L’Atelier pédagogique Conférence « recherche et enseignement »

Par sa dimension monumentale, par sa durée, par les moyens mobilisés, la construction d’une cathédrale semble sans commune mesure avec la plupart des activités menées entre le XII° et le XV° siècle. Et c’est comme des exceptions que, très tôt, les chantiers cathédraux ont été envisagés et valorisés ; leur étude se développant de manière presque autonome par rapport à celle des métiers médiévaux. Dans un monde considéré comme « dominé par l’artisanat », l’accent a été mis sur l’or des cathédrales, la figure de l’architecte, la loge des tailleurs de pierre, l’imposante main d’œuvre salariée ou le recours aux machines.

L’atelier domestique et le chantier cathédral sont pourtant fruits d’une même société. Ils s’enracinent dans une même population, un même environnement, une culture commune. Les sources témoignent d’échanges qui brisent l’isolement historiographique du chantier monumental et réduisent les différences à une question d’échelle. La cathédrale peut alors devenir un point d’observation privilégié des techniques et des pratiques professionnelles.

Sa démesure peut, en retour, être reconsidérée à l’aune d’une approche technique, sociale et économique renouvelée, qui ancre le chantier cathédral dans les pratiques de son temps. Cette intervention se propose d’explorer ce thème sous l’angle des idées reçues, de la construction historiographique et des apports récents de la recherche, réinterrogeant la nécessité de défrichements intensifs pour édifier les charpentes de ces églises ou l’élan spirituel engageant toutes les strates de la population à participer à ces chantiers.

Intervenants : Philippe Bernardi, directeur de recherche CNRS (LaMOP), Françoise Beauger-Cornu, professeur formateur, académie d’Orléans-Tours, Florence Chaix IA-IPR, Académie d’Orléans-Tours

Il s’agit d’une conférence organisée dans le cadre du parcours « recherche et enseignement », axée sur les apports de la recherche et leur transposition pédagogique. S’inscrivant parfaitement dans le thème des RVH 2021, « le travail », elle est conçue comme une grande leçon d’oral d’agrégation, avec partie scientifique, mise en relation avec les programmes puis proposition pédagogique en classe de 5e.

Apport scientifique : Philippe Bernardi

La partie scientifique, assurée par Philippe Bernardi, s’attache à déconstruire les préjugés sur le chantier cathédral, à la fois en le replaçant dans la réalité plus large des constructions au Moyen Age, ainsi qu’analysées dans son livre Bâtir au Moyen Age aux éditions du CNRS, mais aussi en répondant aux interrogations soulevées par le nouveau chantier du siècle, celui de la reconstruction de Notre Dame. Il déconstruit les idées reçues sur les cathédrales en huit thèmes permettant de renouveler nos regards sur ces chantiers médiévaux.

L’expression « chantier cathédral » est marqué par une époque, le gothique : il fait penser à Beauvais, Paris, Reims, Tours, Chartres…Mais une cathédrale est d’abord et avant tout le siège de l’évêque. Toutes les cathédrales ne sont pas gothiques, et il a bien fallu un chantier pour les construire. Mais le mot « chantier cathédral » n’apparaît qu’en 1140, au moment du mouvement de reconstruction de l’ensemble des cathédrales dans l’« Europe des cathédrales » (Duby) entre 1140 et 1280.

C’est un mot qui s’adresse directement à nos imaginaires, car la cathédrale est un objet non seulement historique mais aussi littéraire toujours actuel et facilement vulgarisable : sans parler de Hugo repris par Disney, les 40 dernières années ont vu la parution des Piliers de la terre de Ken Follett, de  La cathédrale de la mer, de Ildefonso Falcones de Sierra, des Bâtisseurs de cathédrale,de Jean Gimpel, de multiples numéros de revues tant spécialisées que pour enfants….

Les sources elles-mêmes relèvent des textes et des livres de comptes (quelques uns datent de la fin du XIIIe), mais en ce qui concerne l’iconographie, elle est souvent largement postérieure avec des images, enluminures des XIVe et XVe siècles principalement.

Des idées reçues

Cette renommée s’accompagne de nombres d’idées reçues. Par exemple, cathédrale est aussi synonyme de monumental, avec des dimensions disproportionnées dont l’effet est qualifié par Zweig de « lourd et massif » , la cathédrale étant«  pareille à un étranger ».

Marc Bloch  confirme que « ces vastes entreprises entraînent de bonne heure un vaste salariat différent de l’artisanat classique ». Il pense alors aux engins de chantiers, poulis, grues, roues de levage et autres moyens techniques. Mais il ne faut pas oublier que cette impression est liée au renouvellement de la place des cathédrales au XIXe, qui dégage les parvis et détruit les ensembles autour : la cathédrale apparaît alors, énorme, isolée, extraordinaire, alors qu’elle a été conçue avec un cloitre, un palais épiscopal, un hôtel dieu …Le caractère protéiforme du groupe cathédrale a été oublié.

Les travaux de construction des cathédrales durent des décennies

Autre idée reçue concernant les conditions de la construction des cathédrales : les travaux durent des décennies

Bien entendu, sans parler de la cathédrale de Cologne achevée en 1980 ou de la cathédrale de Narbonne commencée en 1264 et encore inachevée, on peut comparer la construction de la cathédrale d’Albi, 1280-1480 avec celle de l’Empire State Building, 430 jours de travaux en 1930-31. Mais il faut relativiser : à Chartres , au moment de l’incendie de 1221, la cathédrale commencée en 1194 était achevée: en 1240 les vitraux sont en place. Le Palais des Papes a été construit en 25 ans. Le chantier s’inscrit dans un temps long, mais aussi dans des constructions antérieures.

Il ne part pas de rien, et le chantier est divisé en phases cohérentes qui permettent de s’arrêter en fonction des besoins et des financements. On commence par le chœur et on détruit progressivement,, en fonction de l’avancement des travaux. On garde par exemple la nef romane tant qu’on a pas l’argent  pour en construire une nouvelle. Ainsi la cathédrale au Mans présente un choeur gothique et une nef romane.

AElne  le projet de nouveau choeur  est abandonné: les traces de début de construction sont visibles, mais comme le manque d’argent provoque l’arrêt des travaux, on conserve la vieille cathédrale romane, qui n’avait pas été détruite en amont et devait l’être a posteriori : de cette manière, on a toujours une cathédrale.

La construction des cathédrales est financée par des dons royaux, legs, et le chapitre de la cathédrale

Il est couramment admis que le financement des cathédrales est un financement religieux, spirituel et laic. Mais c’est en fait une institution, l’ « obra », distincte du chapitre qui prend en charge la collecte, les dépenses et l’entretien de la cathédrale. Les sources d’origines sont multiples : l’évêque, le chapitre et des ressources propres dès le XIIe. A partir du courant XIIIe, on cherche à attribuer des revenus à la cathédrale de manière permanente (pour l’entretien). Par exemple à Majorque les livres de compte montrent entre autres pour les revenus :

  • des collectes dans différentes paroisses
  • une quête spéciale carême
  • des legs testamentaires
  • des concessions de sépultures
  • des amendes, peines, absolution
  • des recettes en espèces
  • la vente d’objets
  • la rémunération des travaux faits par les maîtres et serviteurs en dehors de la cathédrale…

On remarque la faiblesse des financements royaux, alors même que le Gothique est originaire d’Ile de France (opus francorum). L’Objectif des cathédrales est clairement de célébrer la puissance de l’Église, des prélats. Elles sont lancées par les évêques.

La théorie d’œuvres portées par le peuple issue du renouveau spirituel prend naissance après la révolution. C’est aussi une vision romantique (cf Hugo, ou Viollet le duc  qui dit que la cathédrale est une: « protestation éclatante contre la féodalité » et qu’un « sentiment instinctif pousse les peuples vers un but….tient du prodige…le jour où la société française a prêté ses bras et donné ses trésors pour les élever, elle a voulu se constituer et elle s’est constituée »

De cette vision découle l’idée que c’est le peuple qui construit les cathédrales. La construction implique différentes définitions :qui construit ? Le donneur d’ordre, le financier, le concepteur, l’ouvrier ?

A Chartres en 1145  « on vit les fidèles s’atteler à des chariots remplis de pierre, de bois, de grain… »écrit un chroniqueur en 1184 à Saint Michel : les dons et le travail de bénévoles semblent massif. On trouve également la trace de Renaud de Montauban, qui veut racheter ses péchés à Cologne, voit le chantier et y reste pour y travailler bénévolement (veut participer) au milieu du XIIIe. Il existe une distinction entre le travail qualifié (poser les pierres d’aplomb) et le travail bénévole (charrier les pierres). Sur une image du XIIIe Italie à Modène , on trouve la même distinction : hommes de l’art, chef de chantier avec bâton de commandement et porteurs de pierres sont identifiables. Mais en l’occurrence, Renaud de Montauban est en concurrence avec des manœuvres qui ont besoin de salaires, et finissent par le tuer.

Le coût des cathédrales est si important qu’il ne permet pas le développement de la ville

Cette analyse est portée par l’école des Annales en 1952, lorsque Lopez  pense que le chantier cathédral détourne des capitaux de l’industrie et du commerce. Il fait alors la comparaison avec les villes américaines: petites cathédrale/ grande ville (USA) grande cathédrale/ petite ville (Beauvais). Il parle même de pétrification des dynamiques urbaines. L’inachèvement de certaines cathédrales serait un signe du coût particulièrement élevé de celles-ci.

Pourtant, le chantier se fait par phases, sur un temps long. Du coup, on ignore le coup global des cathédrales. De plus, on a déjà noté l’autonomie des chantiers en matière financière. L’Abandon des chantiers relèvent du choix des évêques, et dans les cas de Narbonne et Albi, c’est pour rediriger l’argent sur la construction de palais.

L’importance des coûts de main d’œuvre a également été pointé, mais d’après un chercheur néerlandais, la construction comprend entre 20 et 100 salaires annuels cumulés ce qui est relativement peu, surtout comparé aux 3400 ouvriers pour l’Empire State Building. Les effectifs pour le Palais des Papes à Avignon on compte 10 manœuvres par mois, mais qui peuvent n’intervenir que quelques jours.

Le chantier cathédral dynamise la construction localement. En effet, pour ses besoins, le chantier stimule la production de matériaux (bois, carrières, forgerons, chaux…) et revend, redistribue les surplus. De plus, le chantier cathédral permet l’introduction de techniques nouvelles dans la ville.

Le dessin d’architecte est le plan exact du futur édifice

Par exemple les archives conservent un plan de Tortosa : c’est un dessin rare datant d’avant le XIIIe siècle. Ces plans se développent à partir de la France, et au XVe on y lit des cotations, ainsi qu’une multiplication de dessins de détails.

Mais ces plans ont plusieurs fonctions :

  • e dessin de la cathédrale de Laon par Villard de Honnecourt ils sont sources d’inspiration : par exemple le dessin de la cathédrale de Laon par Villard de Honnecourt ne correspond pas à la réalité. A Troyes le livre de compte montre le paiement d’un voyage d’étude « avec portrait » des tours d’autres cathédrales. On a retrouvé les dessins du Dôme de Milan à Bologne.
  • il peut s’agir de représentation pour montrer au commanditaire ce qui va être réalisé : certains dessins font 3-4 m de haut : il faut donner à voir et convaincre.
  • Certains sont des dessins d’exécution , en particulier pour des éléments de décors : les rosaces montrent par ailleurs le travail géométrique.
  • On a retrouvé des maquettes par exemple sur des pierres tombales.
  • Les dessins les plus rares sont les dessins directement utilisés par les constructeurs sont les dessins d’épure : sur un mur, sur le sol, des dessins sont incisés pour préparer les gabarits.
  • enfin, de nombreux plans sont en réalité rédigés et prennent la forme d’écrits

 

 Un chantier cathédral, c’est un seul chantier

Or il a été montré qu’il s’agit en fait de plusieurs constructions : la cathédrale n’est pas isolée. De plus, il existe différents points de travail : la carrière, la forêt, le coin des tailleurs de pierre, qui se situent en différents endroits. Ces lieux permettent d’imbriquer la cathédrale dans la ville et hors la ville.

Une main d’œuvre considérable était nécessaire

Plus que le nombre, c’est la diversité des fonctions qui frappent sur les chantiers. Les Spécialistes de différents métiers et un monde ouvert où les circulations sont nombreuses. Par exemple en 1416 à Gérone, 12 architectes sont convoqués pour décider si l’on fera 1 ou 2 nefs. En 1287, le maître d’œuvre d’Upsala en Suède vient chercher des ouvriers à Paris. Le chantier cathédral se comprend à l’échelle européenne.

La structure des Corporations se développe plutôt après la période des cathédrales ( après 1459). Avant, les métiers ne sont pas réunis en association de partout. Les loges représentent le lieu de travail.

Au Moyen Age, les femmes ne participent pas au chantier cathédral

Berthe femme de Girart de Roussillon est la commanditaire de la Madeleine de Vezelay.

Christine de Pisan dans la « cité des dames » certes métaphorique, présente des femmes participant au financement. Dans les livres de compte, on trouve la trace de Doucette qui loue des outils à Avignon ( il s’agit d’une veuve qui reprend l’atelier de son mari), de porteuses d’eau pour le mortier au Palais des Papes. Et les femmes sont employées quand les hommes manquent, même pour du travail de force.

En réponse aux questions, Philippe Bernardi ajoute quelques précisions :

Les entrepreneurs cherchent à gagner un maximum d’argent sur les chantiers, ce qui nécessite une surveillance importante des finances. On connaît un exemple de tricherie, celle de Jean de Louvres, qui obtient des trop perçus du Pape, mais celui-ci passe l’éponge.

Les langues utilisées sur les chantiers à l’écrit sont en surtout en Latin jusqu’en 1539. Quelques textes en occitan existent (comptabilité), même sur le chantier des Bernardins de Paris, car l’équipe d’ouvriers vient d’Occitanie, mais aussi en Picard. Les termes techniques en particulier sont en langue vernaculaire latinisés.

Les églises sont orientées, mais la construction se fait en fonction des contingences : En ville il n’est pas toujours possible, en fonction des bâtis environnants, d’orienter la nouvelle construction.

Quelle place dans l’enseignement pour les cathédrales ?

Dans le programme de 5e concerne la période du Moyen Age, le terme cathédrale n’apparaît pas. Dans les manuels en revanche, tous consacrent une double page sur les cathédrales et l’art gothique (qui est en parallèle d’une double page sur l’art roman).

Ce traitement de la cathédrale est une tradition depuis 1921.

Cependant, dans le cadre du thème Société, Eglise et pouvoir politique dans l’occident féodal XIe-XV e, la cathédrale et son chantier pourrait faire une étude complète .

De plus, la cathédrale et son chantier peuvent faire l’objet de parcour éducatif : artistique et culturel bien entendu, mais aussi Avenir en axant le parcours sur les métiers de la construction, de la restauration, des métiers d’art ou du tourisme. Le Dispositif une école un chantier peut y aider.

Enfin, une étude pluridisciplinaire entre mathématiques (mesurer les hauteurs, géométrie), sciences-physique (les différentes poussées), les SVT  (géologie, matériaux) et technologie pourraient être très enrichissante pour les élèves.

Proposition de séance

Au niveau disciplinaire, le chantier cathédral pourrait être intégré à l’étude du renouveau des villes, dans un aspect dynamique. La séquence s’articulerait autour de 3 séances :

  1. étude de la fresque du bon et du mauvais gouvernement , en particulier du pan montrant un chantier dans la ville
  2. développement des villes au Moyen Age : comment coopèrent les différents métiers ?

On pourrait proposer des « Stations d’apprentissage » à réaliser en groupe, en commençant par une mise en situation autour d’une image médiévale : les élèves doivent dire de quoi il s’agit, où cette image a été réalisé, comment, quand, et quels acteurs elle montre.

Les élèves seraient divisé en 4 élèves / groupes pour 4 stations obligatoires :

  1. œuvres d’art (avec plusieurs images légendées)
  2. chiffres : dates de construction, dimensions
  3. outils et matériau : idéalement, en avoir de vrai à montrer
  4. bibliothèques : petits journaux type Archéo sur le thème des cathédrales
  5. cartes et plans : montrer la cathédrale à différentes échelles : carte des cathédrales en Europe/ place de la cathédrale dans la ville/ plan de la cathédrale.

Chaque station propose environ 3 documents.

Il est possible de rajouter une station facultative sur des ressources numériques pour zoomer sur des œuvres d’art/ des définitions cathédrale, gothique…

Chaque groupe doit ensuite remplir un document de collecte : De quel bâtiment  s’agit-il ? quelle est sa fonction ? ses dimensions ? Qui décide, finance, bâtit ? Avec quels matériaux, techniques ? Quand et où ? –  Pour aboutir à la question : Quelles transformations dans les villes ? Ce qui permet d’annoncer la séance suivante :  Des villes qui s’affirment.