

Les marques italiennes, indépendantes ou non, bénéficient néanmoins d’une notoriété mondiale et de classements flatteurs  : Ricci a été qualifiée par le New-York Times comme l’entreprise de vêtements de luxe la plus appréciée par les grands dirigeants de la planète…

La mise en scène actuelle des boutiques est à l’instar de la muséographie : le lieu d’exposition est tout aussi important que le produit lui-même, témoin luxueux d’une marque aux codes immédiatement reconnaissables mais capable de constamment se réinventer.

Isabelle Chimiak, Jean-Michel Crosnier, Cathy Letouzey pour les Clionautes.

Marie Ottavi co-dirige le service société de Libération. Elle écrit  sur la mode pour Libération et est l’auteure du livre « Jacques de Bascher, dandy de l’ombre » aux éditions Séguier. Jacques de Bascher était le compagnon de Karl Lagerfeld, il fut également l’amant de Saint Laurent. Le livre est une plongée dans le Paris des années 70, 80, le monde la mode et la communauté homosexuelle.