Participants :
Christophe Lavialle : Modérateur, Inspecteur général de l’Éducation nationale, groupe sciences économiques et sociales
Jacques Le Cacheux : Professeur des Universités en science économique à l’Université de Pau et des Pays de l’Adour (UPPA)
Marc Lazar : Professeur des Universités en Histoire et sociologie politique, directeur du Centre d’Histoire de Sciences Po
Clothilde Champeyrache : Maître de conférences HDR à l’Université Paris 8 Vincennes-Saint Denis, département d’économie

 

Le populisme, les populismes, ce terme érigé en drapeau rouge pour certains, en étendard pour d’autres, a connu une telle évolution depuis son apparition au XIX°siècle en Russie, aux États Unis puis en France avec l’expérience Boulanger, que les intervenants n’étaient pas trop de 3 pour cette table ronde sur le thème Comprendre le populisme à l’italienne : l’apport des sciences humaines, économiques et sociales. Pendant 1h30, ces derniers se sont répondus et ont échangé sur les problématiques propres à l’Italie actuelle. Si deux interprétations divergentes se font face, certains considérant qu’il s’agit d’une idéologie montante face au déclin des idéologies du XX° siècle, Marc Lazar défend l’idée que le populisme serait un « style » empruntant les ingrédients suivants : « il n’y a pas de problème compliqué, que des réponses simples », la définition d’ennemis au lieu d’adversaires politiques, la volonté d’incarner le peuple au point de dénigrer la démocratie représentative, la délimitation de deux catégories opposées entre un peuple homogène et des élites corrompues.
De ces constats découle la multiplicité des populismes actuels : de droite, de gauche, régionaliste… Ainsi, Marc Lazar a mis au point le néologisme de « peuplecratie » qui serait le règne de la démocratie immédiate sans médiation, un temps marqué par la théorie de l’urgence et où la souveraineté du peuple, devenue sans limite, permettrait de bousculer les institutions. Le populisme du XXI°siècle se définirait donc par de grandes différences avec ses lointains cousins des années 30 car les populistes d’aujourd’hui se déclarent comme des démocrates extrêmes qui, contrairement aux partis traditionnels, n’auraient « pas peur du peuple », l’horizon d’un régime totalitaire s’éloignant face à l’utilisation sans limite des outils numériques.
Dans les débats actuels, les populistes imposent leurs thématiques (le rejet de l’immigration et de l’Union européenne), leur temporalité et surtout l’idée d’urgence sur toutes les questions, aidées en cela par l’explosion des réseaux sociaux et la demande toujours croissante des chaînes d’information en continu. Face à l’assaut des populismes, les partis traditionnels sont devant un dilemme : Faut-il imiter leur style en jouant la carte de l’anti-système ? Ou refuser de s’aligner sur cette stratégie comme Angela Merkel en Allemagne ou Romano Prodi en Italie ?

Le populisme de la Ligue s’inscrit dans cette continuité malgré l’originalité de son mode de gouvernement pendant 14 mois avec le mouvement 5 Étoiles de Luigi Di Maio, jusqu’en août dernier. Si le mouvement 5 Étoiles n’a pas de siège physique et n’a de visibilité que grâce aux réseaux sociaux, la Ligue de Matteo Salvini est le fruit d’une longue histoire que rappelle Clothilde Champeyrache. La Ligue du Nord se construit sur une base ethno-nationaliste mettant en avant une relecture de l’histoire régionaliste, un discours dérivant ensuite vers une vision fédéraliste, plus inclusive vis à vis de l’Union européenne, tout en arguant d’un ras le bol fiscal. Cependant, la rhétorique anti-migrants de la Ligue du Nord convainc aussi des électeurs du Sud de l’Italie poussant Matteo Salvini à se tourner vers cette base électorale, au prix d’excuses portées envers ces électeurs largement rabroués jusque là par le parti. C’est à ce moment que s’amorce le tournant anti-européen de la Ligue du Nord (qui change d’ailleurs de nom pour s’intituler seulement la « Ligue ») lui permettant de s’allier avec le mouvement 5 Étoiles sur une ligne de rejet de l’Union européenne alors que leurs désaccords sur la politique économique à mener sont profonds.
La montée en puissance de la Ligue est aussi la conséquence du tournant de 1992, tournant à plus d’un titre. Si les Italiens n’ont jamais été dupes du manque de probité de certains dirigeants politiques, la révélation de scandales de corruption fait suite à une remise en cause du pacte national sur la politique économique italienne fondée sur une importante redistribution des richesses. C’est l’écroulement de la démocratie chrétienne et du parti communiste. 1992 correspond également à la volonté des gouvernements de se rapprocher de l’Union européenne avec la signature du traité de Maastricht, mais la marche vers la monnaie unique s’accompagnait de la fin des possibles dévaluations. Pour certains, 1992 marque le début d’un ressentiment envers l’Union européenne laissant un boulevard aux populistes.
Pour Marc Lazar, la question migratoire est également au cœur des enjeux populistes. L’Italie, pays d’émigration jusqu’au « choc migratoire » de 1974/1975, se retrouve à partir de ce moment pays d’immigration, avec comme 1ère communauté étrangère, la communauté roumaine, faisant de la religion orthodoxe la deuxième religion pratiquée en Italie. La crise migratoire entre 2014 et 2017, avec 160 000 arrivées par an depuis la Méditerranée, conduit à un sentiment d’abandon vis à vis de l’Union européenne et à une détestation de la France pour 38 % des Italiens.
Clothilde Champeyrache, spécialiste de l’influence de la mafia italienne, souligne l’évolution du discours de la Ligue du Nord envers ces organisations. La Ligue du Nord, offensive à dénoncer les comportements mafieux dans un Sud italien qualifié de pourri, se retrouve face à ses propres contradictions en 1995 lorsque cette année là, une commune du Nord est dissoute pour infiltration mafieuse. La mafia ne peut plus être associée à un problème Sud italien. Depuis, Matteo Salvini est plus discret sur ce sujet, d’autant plus les récents scandales touchant certains de ses collaborateurs en lien avec la mafia calabraise. Assez étrangement, la politique anti-mafieuse de l’Italie peut également entrer en conflit avec la législation européenne, que ce soit au sujet de l’incarcération de ces criminels ou des contrats de sous-traitants sur le projet Lyon-Turin.
Selon Jacques Le Cacheux, les perspectives ne sont pas réjouissantes puisque l’absence de croissance économique conjuguée à la pression fiscale toujours accrue, ne font pas baisser le ressentiment envers l’Union européenne. Le coup de force de Matteo Salvini l’été dernier, provoquant de nouvelles élections, a été l’occasion pour le mouvement 5 Étoiles de s’allier au parti démocrate de centre-droit, alliance a priori contre-nature face au discours anti-système de Luigi Di Maio. Le choix du mouvement de vouloir empêcher à tout prix la victoire aux législatives du parti de Matteo Salivini s’explique par la bataille de l’élection du futur président de la République, qui se tiendra en 2022, puisque le président est élu par les parlementaires. Cependant, la décision du mouvement 5 Étoiles repose sur le pari que Matteo Salivini s’épuiserait dans l’opposition. Or, certains imaginent le scenario inverse avec une régénération de la Ligue mise à l’écart du débat parlementaire.
Les premières questions font émerger une comparaison entre Silvio Berlusconi et Matteo Salvini. Pour Marc Lazar, il existe une vraie filiation entre les deux hommes, notamment avec la personnalisation, la médiatisation, le dénigrement des adversaires et la simplification des arguments. Cependant, les deux hommes divergent dans leur vision différente du peuple, entre l’électeur consommateur de Silvio Berlusconi et un discours ethno-culturel pour Salvini, discours l’amenant à un conflit avec le pape François.
Pour Marc Lazar, les observateurs pensaient que l’arrivée au pouvoir de certains populistes en Europe provoqueraient leur chute comme en Autriche, car ils seraient mis face à leurs contradictions mais l’exemple hongrois démontre que ces partis peuvent gagner en audience après leur accession aux responsabilités.
Est ensuite posée la question de l’évolution économique de la base politique de la Ligue, le Nord de l’Italie. Les membres de la table ronde s’accordent sur un déclin industriel dû au vieillissement des entrepreneurs et à la pression fiscale, ils présentent des points de vue différents sur l’avenir. Pour Jacques Le Cacheux, on assiste à une disparition du petit entrepreneuriat du Nord alors que Marc Lazar fait un distinguo entre les entreprises confrontées à la concurrence chinoise et indienne et celles ayant fait le choix de monter en gamme et qui connaissent une nouvelle vitalité et une modification dans le portrait type du chef d’entreprise. Clothilde Champeyrache souligne elle que la grande entreprise et le domaine de la finance du Nord-Ouest ont été épargnés face à ce déclassement.
Reste la dernière question de l’auditoire : Quel est le but du populisme ? Question à laquelle Marc Lazar répond de la manière suivante : excepté la volonté de modifier le système démocratique, les motivations sont nébuleuses. Et de conclure que le seul moyen de le découvrir serait de les laisser au pouvoir pour les observer, mais est-ce souhaitable ?