Carte blanche aux éditions Perrin

L’engouement pour l’histoire militaire ne faiblit pas. De la guerre de Troie aux guerres les plus récentes, les conflits ont toujours su évoluer avec leur temps. Portés par de puissants stratèges et de nouvelles inventions, ils fascinent et restent encore aujourd’hui l’un des domaines de prédilection des Français. Ces dernières années, l’histoire militaire est en plein renouveau, elle se réinvente. Ensemble, Jean Lopez, Valérie Toureille, et Claire Miot nous décryptent cette nouvelle histoire. 

Table ronde, carte blanche aux éditions Perrin. Modération Christophe DICKÈS, docteur en histoire. Intervenants : Jean LOPEZ, directeur de la rédaction du magazine Guerres et Histoire, Claire MIOT, Maître de conférences à Sciences-po Aix, auparavant historienne au Service historique de la Défense, Valérie TOUREILLE, professeure à Cergy-Paris Université.

Les intervenants, leurs recherches et leurs publications

Rédacteur en chef d’une revue de référence, Guerres et Histoire, Jean Lopez s’est également imposé comme historien de la Seconde Guerre mondiale en signant des ouvrages majeurs, dont la Cliothèque à rendu compte, Barbarossa : 1941 – La guerre absolue, en collaboration avec Lasha Otkhmezuri (Passés Composés, 2019, 960 p.) ;  La Wehrmacht – La fin d’un mythe (Perrin, 2019, 560 pages)  Il prépare actuellement un ouvrage à paraître chez Perrin sur la guerre à l’époque antique. Christophe Dickès présente le N° 1 d’un « mook » coédité par Perrin et Guerres et histoire, De la guerre, sur le thème « Hitler a-t-il eu une chance de l’emporter ? »

Claire Miot a soutenu en 2016 une thèse de doctorat intitulée : « Sortir l’armée des ombres. Soldats de l’Empire, combattants de la Libération, armée de la Nation ? La première armée française, du débarquement en Provence à la capitulation allemande (1944-1945) ». Chargée de recherches, d’études et d’enseignement au Service historique de la Défense depuis septembre 2017, et chercheuse associée à l’Institut des sciences sociales du politique (pôle Cachan), elle poursuit ses recherches sur l’armée française après 1945 à partir des territoires, impériaux ou européens, où elle est engagée. Sa thèse vient de paraître aux éditions Perrin sous le titre : La Première Armée française. De la Provence à l’Allemagne, 1944-1945.

Valérie Toureille est une historienne médiéviste dont la thèse avait pour titre : Voleurs et brigands au nord du royaume de France à la fin du Moyen Age (1450-1550). Ses  travaux portent sur le phénomène des violences dans le contexte des sorties de guerre et de la désocialisation des combattants, en particulier de la guerre de Cent Ans. A travers l’exemple du chef de guerre Robert de Sarrebrück, elle a cherché à expliquer l’économie d’une entreprise militaire dans la première moitié du XVe siècle en Lorraine. Elle a publié en 2014 aux PUR, Robert de Sarrebrück ou l’honneur d’un Ecorcheur. En 2015, elle a publée une histoire de la bataille d’Azincourt sur les lendemains de la bataille et l’éveil du sentiment patriotique. Elle a dirigé l’exposition « Troyes-1420 » comme commissaire scientifique autour de la commémoration du traité de Troyes, et participé à l’édition du catalogue Un roi pour deux couronnes. Troyes 1420, (Snoeck, Bruxelles, 2020). Elle vient de publier chez Perin une grande biographie de Jeanne d’Arc dans une approche historique renouvelée.

Historiographie de l’histoire militaire

Jean Lopez. Le fait militaire occupe depuis 30 ou 40 ans le devant de la scène, même si il reste « une niche ». Je suis un passeur entre les recherches universitaires et le grand public friand d’histoire militaire. Il existe trois types d’histoire militaire : l’une est populaire, l’autre est celle qui est faite par les militaires pour les militaires, et la troisième est une histoire universitaire savante, académique. Longtemps la plus en retard, elle retrouve aujourd’hui droit de cité.

Valérie Toureille. Je m’intéresse à l’histoire de la guerre, plus qu’à l’histoire militaire. J’y suis venue par l’histoire de la violence, qui touche aussi les civils. On a ainsi une approche plus globale, en saisissant la société dans un moment paroxystique, par le concept de brutalisation. La guerre de cent ans a touché les domaines politique, économique et culturel.

Claire Miot. L’expression d’histoire militaire a été discréditée en histoire contemporaine, davantage qu’en histoire moderne. Je préfère parler d’histoire de la guerre. L’Ecole des Annales , longtemps dominante, avait un rapport ambigüe avec cette histoire, car centrée sur les individus, les chefs, les états-majors. L’histoire de la guerre permet un regard englobant, incluant les civils.

Valérie Toureille. Ce discrédit existe toujours ; il est évident en France, davantage que chez les Anglo-saxons, avec les War studies. Pour preuve, les oppositions qui sont apparues quand il s’est agi de mettre « la guerre de cent ans » au programme de l’agrégation. J’ai consacré un livre à Azincourt, et ce n’est pas l’histoire d’une bataille. C’est des Anglo-Saxons qu’est venu le renouvellement de l’histoire militaire avec Anatomie de la bataille de John Keegan (1976).

Jean Lopez. Ce discrédit n’a pas empêché le grand public et les étudiants de toujours se passionner pour « l’histoire bataille ». Mais il a laissé la place à des écrivains de droite affirmée se situant au ras de la bataille : Georges Blond a publié 80 livres et vendu plus de six millions d’exemplaires. Le lectorat de Guerres et Histoire est masculin à 99,5%, la majorité d’entre eux étant très jeunes ou très vieux. Le rêve militaire participe de l’identité masculine.

Claire Miot. L’intérêt pour l’expérience combattante et pour les civils est la marque de Keegan. Se situer au plus près des émotions des combattants. Longtemps le débat a été entre la coercition et le consentement à la guerre (cf les écrits d’Audouin-Rouzeau). Ce débat est dépassé. L’idéal patriotique de la paysannerie française st indéniable, et la coercition a joué aussi.

Les ouvrages des participants

 Valérie Toureille. J’ai voulu montrer en quoi Jeanne d’Arc appartient à son temps. Il a existé une résistance populaire à l’occupant anglais, spontanée, avec des maquis, en Normandie et en Lorraine particulièrement. Jeanne est une figure emblématique de cette résistance populaire. Les populations vivent alors de manière permanente dans la guerre et la haine des Anglais. J’ai voulu lui redonner chair et l’insérer dans le monde masculin des armées, en étudiant son environnement proche, puis en procédant par cercles concentriques. Montrer comment cette jeune femme s’insère dans ce monde de capitaines et doit se démener pour imposer ses vues. A Orléans en 1429, on a le souvenir d’Azincourt et un désir de revanche. Elle appartient aussi à l’histoire des femmes ; elle est accompagnée de femmes, jusque dans sa prison, où l’épouse du duc de Bedford vient lui rendre visite. Valérie Toureille parle de Jeanne avec beaucoup d’empathie, fascinée par son « énergie et sa force admirables »

Claire Miot. La 1ère Armée française a été complètement éclipsée dans les mémoires par le 2è DB, devenue un véritable mythe. Ce fait s’explique par plusieurs raisons : la force du mythe de Paris libérée pour la 2è DB ; le fait que la 1ère Armée est faite de soldats de l’Empire rend difficile la célébration après la décolonisation ; le putsch des généraux en 1961 est fait par trois anciens de la 1ère Armée française ; De Lattre n’est pas Leclerc, des rumeurs courent sur son éventuelle homosexualité, Leclerc conteste sa stratégie en Alsace.

Elle insiste sur l’extrême hétérogénéité de cette armée. Le plus petit dénominateur commun entre coloniaux et métropolitains, entre maquisards et anciens militaires, entre des hommes d’opinions politiques parfois très opposées, c’est la volonté de chasser l’occupant. Il disparait après la victoire. C’est aussi cette volonté qui soude des hommes très divers lors de la guerre de cent ans.

La critique de l’arrière participe à la construction de l’identité combattante. C’est en partie justifié. Les rapports préfectoraux montrent que les Français se préoccupent peu du front ; le ravitaillement est bien plus préoccupant. Cette armée est sous dépendance américaine. Un autre sujet est la déception des maquisards engagés « pour la durée de la guerre » de constater qu’il n’y a aucune évolution vers une armée populaire.

Jean Lopez souligne que le livre de Claire Miot est  un « excellent livre », « de la vraie, de la bonne histoire militaire ». Il ajoute que la guerre n’est pas un isolat. Il faut, par exemple, connaître un siècle et demi d’histoire pour comprendre l’armée allemande et la relation germano-russe. Pour les Junkers prussiens, l’amitié russe est très forte ; ils apprécient le pacte germano-soviétique. Evoquant ensuite la stratégie hitlérienne dans la guerre contre l’URSS, il affirme que chercher un tournant dans la guerre est vain, « la guerre est faite de tournants ».

Un bref échange avec le public permet de préciser que l’étude du fait militaire inclut l’étude de l’armée en temps de paix ; le service militaire a été beaucoup étudié. Le fait militaire suisse est par exemple très étudié, alors que l’armée suisse n’a jamais combattu.

Joël Drogland