Mourir au travail – La souffrance au travail

Judith RAINHORN, professeure à L’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Cécile VIDAL, directrice d’études à l’EHESS

Nicolas WERTH, directeur de recherche de l’Institut d’histoire du temps présent

On va parler des ouvriers au fond de la mine exposés à des nuées toxiques (Judith RAINHORN), qu’on compare parfois aux esclaves (Cécile VIDAL), mais aussi au Goulag avec une destruction systématique de l’humain par le travail (Nicolas WERTH).

Mourir au travail : Comment les sociétés en ont-elles pris conscience ou pas ? L’ont Justifié ou pas ? En sont-elles sorties ou pas ?

Quels sont ces systèmes mortifères ?

Cécile VIDAL

Que sait-on de l’esclavage ? On l’associe à un système mortifère. Est-ce abusif ? Est-ce vrai ? Quelles sont les sources ? On parle de l’esclavage moderne des Amérindiens et Africains dans les Amériques. Le pouvoir des maîtres sur les esclaves se portait sur tout : pas seulement sur le travail, mais aussi sur des conditions de vie ou de mort.

Cela commence avant la mise au travail des esclaves, à savoir pendant le raid, kidnapping, le temps d’attente en Afrique, le voyage transatlantique. On a une base de données de 36 000 voyages de traite, soient 77 % des voyages. Sur les 12 millions d’esclaves, plus d’un million sont morts. Cela correspond à une mortalité située entre 10 % à 15 %. La surmortalité continuait après. La documentation analysant ce phénomène est constituée des inventaires et registres rédigés par le personnel d’encadrement, mais aussi les sources fiscales et recensements. L’accroissement naturel est nul ou négatif. La forte mortalité est issue d’une combinaison de facteurs . Il y a d’abord l’introduction dans un nouvel environnement épidémique, avec une mortalité d’un tiers. Il y a aussi un nouveau régime de travail, très dur, notamment dans les plantations sucrières, avec deux moments difficiles : la période de plantation où l’on soulève 11 tonnes de terre par jour, et la période de la récolte. La sous-alimentation aggrave la situation, rendant plus vulnérable à la maladie, et offrant moins de force au travail. La démoralisation liée au processus de brutalisation joue aussi. Concernant le suicide, il y a un taux épidémique de plus de 100/120 pour 100 000, surtout dans les navires. Ce taux diminue quand la socialisation augmente. L’espérance de vie est estimée à 10 ans pour l’arrivée d’un nouvel esclave. Des différences statistiques existent selon les travaux. Les femmes font le même travail que les hommes.

Nicolas WERTH

Le système soviétique valorise le travail. Comment a-t-on pu arriver à un système aussi mortifère que le Goulag ? Il y a une propagande soviétique importante sur la refonte du travail qui prétend qu’un délinquant va devenir un homme nouveau par le travail. Dans l’empire tsariste, il y avait un bagne. L’empire tsariste n’ayant pas d’espace colonial à l’extérieur, le bagne et les prisons sont sur le territoire. 10 % des criminels (crime de sang) sont envoyés au bagne, pour des conditions d’internement plus difficiles. Un million de personnes, 8 000 par an, passent au bagne, ce qui n’est pas tant que cela. De 1917 à 1953, 20 Millions passent au Goulag, et 7 millions sont assignés à résidence. Depuis le milieu des années 1990, avec l’ouverture des archives, on sait que le chef de camp tenait des registres avec des chiffres précis du Goulag, qui étaient remontés au centre. Mois par mois, le ministère de l’intérieur donne les chiffres à Beria et Staline sur le nombre de personnes décédées dans les camps. On a pu ainsi établir des statistiques fiables, qui sont variables. Il y a des années terribles avec 20 à 22 % des prisonniers morts. Les années les plus dures sont celles en temps de guerre. Un quart des détenus sont dans des camps de la partie européenne de la Russie. Ils ont été évacués pendant la guerre, d’où une congestion en Sibérie. Ce n’était pas la priorité de les nourrir ou de les gérer. Après la guerre, la mortalité est peut être de 1 % ou 9 % car on a besoin de main d’œuvre. Sur les 20 millions , on compte 2 millions de morts par la faim et la surexploitation. On les laisse mourir quand on a beaucoup de main d’œuvre possible. À la fin de la période stalinienne, le manque commence à se faire d’où l’apparition de petits salaires. Tout cela coexiste avec une propagande sur le travail jusqu’au milieu des années 1930 illustrée par exemple par Le canal Staline, œuvre collective, montrant comment le travail permet de créer un homme nouveau. Gorki arrive dans un camp en 1928 pour faire de la propagande, avec de la mise en scène (nappe, hygiène, journal lu par les détenus…).

Judith RAINHORN

Dans les sociétés développées à partir du XIXe siècle. On meurt au travail et du travail. Il y a une mort quotidienne dans les sociétés industrielles. Ces quatre derniers jours (6 au 9 octobre 2021), sept personnes sont mortes au travail en France. Cela existe donc toujours. On déplore souvent ce que le travail fait au corps (déformation, usure…). L’industrialisation a accru ces maux et en a inventé de nouveaux comme ceux issus des machines qui arrachent la chevelure des femmes ou de l’utilisation de plus en plus importante de produits toxiques. Il existe des secteurs davantage dangereux que d’autres comme l’artisanat avec le mercure, les manufactures de glace avec des produits toxiques… Dès le début du XIX^e siècle, on utilise des poussières métalliques, de la soude, de l’acide, de la céruse… Cela est illustré par exemple par la caricature de Bernard Naudin de L’Assiette au Beurre de 1905 avec un ouvrier qui travaille sur le blanc de céruse (ou blanc de plomb). On ne sait d’ailleurs pas du tout le nombre de morts par le blanc de plomb, car ces maux ne sont pas mentionnés sur les certificat de décès. De plus, on ne veut pas les compter.

Les mines focalisent la mortalité avec les grandes catastrophes retentissantes, les inondations, les coups de grisou… On compte par exemple un mort tous les 10 jours sur le chantier du Saint Gothard en Suisse. Il y a des secteurs moins visibles et moins connus, comme la fabrication des fleurs artificielles dans les années 1850/1860. Elles sont réalisées par des femmes qui utilisent notamment l’arsenic dans la colorisation du vert des feuilles. Il faut attendre la description dans la presse de la mort atroce d’une jeune femme britannique pour que cela remonte au Parlement.

On meurt du travail aussi, du fait de son travail, mais pas nécessairement sur son lieu de travail. La silicose est reconnue en maladie professionnelle en 1945 seulement.

Il n’y a pas de statistiques publiques. Elles sont seulement ponctuelles et locales. On ne sait pas où chercher les malades. Peu vont à l’hôpital au XIX^e siècle. Chez les médecins de ville, il n’y a pas de décompte. Par exemple, pour le saturnisme, le médecin ne le marque pas directement. L’accident du travail est visible par tous, mais pas la maladie.

Quelles réactions face à cette mortalité ?

Cécile VIDAL

Comment se résigner à détruire un bien dont on a besoin? Comment les planteurs gèrent la surmortalité ? Dans le domaine de la traite, il y a un effort pour diminuer cette mortalité transatlantique. Dans les plantations, il y a un afflux important des esclaves à un prix accessible. Cela coûte moins cher de les surexploiter et de les remplacer. En effet, le coût d’achat est vite compensé surtout s’ils font des enfants. Cependant, entre 1740 et 1780, le prix de l’esclave double, donc on prend des mesures pour restreindre cette mortalité. C’est le cas en Jamaïque où des propriétaires qui n’ont pas de plantation louent des esclaves. Les planteurs préfèrent ainsi préserver leurs propres esclaves et exploiter ceux qu’ils louent.

Pourquoi les propriétaires ne s’émeuvent-ils pas ? Même si ces esclaves ont été achetés, on sait que ce sont des prisonniers de guerre à qui on laisse la vie sauve. De plus, en Amérique, l’esclavage est racialisé, d’où l’acceptation de son sort. Le mouvement abolitionniste naît dans la deuxième partie du XVIII^e siècle quand on constate une forte mortalité. En 1789, apparaît un rapport de 900 pages sur l’esclavage. On prend des mesures de restriction des traites à ce moment là. En parallèle, il y a une multiplication des révoltes des esclaves.

Nicolas WERTH

Quelle est la réaction face à la brutalité des Goulag ?

Il y a des campagnes répressives qui amènent des détenus aux camps comme en 1937/1938 lors de la Grande terreur avec plus d’un million de déportés. La mortalité étant forte, la production baisse, d’où une régularisation naturelle ensuite. À l’apogée, il y a 2,7 millions déportés surveillés par 400 000 personnes. Cela coûte cher même si les salaires sont faibles. Il faut maintenir sur place les détenus qui sortent pour continuer le travail. Trois semaines après la mort de Staline, Beria ordonne une amnistie générale. La moitié des détenus du Goulag sort car c’est une main d’œuvre superflue. On accepte un pourcentage acceptable de pertes, variable selon les flux donc selon les années.

Judith RAINHORN

À quel moment va-t-on prendre conscience de la mort liée au travail ?

L’attention portée à la mort au travail ou du travail est variable : il a des moments où l’on en parle et d’autres où ça n’intéresse plus. Il y a une conjonction qui fait que parfois on s’y intéresse, parfois non. Il y a régulièrement des scandales liés à des accidents, avec beaucoup d’émotions. Comme pour l’esclavage, on ne cherche pas à arrêter le système mais à le modifier pour qu’il soit acceptable. De même, le secteur industriel travaille pour diminuer la mortalité au travail. Cela dépend de la capacité que la société a à accepter le risque. On impute aussi la cause aux ouvriers qui prennent des risques et ne se protègent pas comme en 1929, avec la réticence des ouvriers à utiliser les masques qu’on leur fournit pour se protéger. Des acteurs travaillent aussi sur ces conditions de mort au travail comme les médecins ou syndicalistes.

Comment s’en sortir ?

Cécile VIDAL

Comment sort-on de cela ? En sortant de l’esclavage, sort-on de la mort ?

D’abord, les esclaves ne recherchent pas la liberté mais la survie. Ils recherchent d’abord à manger car ils sont sous-alimentés. Il y a des fuites, notamment avant les récoltes, pour reprendre des force. Il y a des révoltes, notamment quand ils manquent de nourriture, pour ne pas mourir, même si la répression est mortifère.

Les formes de travail forcé sont tout aussi mortifères, avant ou après l’abolitionnisme. L’abolition fait naître d’autres formes de travail forcé, avec des travailleurs sous contrat que l’on fait venir en Caraïbes d’Asie ou d’Afrique avec des flux tout aussi mortifères.

Nicolas WERTH

Le Goulag prend fin en quelques années après la mort de Staline. Il y a de moins en moins de prisonniers politiques, mais des condamnés de droit commun. Dans les Goulag, il y a 10 % de condamnés de droit commun, et 70 % de condamnés des lois qui criminalisent des comportements sociaux.

À partir des années 1960, c’est un régime pénitentiaire plus « classique ». La dureté de la sanction pénale entraîne un taux d’incarcération 4-5 fois supérieur à la France : 400 000 à 500 000 personnes sont incarcérées.

Judith RAINHORN

On ne sort pas de la mort au travail, malgré les lois. Au moment 1900, on met en place des lois pour mettre des frontières dans ce qu’accepte la société. C’est un compromis dans lequel on reconnaît la responsabilité d’accident du travail ou d’une maladie professionnelle, contre le fait de ne plus pouvoir être traîné devant les tribunaux. C’est un arsenal de protection sociale qui est mis en place. La conscience collective qui préexistait commence à se traduire légalement. De nos jours, on meurt encore dans l’industrie (bâtiment et transport), mais les secteurs qui sont les plus touchés et croissants sont les services, comme dans les professions uberisées, avec l’auto entreprenariat, d’où la difficulté d’avoir des chiffres. Cela touche beaucoup les employés sous-traitant, travaillant pour plusieurs entreprises d’où la difficulté d’imputer les responsabilités. De nos jours, on repousse la souffrance au travail dans d’autres pays non occidentaux.