La conférence est illustrée d’un diaporama que Monsieur Arnoux a eu la grande gentillesse de mettre à notre disposition son diaporama contenant tous les textes et images étudiées ci-dessous : Arnoux Blois final

Mathieu Arnoux a fait paraître « le temps des laboureurs, travail, ordre social et croissance en Europe (XIe – XIVe s) » chez Albin Michel en 2012.

Introduction

La peine et le labeur des hommes sont des notions très fréquentes dans les sources au Moyen-Age où le travail des femmes est moins noté. On soulève ici un véritable problème de genre qui sera abordé plus loin.

Tout d’abord, un moment fondateur se dégage par la construction de territoires : actuellement, autour de Blois, on observe des champs, des villages ou des églises qui sont des créations des XI – XIIIe siècles. La mémoire liée à la mise en œuvre de ces espaces a disparu mais ce sont bien des hommes et des femmes qui ont créé ces paysages grâce à une quantité énorme de travail.

Dans les années 70, la Lorraine a vu l’agonie de sa sidérurgie mais malgré la difficulté du travail en aciérie, les travailleurs ont exprimé leur désespoir face à la perte de leur travail et de leurs repères. Ici la vérité était parlée par les acteurs. Le médiéviste, lui, travaille avec des laboratores silencieux donc il lui faut imaginer la voix des travailleurs.

Après cette introduction liée au présent, étudions  l’historiographie du travail qui,  il y a une trentaine d’années, était racontée par des auteurs fondamentaux  : les premiers étudient des histoires de l’abondance et le dernier travaille sur la crise.

Georges Duby

avait proposé une épopée de l’abondance et de la croissance fondée sur une économie assez classique liée au marxisme. Son livre « Les trois ordres » lui permet de théoriser la place du travail au Moyen Âge.

Jacques Le Goff

« Pour un autre Moyen Âge » considérait le travail comme un problème essentiel pour décrire la société médiévale.

Robert Castel

est un sociologue et son livre « Les métamorphoses de la question sociale » est une enquête sur la crise. Qu’est-ce qui fait que dans un moment de crise sociale, on demande aux maires de gérer l’assistance au personnes sans ressources. Son étude l’a conduit aux sources médiévales. La sécurité sociale était liée au Moyen Âge à la notion de bien commun et de communauté. Pour lui, le salariat n’existait pas sans sécurité sociale.

Le travail et les trois ordres

Pour comprendre le travail, il faut saisir le problème des trois ordres que nous abordons grâce aux sources.

Le dialogue entre le duc de Normandie Guillaume et l’abbé Martin de Jumièges

est un texte où ils discutent de ce qu’est une société tripartite. Ils constatent une immense inégalité à l’intérieur de la société puisque deux groupes consomment alors qu’un seul travaille. « Un ordre l’autre soutient et un ordre l’autre maintient » ces deux mots « maintenir » et « soutenir » indiquent qu’il faut protéger la maison commune. « Un ordre prie nuit et jour, un autre il y a le laboureur et les vilains, l’autre garde et tient justice et de tous est chef la sainte église ». Evidemment nous sommes dans une société chrétienne. Aujourd’hui, on comprend qu’il faut bien que quelqu’un travaille. Mais cette hypothèse, à ce moment,  ne va de soi.

Un texte écrit par le futur pape Innocent III « La misère de la condition humaine » vers 1180

Le travail est présenté comme une vanité et l’ascète est meilleur. Le travail n’apporte que peine et affliction pour l’esprit. Ce n’est pas parce les gens doivent manger qu’il faut les nourrir.

Saint Augustin,

dont l’autorité est supérieure à celle d’Innocent III, promeut le message inverse dans le texte du commentaire de la genèse « Adam au travail ». Le travail est présenté comme une joie car Adam participe à la création divine. Ce texte est fondamental pour comprendre le créationnisme de Saint Augustin. Toutes les connaissances, au Moyen Âge, sur les sciences naturelles proviennent de la création. Le travail est ce qui reste à l’Homme de l’expérience du paradis. Ce qui est de l’expérience du péché est la domination dont celui de l’homme sur la femme. Mais le mariage d’Adam et Eve est, à l’inverse, un mariage égalitaire.

Il existe donc un ordre paradisiaque : celui des laboureurs et deux autres ordres : dominateur et pécheur qui se rattachent aux clercs et aux chevaliers. Cette interprétation était alors très claire au Moyen Âge et à l’époque Moderne.

Les trois ordres sont aussi une construction de genre :

  • ceux qui prient : un ordre asexué car ses membres sont exclus d’activité sexuelle et de reproduction
  • ceux qui combattent : un ordre uniquement masculin. Les femmes ont seulement le rôle de produire des hommes
  • ceux qui travaillent : un ordre mixte. Le laboureur et le vilain sont mariés. Hommes et femmes sont ensemble. Implicitement, la peine de femmes et des hommes sont ainsi liées. Cependant, on note que toutes les femmes sont concentrées dans l’ordre dominé.

 Le travail et la révolte paysanne

Le travail a affaire avec la révolte : pas seulement la révolte en acte car les soulèvements sont assez rares mais la révolte en tant que risque est une terreur permanente de cette société.

Cela se vérifie en plusieurs exemples :

Le roman de Renart

source extraordinaire écrite par Pierre de Saint-Cloud, poète très proche de Benoît de Sainte-Maure qui se trouvait à la cour des Plantagenêt. Une scène présentée dans un manuscrit enluminé est proposée : le jugement de Renart accusé du viol de la louve Hersent dégénère en un affrontement entre les animaux. Des paysans trouvent Brun l’ours et Tibert le chat en train de voler des marchandises et vont les chasser pour les tuer. C’est une scène de révolte paysanne.

Une scène du Roman de Rou de Wace

qui relate le récit cauchemardesque d’une révolte de la fin du Xe siècle. Elle symbolise la terreur de la classe seigneuriale face à un possible soulèvement paysan. « Plaçons-nous hors de leur pouvoir… ». Ce discours n’est pas un discours révolutionnaire, il traduit seulement ce que les seigneurs croient que les paysans pensent d’eux.

Saint Augustin

Adam bêche et Eve file. Le paradis est un mode sans domination où le travail est bienfaisant.

Ce sermon est proposé par John Ball à Londres alors que les paysans sont aux portes de la ville. Saint Augustin est malheureusement aussi capable de dire exactement le contraire dans d’autres textes.

Quelles sont les silhouettes des paysans ? Est-ce qu’on peut les voir ?

Les textes qui évoquent clairement des paysans laboureurs sont extrêmement rares.

L’histoire de l’ours, de Renart et du vilain Lietard

est une branche du Roman écrite vers 1200 du côté de Provins. Le vilain est le personnage principal qui finit par tuer violemment Brun l’ours et doit alors se livrer en servage. Lietard est présenté comme un crétin car il ne connaît que le travail. En effet, il est ridicule car il ne sait que travailler et ne peut donc pas diriger le monde.

L’histoire, en Haute Allemagne vers 1280, de Wernher der Gartenaere, Meier Helmbrecht

présente Helmbrecht père et fils ; le fils renie la campagne et le travail de paysan puisqu’il veut devenir seigneur. Le père souhaite retenir le fils en lui proposant un programme de vie agricole. Mais l’histoire se termine mal : massacre du fils, viol de la fille et mort de désespoir du père. Le laboureur comme homme droit et juste, aligné avec la volonté divine est une constante.

Les contes de Canterbury (prologue) de Geoffroy Chaucer

dressent le portrait d’un laboureur digne, juste et pieux. Le texte évoque l’odeur du fumier qui accompagne le travailleur. Ainsi, le paysan se tait, le curé prie et le chevalier porte une armure rouillée. On comprend que les trois ordres disparaissent.

Une pierre tombale anonyme dans l’église Saint-Pierre de Senlis

 L’homme enterré est parti avec son outil de travail. Sa charrue est parfaitement représentée dans les détails. Mais il n’est pas parti avec ses bêtes. Malgré tout elles sont dans le clocher de la cathédrale de Laon (1200). L’historien s’interroge sur la raison qui a permis à ces bœufs ordinaires d’être ainsi valorisés, les paysans ont-ils fait pression ? Est-ce un hommage de Laon à ses bœufs et laboureurs qui mettent en valeur les belles terres céréalières alentours ?

À Chartres, dans la nef de la cathédrale, la verrière des laboureurs de Nogent (Nogent-le-Phaye vraisemblablement)

montre les paysans, la charrue, le cheval. Une véritable fierté du travail est dessinée. La région de Senlis et de Chartres sont des terres de servage, il est donc probable que ces laboureurs sont des serfs

Le travail, un modèle cistercien ?

  • Bernard de Clairvaux ne tient pas en grande estime les paysans (rusticus) car il indique qu’ils doivent laisser la place aux grands dans la société. Par conséquent, Cîteaux n’est pas l’ami des paysans.
  • Texte sur Alpais de Cudot (1150 – 1211) : une sainte paysanne est présentée comme aidant son père dans tous les travaux agricoles. Elle travaille sans arrêt. Ainsi ce texte propose une version doloriste du travail. Ayant attrapé la lèpre, elle s’est recluse, a eu des visions et il a fallu que les cisterciens convainquent l’archevêque de la valeur de ses visions. En effet, l’idée d’une paysanne ayant des visions semble invraisemblable.
  • Les statuts généraux de l’ordre cistercien de 1134. Les cisterciens peuvent posséder les moyens de productions, des granges et peuvent donc s’auto nourrir. Ils peuvent tout faire mais ils ne lavent pas leurs vêtements puisque ce sont les femmes qui s’en chargent.

Les granges sont des traces monumentales qui montrent que peuvent être entreposées des centaines de tonnes de céréales. Les travaux agricoles doivent être accomplis par des convers ou par des salariés. Une grange permet ainsi à 15-20 salariés d’accomplir des centaines de jours de travail avec quelques convers. Le salariat est constitutif du monde du travail dans les campagnes. À la fin du XIIIe siècle, des centaines de tonnes de grains sont acheminées, chaque jour, vers Paris qui compte environ 200 000 habitants.

Mais Cîteaux n’est clairement pas un ordre paysan.