Carte blanche à la Revue d’histoire de la protection sociale, Comité d’histoire de la Sécurité sociale

Cette table-ronde entend montrer à quel point les années 1900 constituent un moment essentiel pour la protection sociale des travailleurs en France et en Europe, dans le contexte d’une intensification des circulations transnationales d’idées et de dispositifs et de l’émergence de tentatives européennes d’harmonisation des législations sociales.

Elle propose de présenter ce qui se cristallise à cette période-là tant en matière d’initiatives et de réflexions autour de cette nouvelle cause que de dispositifs dans la prise en charge des risques au travail et après la vie professionnelle du travailleur. Cette table-ronde s’intéressera ainsi à la formation des politiques de protection sociale en France envisagée dans une perspective comparée avec ses voisins européens et elle évaluera les apports de la scène transnationale aux débats tenus dans le cadre national.

Les intervenants étudieront ce qui est en jeu pour les différents risques – santé au travail et poisons industriels, prévention et réparation des accidents du travail, retraites ouvrières et paysannes –, ils présenteront les acteurs qui constituent cette nébuleuse nationale et européenne et s’interrogeront sur la mise en perspective, y compris mémorielle, de ce moment 1900 dans un long vingtième siècle.

Intervenants :

  • Anne-Sophie Bruno, maîtresse de conférences à Paris 1 Panthéon-Sorbonne sur les accidents du travail
  • Patrick Fridenson, directeur de recherche émérite EHESS sur les retraites
  • Judith Rainhorn, professeure, Paris I Panthéon-Sorbonne sur la santé

Modération : Christophe Capuano, professeur, Grenoble-Alpes

De nombreuses lois sociales sont votées dans tous les pays d’Europe autour de 1900. Autour de ce constat, cette table ronde a pour ambition de comparer les situations entre les pays, les influences réciproques, les débats d’idées qui entourent les votes dans trois domaines : ceux de la santé au travail, des accidents du travail et de la retraite des travailleurs, en s’attachant principalement à la France, l’Allemagne et la Belgique. Il s’agit également d’inscrire ce moment 1900 dans une chronologie longue afin de le mettre en perspective.

Cette conférence est organisée par le Revue d’histoire de la protection sociale, Comité d’histoire de la Sécurité sociale, dont les articles sont disponibles sur CAIRN.

Le moment 1900

Judith Rainhorn :

Le 16 novembre 1900, le journal Le petit Bleu  rapporte un fait divers : un peintre en bâtiment rentre à midi à La Garenne Colombe, chez lui. Il s’absente 2 min. Ses enfants se barbouillent de peinture avec ses outils, tombent malades. La fillette meurt. Le garçon reste handicapé. C’est le début d’une campagne ouvrière pour interdire le blanc de plomb, qui aboutit en 1909 à une loi interdisant la peinture au plomb. Cette loi est une première mondiale.

Alors pourquoi 1900? Les questions émergent-elles à ce moment-là pour la protection des maladies professionnelles ?

Pas vraiment, car il faut se replacer dans chronologie sur les conditions sanitaires de travail qui ne sont pas découvertes en 1900. Dès 1700, il y a un ancêtre de la médecine du travail (Ramazoni, livre des maladies des artisans en Italie). A la Fin XVIII-début XIXe, de nombreuses publications s’inspirent de son exemple. Puis dans les années 1830-40 un silence relatif entoure ces questions.

La chronologie n’est donc ni linéaire, ni progressiste, mais chaotique. Pour Thomas Leroux , l’« effacement du corps de l’ouvrier » est parallèle à la naissance hygiénisme : L’accent est mis sur l’ensemble de l’environnement ouvrier lors des différentes enquêtes : cela noie les toxiques du travail sous les conditions de vie, l’alimentation, le logement, l’hygiène (exemple : enquête de Villermé 1839) : cela invisibilise les conditions de travail car mêlées au reste.

A la Fin du XIXe, on assiste à remise en visibilité à partir de la loi de 1893 sur l’hygiène de l’atelier (Norme sur volume d’air, concentration de toxiques). Sa vérification est confiée à la nouvelle Inspection du travail établie comme corps de fonctionnaire en 1892 (première loi en 1874, mise en œuvre difficile). Au départ il n’y a qu’un inspecteur par département.

Le contexte est favorable avec les syndicats qui la à partir de 1884. favorisent visibilité et l’audibilité des revendications. Le moment 1900, c’est la rencontre d’acteurs nouveaux dans la nébuleuse réformatrice de l’espace socio-politique avec des médecins, ingénieurs, professeurs…

retraites ouvrières et paysannesDe même pour les retraites, ainsi que le montre Patrick Fridenson :

1910  marque l’adoption par le parlement de la loi sur les retraites ouvrières et paysannes. A cette date, le parti radical est au pouvoir et d’après Madeleine Rebeyrioux, pousse la loi, malgré un mouvement syndical faible. La CGT ne prône que l’action directe. Cette loi fait suite à celle de 1905 sur l’assistance aux personnes âgées démunies.

Il semble pertinent de s’intéresser aux nouveautés apportées par cette loi et aux oppositions qu’elle a rencontrée :

La préoccupation des retraites est ancienne. A l’Opéra et à la Comédie française, elles existent déjà depuis très longtemps. Mais en 1900 , l’allongement de la durée de la vie grâce à la médecine et la multiplication des acteurs de la santé au travail favorisent la mise en place des premières retraites  pour les fonctionnaires. Puis les grands groupes privés comme Saint-Gobain, Peugeot (qui fabrique alors des crinoline et des bicyclettes) puis les compagnie des mines de charbon ou du Chemin de fer qui regroupent des dizianes de milliers de personnes organisent des systèmes de retraite d’entreprises. Il existe des types de statut de retraite différents en fonction des métiers et des professions. La Loi de 1910 généralise les retraites dans le privé et l’étend au monde agricole. L’âge prescrit pour la retraite est de 65 ans.

Cette loi est entourée par les critiques de la CGT: les montants prévus sont limités : le pouvoir d’achat des retraités est très faible. Et surtout l’espérance de vie des ouvriers rend la possibilité de prendre sa retraite limitée. Cet argument est entendu dès 1912, et la loi est modifiée : la retraite est avancée à 60 ans. Il s’agit de retraites  par capitalisation : les ouvriers cotisent pour accumuler un capital. Pour les premières générations, jusqu’en 1914, l’État se substitue et contribue aux premières retraites.

Il s’agit d’un Enjeu majeur qui marque l’entrée de la France dans l’État providence, avec différents acteurs : parlementaires surtout de centre gauche et gauche, des Médecins, des Universitaires, des mutualistes, des Syndicalistes (bien que ceux-ci se retirent rapidement en estimant que ces lois ne donnent pas assez aux ouvriers. On peut parler de coalition d’acteurs.

On peut également noter en 1892 la création du musée social  dont les enquêtes permettent de mesure l’impact des lois. Il s’agit d’une Institution associative qui rassemble à Paris les acteurs intéressés par la réforme. Toutes les sensibilités politiques y sont représentées. Les changements doivent bénéficier aux moins bien lotis. C’est un lieu d’enquêtes  qui finance des recherches de journalistes, d’ingénieurs, de chercheurs. Cela montre l’internationalisation des intellectuels, qui cherchent à apporter des perspectives, des propositions de solutions. (Frédéric Le Play. École des mines).

Pour les accidents du travail, le tournant majeur est en 1898 , rappelle Anne-Sophie Bruno, avec la loi obligeant les entreprises à réparer les dommages subis au travail, même si elles n’ont pas encore l’obligation de s’assurer. Le Travail industriel au XIXe était protéiforme, avec de nombreuses Relations de travail dans la sous-traitance : il existait une interdépendance entre les structures. Le tournant dans le droit du travail est basé sur l’apparition du contrat de travail salarié. On bascule dans une industrialisation fondée sur des structures plus grandes. En contrepartie de la subordination, la loi décide que le patron doit être responsable de la sécurité. Il doit assurer les conditions de travail, ce qui induit des réparations automatiques, sans avoir besoin de saisir un tribunal. Cette loi coûte cher au patronat. Par esprit de consensus, la réparation forfaitaire est fixée à mi-salaire (réparation pas totale).

Tous les pays industrialisés adoptent ce type de loi en une dizaine d’année. On délègue l’assurance à des compagnies privées d’assurance qui lancent des primes spécifiques.

L’adoption de la loi est le résultat de la congruence de milieux divers : Patronat rationaliste, réformistes, chrétiens libéraux.

Mais son adoption se fait tout de même au forceps. L’un des Facteurs les plus incitatifs est la jurisprudence qui se met en place en Cour de cassation : lors d’un procès, les patrons disaient que si une machine explose, ce n’était pas une faute intentionnelle. . Mais en 1896 : la Cour statut sur la responsabilité des choses dont on a la garde et prononce une condamnation à réparation à hauteur de 100 % du salaire. Cela convainc les patrons d’accepter la loi (qui n’indemnise qu’à 50%). Il a fallu 18 ans.

Le mouvement syndical est associé  en 1898 à la loi, mais la CGT ne rentre pas dans la discussion, préférant l’action directe. Pour les Socialistes de Jaurès , cette loi est imparfaite, mais un premier pas vers un mieux. À partir de 1910 la CGT fait des efforts en particulier en mobilisant son assistance juridique pour faire reconnaître les incapacités.

Dans quelle mesure peut-on parler de spécificités françaises ?

Judith Rainhorn : Il existe une multiplicité des acteurs. Ce qui est nouveau c’est leur rencontre autour de 1900. En 1905 un article de loi porte sur le libre choix du médecin par l’ouvrier accidenté. Avant, il s’agissait souvent du médecin de l’entreprise. Cela élargit le nombre d’acteurs concernés : on note l’émergence de médecins socialistes-militants. Cette multiplication des acteurs favorise une évolution plus rapide.

À l’autre bout du spectre, les populationnistes  apportent leur soutien: inquiet du déclin de la population face au tassement de la natalité, eux aussi veulent des améliorations. Ce soutien est spécifique à la France car les autres pays ne sont pas touchés par ce déclin de population.

A partir de 1880-1890 les circulations savantes s’accélèrent : on assiste à une fièvre de congrès, de réunions internationales où se rencontrent les spécialistes allemands, Anglais, Italiens, Belges.

En 1908 se tient le 1er congrès des maladies professionnelles à Milan. Le 2e est à Bruxelles dès l’année suivante, en présence d’Américains. Il s’agit de partager les expériences.

Par exemple, en 1910 est créée une clinique du travail à Milan. Ce ne sont pas les travailleurs qu’il faut soigner, c’est le travail. C’est un changement de paradigme d’où il découle que ce ne sont plus les ouvriers qui sont responsables des accidents.

L’AIPLT, association internationale pour la protection légale des travailleurs, est crée en 1900 à Paris, puis à Bâle en 1901. Elle réunit des industriels, médecins, fonctionnaires, ouvriers qui

participent à des enquêtes, et en financent d’autres pour pousser les législations : sur les poisons industriels par exemple (Ils sont identifiés depuis 1860 (arsenic, mercure, plomb…)) ou le travail de nuit pour les femmes et les enfants. Deux conventions internationales ont lieu en 1905 avec l’Allemagne, la France, la Suisse, les Pays-Bas, le Danemark et le Luxembourg : elle aboutit à l’interdiction du phosphore blanc (la France joue un rôle important et pionnier dès 1890 en le dénonçant). L’interdiction du travail de nuit pour les femmes et les enfants est prononcée en 1906, avec un effet pour les allumettiers, métier très largement féminin et employeur d’enfants.

Pour les retraites, les vraies spécificités sont à évaluer par rapport à l’exemple allemand, précurseur dans ce domaine, puisque les retraites sont mises en place dès 1889. Il existe un retard français de 21 ans, ce qui montre les réticences et discussions complexes qui entourent la loi de 1910. Dans le système allemand, les retraites sont en cogestion entre employeur et représentants des salariés dès 1889. La date de départ à la retraite est à 70 ans. Peu de salariés peuvent donc en bénéficier. Et il s’agit d’un système assurantielle et contributif, tel que celui de la Grande-Bretagne après la Seconde guerre mondiale  ( en Grande-Bretagne, les retraites sont assurées par le système privé jusqu’à la Seconde guerre mondiale ; l’assistance et les contributions sont privées. Beveridge initie un état providence pendant la guerre, mis en place après par Atlee.)

Les statisticiens et actuaires sont alors des professions assez neuves. Ils font des calculs sur l’espérance de vie qui se révèlent trop optimistes mais qui sont corrigés. L’Allemagne représente un pôle d’anticipation et de progrès car les organisations socialistes et les syndicats y sont très forts et structurés.

La situation des ouvriers est meilleure en Allemagne car si en 1900 90 % ouvriers ne prennent pas leur retraite, ils sont en invalidité – et indemnisés- à partir de 50 ans, car la reconnaissance de l’incapacité professionnelle y est plus facile à obtenir.

Un des enjeux pour les travailleurs français est la question des infirmités non reconnues. Les

incapacités apparaissent vers 60 ans. Aucun dispositif ne permet la prise en charge, hormis la Loi d’assistance aux vieillards de 1905 puis les retraites. On estime que 12,5 % de la population a alors+60 ans. Le dispositif allemand prend en compte l’incapacité quel que soit l’âge. Les corps sont soumis à l’épreuve du travail et le système est adapté. La prise en charge des incapacités est donc plus intéressante pour les ouvriers que d’attendre la retraite.

Il est à noter que l’espérance de vie n’est pas un bon indicateur car la mortalité infantile encore forte fausse les projections. Si tous les pays d’Europe ont des discussions sur les retraites c’est bien parce qu’il a une question sociale. En Grande Bretagne, les tables de mortalité par profession, très précises, permettent de mieux comprendre les besions, mais il n’en existe pas en France.

Anne-Sophie Bruno montre que la Belgique a un modèle très similaire à l’Allemagne, avec un dispositif de cogestion/ gestion par des compagnies d’assurances à prime fixe, et utilisation des calculs statistiques pour la fixation des primes. Pendant l’entre-deux-guerres, l’incitation à la prévention permet d’éviter les hausses des primes, alors qu’au début, les compagnies avaient peu de recul.

Il est mis en place en 1900 en Belgique, en 1903 en Italie.

Sur ce sujet comme sur les maladies, on regarde ce que font les autres. On imite ou on change.

Le domaine des statistiques prend de plus en plus d’importance, car c’est un outil de pilotage pour les réformistes.

La Belgique privilégie le modèle mutualiste et incite les travailleurs à prendre mutuelle. Le système mutualiste est en peu en deça en France, car en Belgique les forces mutualistes se sont développées avec les syndicalistes chrétiens car il n’y a. vait pas de suffrage universel. De plus, si en France le développement des mutuelles est comparable à la Grande-Bretagne autour de 1820-30, la pénalisation des associations professionnelles marque le coup d’arrêt aux mutuelles en 1852. Pourtant les mutualités sont aussi des forces de proposition, par exemple par l’élaboration de Tableau et évolution des maladies professionnelles.

On peut remarquer une autre différence entre les systèmes français et allemand sur l’évaluation de l’origine des accidents: le pourcentage hasard/faute patron/ faute ouvrier sert à établir le pourcentage du montant des réparations: pour les Français la part du hasard est de 50 %, donc le dédommagement automatique est 50 % . Pour les Allemands, les réparations sont fondées sur la part du hasard et la faute des patrons, évaluées à 66 %.

1900, et après ?

Il est nécessaire d’intégrer 1900 à une chronologie plus large. L’ouverture internationale et la porosité des modèles se poursuivent, et si la Première guerre mondiale marque un coup d’arrêt et suspend les initiatives, c’est pour mieux précipiter leur mise en œuvre après.

Si l’AIPLT s’efface dans Première guerre mondiale, en 1919 est fondée l’Organisation Internationale du Travail, plus vieil organisme international encore en activité. Les syndicalistes américains ont exigé que les conditions du règlement de la paix inclut un organisme pour le travail. c’est un moment d’expérimentation. Le Français Albert Thomas en est le président, à la tête de 400 fonctionnaires internationaux.

Parmi les « Enfants de 1900 », on peut remarquer la reconnaissance des maladies professionnelles en 1919, après des discussions commencées dès 1898, un projet de loi dès 1901, un vote commencé en 1913 et pas achevé.

1900 est un moment en ambiguïté, une construction sociale fondée sur un moment réformateur et sur un consensus social. On assiste ensuite à une nouvelle invisibilisation des maladies professionnelles.

Pour les accidents du travail, la réparation forfaitaire à mi salaire reste en vigueur par échec à recréer un consensus. Les rapports sociaux mutuelles/ base mutualistes permettent de faire évoluer le dispositif sur une réparation intégrale en 1951 en Belgique, mais pas en France où la faiblesse syndicats rend les renégociations difficiles..

Pour les retraites, partout en Europe on remarque la généralisation progressive de la prise en compte du risque vieillesse. Mais le mode de financement change radicalement  passant de la capitalisation à la répartition. Les Discussions en 1935 montrent que la capitalisation est insuffisante. En 1941 Vichy fait le passage à la répartition. A la Libération sont établies les caisses de retraite paritaires (comme sous Bismarck)

Le montant réel des retraites dans le privé reste assez limité jusqu’en 1970, avec un faible pouvoir d’achat, qui est ensuite renversé avec l’arrivée sur le marché du travail des baby boomers : on passe d’une société à faible natalité à forte natalité en 1945 baby boom. La situation s’est depuis à nouveau inversée, et la retraite est un nouvel âge de la vie.