Ce dimanche 24 janvier 2021, le Mémorial de la Shoah s’est à nouveau invité chez nous via internet pour nous proposer cette fois une séance riche en deux temps, à l’occasion de la publication du numéro 212 de la Revue d’histoire de la Shoah, « Vichy, les Français et la Shoah : un état de la connaissance scientifique », avec un dossier préparé par Laurent Joly, et la réédition de l’étude de ce dernier intitulée L’État contre les Juifs. Vichy, les nazis et la persécution antisémite, chez Flammarion, dans la collection Champs histoire.

La première partie de l’après-midi était intitulée « Vichy, Pétain et la Shoah : la thèse du « moindre mal » de 1945 à nos jours ». L’invitation se proposait de revenir sur cette théorie remise au goût du jour par un certain nombre de polémistes dont Éric Zemmour : « invoqué en août 1945 lors du procès Pétain par Me Isorni pour justifier la livraison de Juifs par la police de Vichy, l’argument du « moindre mal », selon lequel le gouvernement français aurait sacrifié les Juifs étrangers pour protéger les « Israélites », s’est imposé dans la rhétorique de l’extrême droite française. L’objet de cette table ronde sera de débattre de la généalogie, des ressorts et des mutations récentes, en particulier dans certains médias, de cette falsification de l’histoire.

Après une brève introduction assurée par Julie Maek, la table ronde réunissait Ariane Chemin, grand reporter au journal Le Monde, Laurent Joly, directeur de recherches au CNRS, Centre de recherches historiques, EHESS, et coordonnateur de ce numéro de la Revue d’histoire de la Shoah, et Céline Pigalle, journaliste, directrice de rédaction à BFMTV. La modération a été assurée par Sonia Devillers, productrice à France Inter et animatrice de l’émission l’instant M.

Outre l’intérêt évident de faire le point avec une partie des historiens qui ont contribué au dernier numéro de la revue (objet de la deuxième rencontre de l’après-midi), l’idée de la première rencontre a été élaborée à partir d’un constat formulé par Laurent Joly dans l’introduction de la réédition de son étude. Un phénomène nouveau s’est développé : depuis quelques temps, par l’intermédiaire de leurs éditorialistes récurrents, certains médias relativisent désormais la politique antijuive menée par le régime de Vichy, et remettent au goût du jour une vieille thèse contemporaine des années 40 : la « politique du moindre mal ». Cette dernière consiste à affirmer que Vichy a sacrifié les juifs étrangers pour sauver les juifs français. Par conséquent, il a semblé intéressant aux participants de sortir du cénacle des historiens et de convier des journalistes qui, par leurs pratiques et leurs enquêtes, sont confrontés à ce phénomène.

Quatre questions se posent :

-Peut-on dater ce phénomène médiatique ?  Quand y a-t-il un moment de bascule ?

-Quelle stratégie poursuivent les éditorialistes et les polémistes qui soutiennent ces thèses ?

-Pourquoi certains médias offrent-ils des tribunes à ces individus, la plupart du temps sans paroles contradictoires ?

-Enfin, qu’est-ce que ce phénomène nous dit de l’état actuel des médias ?

La parole est donnée dans un premier temps à Laurent Joly afin qu’il remette en perspective cette thèse dite du « moindre mal » depuis le procès du maréchal Pétain en 1945. Dans quelle mesure une théorie telle que celle de l’épée et du bouclier a-t-elle pu rencontrer en France un écho médiatique ? À quelle époque et comment ? Quels en ont été les moyens et les intermédiaires ?

C’est pendant le procès du maréchal Pétain en juillet-août 1945 que cette thèse a été développée avec un écho médiatique assez fort puisque le procès Pétain a été très largement suivi. Jacques Isorni, l’un des trois avocats de Pétain, avait adopté une stratégie de défense (d’ailleurs reprise par Éric Zemmour dont il sera largement question) selon laquelle l’attaque est la meilleure défense. Les trois avocats s’étaient partagés les différents thèmes et Isorni avait en charge les questions intérieures dont le dossier juif. Ayant véritablement la volonté de réhabiliter Pétain, Isorni applique donc cette lecture-là à tous les sujets, y compris la question juive qui, contrairement à une idée reçue, a été abordée lors du procès. Dans sa plaidoirie, il a ainsi développé l’idée que le maréchal Pétain a fait écran pour protéger les juifs français, seule une partie aurait été sacrifiée par nécessité. Pierre Laval sera plus direct et exprimera le souhait de n’être jugé que par des juifs français. Selon lui, ils comprendraient que toute la politique de Vichy aurait cherché à les protéger. Cette vision (fausse) est ainsi devenue une rhétorique qui, dans les écrits de justification des dirigeants ou des proches de Vichy, s’est imposée. Ce fut même une logique qui s’appuie sur un fait indiscutable :  contrairement aux pays d’Europe de l’est, la majorité des juifs en France ont survécu. L’idée selon laquelle ce résultat serait imputable à Vichy paraissait alors à l’époque, crédible et logique et reste jusqu’à la fin des années 70. D’ailleurs, Raymond Aron lui donne du crédit jusqu’à la fin de sa vie. Cette théorie commence à être mise à mal dès les années 50 avec des travaux scientifiques avec en tête ceux de Léon Poliakov et de Joseph Billing qui demeurent les premiers historiens à avoir travaillé sur les archives. Mais les études de Joseph Billing qui portent sur le commissariat général aux questions juives n’ont pas alors une grande portée médiatique. Ce que les gens lisaient, étaient par exemple des revues telles qu’Historia qui reprennent la théorie du moindre mal, présentée par des gens qui ne sont pas des historiens mais des proches de Pierre Laval, par exemple. Il ne faut pas perdre de vue qu’à l’époque,  les individus proches d’une manière ou d’une autre de Vichy demeurent très entreprenants. Ainsi, le gendre de Pierre Laval, René de Chambrun, avait ses entrées partout, au point de pouvoir faire interdire en 1971 Le chagrin et la pitié, selon le témoignage du président de l’ORTF de l’époque. Ce sont des individus très actifs, qui publient des tribunes dès lors que des propos qui ne leur plaisent pas, sont publiés. Mais, dans le courant des années 70 et au début des années 80, un consensus scientifique, lié aux travaux de Klarsfeld ou de Robert Paxton par exemple, s’installe et a pour effet de faire disparaître ce discours à l’échelle médiatique. Et encore…. Au début des années 80, on pouvait voir chez Bernard Pivot Serge Klarsfeld affronter le gendre de Pierre Laval. Ces interventions disparaissent au cours des années 80 et 90. Puis vient le discours de Jacques Chirac en juillet 1995.

2014 représente un tournant avec la publication du livre d’Éric Zemmour : Le suicide français.

On assiste à ce moment à un retour dans l’espace médiatique de ces idées que l’on pensait dépassées, et parfaitement identifiées comme étant d’extrême droite. On savait que les individus défendant encore ses thèses étaient eux-mêmes pour certains d’anciens pétainistes ou ayant du moins des raisons personnelles de le faire. Mais ce retour est concordant avec une offensive plus globale de l’extrême-droite sur le plan idéologique. Les deux aspects sont indissociables.

L’entreprise d’Éric Zemmour est donc celle d’une conquête intellectuelle : il s’agit là d’un retour de la vieille doctrine maurassienne qui estime que si on gagne le combat des idées, on peut gagner le combat politique. Or, le combat des idées se mène sur tous les terrains, y compris celui de l’écriture de l’histoire. Il se produit aussi sur fond d’ignorance grandissante de l’histoire. Les témoins disparaissent peu à peu et, par conséquent, certains individus peuvent aujourd’hui se permettre de raconter tout et n’importe quoi sur ces sujets sans être contredits. La différence avec les années 70 et 80 se situe là : lorsque les pétainistes parlaient dans la sphère médiatique, d’une part ils étaient clairement identifiés et d’autre part, ils étaient immédiatement contredits. Actuellement, la situation semble beaucoup plus confuse, et même inquiétante à terme car, il y a encore 20 ans, il était inimaginable qu’un personnage comme Éric Zemmour occuperait la place qu’il a actuellement.

L’intervention de Céline Pigalle a un double objectif : présenter la manière dont le paysage médiatique s’est transformé ces 20 dernières années, et montrer pourquoi et comment Éric Zemmour impose à la machine médiatique son agenda personnel en suscitant le scandale. Sonia Devillers rappelle qu’en 2012 Céline Pigalle devient directrice de la rédaction d’une chaîne de télévision d’info en continu qui n’existe plus, I-Télé, filiale du groupe Canal +. Après son départ en 2015, I-Télé est marquée en 2016 par une grève massive et très longue de la rédaction, suivie du départ de 85 journalistes. Son actionnaire Vincent Bolloré en profite pour conforter les quelques piliers de la chaîne qui sont restés et en recrute d’autres, tandis que la chaîne est rebaptisée CNews. Or, six ans plus tard, c’est sur CNews qu’Éric Zemmour triomphe.

En 2014, Céline Pigalle décide de congédier Éric Zemmour qui est devenu persona non grata. Que s’est-il passé ? Rappelons qu’entre 2006 et 2014, Éric Zemmour débat chaque semaine avec Nicolas Domenach dans l’émission ça se dispute. Par conséquent, lorsque Céline Pigalle arrive en 2012, le débat existe depuis déjà plusieurs années. Mais la sortie d’un suicide français change la donne. En effet, selon Céline Pigalle, lorsque Éric Zemmour était en train de rédiger son ouvrage, lui-même était conscient qu’il était en train de manier la dynamite, il savait absolument et souhaitait en réalité créer le scandale. Il devient dès lors de plus en plus électrique.

Céline Pigalle s’est alors retrouvée dans une situation difficile. D’un côté, l’équipe de ça se dispute tentait de garder une certaine maîtrise de l’antenne et des propos qui étaient tenus, Céline Pigalle ayant notamment instauré la règle que jamais cette mission n’était en direct, elle était toujours enregistrée au préalable pour tenter en tout cas de maîtriser ce qui s’y passait. Mais, de l’autre, la publication du suicide français change la donne. En effet, à la faveur de la sortie de cet ouvrage (et elle pense que c’était un plan largement réfléchi), les différents chapitres du livre avaient déjà été exposés sur les plateaux des différents médias. La participation de Zemmour à chacune des émissions en dehors de ça se dispute avait donné lieu à une nouvelle polémique. La première d’entre elles a lieu sur France 2. En octobre 2014, Zemmour est invité à enregistrer l’émission de Laurent Ruquier On n’est pas couché, dans la soirée du jeudi (pour une diffusion le samedi). Céline Pigalle a le souvenir d’avoir vu Laurent Ruquier arriver le vendredi matin, électrisé par la manière dont Éric Zemmour s’était comporté durant l’enregistrement de l’émission, en particulier face à Léa Salamé qui était revenu sur les passages du livre évoquant le régime de Vichy. Or, il faut préciser qu’à l’échelle de son ouvrage, les propos sur Vichy ne tiennent que sur 8 pages, ce qui est peu en comparaison du reste. Souhaitait-t-il lui-même mettre en valeur ces pages ? L’objectif de Léa Salamé fut, à l’occasion de cette émission, de les mettre en valeur et de pousser Zemmour dans ses retranchements pour lui dire notamment que si des juifs français ont été sauvés à cette époque, ils l’ont été par les Justes et certainement pas par le Maréchal Pétain. L’effet est là : la polémique étant déclenchée, l’agenda est créé. C’est désormais lui qui choisit le fond du débat et ce dont on parle puisque les émissions suivantes rebondissent nécessairement sur les précédentes. Ainsi, à plusieurs reprises, Céline Pigalle s’est donc retrouvée plusieurs fois dans une situation identique. Lorsqu’un débat aurait dû porter sur l’actualité, il est de fait écrasé obligatoirement par le sujet (ou la polémique du moment) qu’il avait mis à l’agenda. Par exemple, la semaine suivante le sujet est revenu, mais cette fois-ci Céline Pigalle avait convoqué un historien pour lui  faire remettre les choses en ordre ; bien évidemment, il avait été demandé à Nicolas Domenach son contradicteur de travailler le sujet afin de répondre point par point à ce que Zemmour avait avancé sur le plateau de Ruquier.

En réalité, la reprise et la mise en place d’un véritable débat contradictoire n’est pas efficace pour deux raisons. Le premier moteur et le plus important (il le dit lui-même tout le temps) est qu’Éric Zemmour est lui-même un idéologue. Par conséquent, son sujet n’est pas la vérité mais la volonté de mettre les choses en ordre d’une façon satisfaisante pour son idéologie. Un de ces moteurs phares est de dire que la France ne peut pas faillir et qu’il faut la défendre envers et contre tous. Conséquence : il est prêt pour cela à mentir (et c’est là la limite des arguments qu’on peut lui opposer). Le but pour lui n’est pas de dire la vérité et cela échappe toujours à son interlocuteur. Au mieux, il répond par la citation d’un auteur. Or dans un débat, il faut un minimum de bonne foi, ne pas avoir un agenda caché qui consiste, quoi qu’il arrive, à dire et répéter les mêmes choses. Par conséquent, elle avait considéré que son équipe n’était plus en maîtrise de leur antenne. Il est aussi intéressant d’analyser et de rappeler selon Sonia Devillers, que Gerard Noiriel dans son ouvrage consacré à l’analyse du phénomène Zemmour, cerne très bien la manière chez Éric Zemmour de susciter le scandale, donc de provoquer la réprobation des médias, ce qui lui permet de dire qu’il est bâillonné et censuré (ce qui est faux puisque Zemmour a continué et continue à publier et à être invité sur les plateaux TV, il y a bien à paradoxe à parler de censure). À partir du moment où il est victimisé, il est automatiquement héroïsé par une autre partie de la médiasphère. Ainsi, le piège fonctionne parfaitement, d’autant qu’il n’a pas hésité à attaquer I-télé en justice, son contrat ayant été rompu en décembre alors qu’il courait jusqu‘à fin juin.

Mais avant cet épisode, il s’était produit un autre événement sur un sujet certainement beaucoup plus anecdotique. Au mois de juillet, lors de la dernière émission de la saison 2014, Éric Zemmour défend sur le plateau l’idée que les Allemands ne peuvent pas gagner la coupe du monde de football, parce qu’ils sont une équipe multiethnique et que le métissage ne fonctionne pas. Nous ne rappellerons pas que la semaine suivante, les Allemands gagnent la Coupe du monde de foot. L’émission s’est arrêtée durant l’été, mais la polémique sur ses propos éclate à la rentrée… Cette idée que le métissage et la société multiethnique ne fonctionnent pas et que la société est moins performante, est déjà là. Or, elle nourrit une ambiance, elle trouble. La polémique entourant la sortie de son essai relève, au fond, de la même démarche.

Laurent Joly reprend la parole et revient sur l’idée qu’il existe toute une offensive de l’extrême droite sur le plan idéologique, et que cela n’arrive pas par hasard. Le suicide français et la polémique autour de la thèse du moindre mal ont été un moyen pour Zemmour de délégitimer la profession des historiens, les institutions, les « sachants » et ceux qui avait une légitimité sur le sujet. Beaucoup d’individus le croient, estimant il y a d’un côté des historiens de gauche et d’autres de droite.  Zemmour a réussi à faire passer cette idée que tout se vaut.

Mais comment peut-on expliquer ses propos sur Vichy ? Quelle est la finalité ? Zemmour considère que l’on bat sa coulpe à tort sur les crimes de Vichy et que, parce qu’on le fait, cela empêche la France d’être suffisamment solide pour mener une politique contre les musulmans et les étrangers. Il n’a cessé de critiquer le discours de Jacques Chirac, délégitimant ainsi la capacité de l’État à distinguer entre les Français et les étrangers. Cette aberration intellectuelle est d’une perversité folle. Le fond de son offensive sur Vichy consiste à dire que la droite française a un énorme complexe envers Vichy qu’elle ne doit plus avoir. Par conséquent, il faut imposer l’idée que Vichy n’a pas commis de crime. La France n’a rien à se reprocher et Jacques Chirac dit n’importe quoi. Selon Laurent Joly, c’est là que se situe le véritable agenda caché de Zemmour lorsqu’il parle d’histoire.

Justement, la droite française est un thème qui a beaucoup occupé Ariane Chemin qui a publié de nombreuses enquêtes pour le quotidien Le Monde. Elle a notamment enquêté sur Éric Zemmour en 2014 mais aussi sur Patrick Buisson en démontrant  comment justement la conquête médiatique partie fait partie des stratégies qui sont pensées et théorisées par ce dernier. Plus récemment, elle a travaillé sur la jeune garde de Valeurs actuelles qui est très présente sur les plateaux des chaînes d’info et qui soutient activement ses proposs.

Elle se souvient de la présence d’Éric Zemmour à la fin des années 90 dans le groupe des « républicains des deux rives », qui réunissait des souverainistes de droite et de gauche. On retrouve également dans ce groupe des proches de Charles Pasqua, de Jean-Pierre Chevènement; il se réunissait sous la bannière de Marianne dans un moulin qui appartenait à Jean-François Kahn. L’un des thèmes favoris développé par ce groupe était l’arrêt de la culture de l’excuse et la puissance de la France. Éric Zemmour adhérait totalement à cette thèse. En 2014, Le suicide français paraît. La rédaction du monde lui conseille de s’intéresser à son auteur. Ariane Chemin se lance dans une longue enquête. Elle se dit que pour comprendre ce phénomène, elle doit questionner les élites. Elle rencontre Catherine Barma productrice de l’émission On n’est pas couché. Elle se souvient très bien de ce rendez-vous car Catherine Barma avait préparé des fiches et semblait prise de panique. Ariane Chemin lui demande alors ce qu’elle avait à répondre sur le discours d’Éric Zemmour. Elle lui répond qu’elle ne connait pas les travaux de Robert Paxton, qu’elle ne l’a pas lu et que, de toutes façons, elle est toujours du côté des opprimés. Ariane Chemin avoue n’avoir pas compris si, ici les opprimés désignaient chez elle Éric Zemmour ou les juifs victimes de la Shoah … À ce titre, en tant que membres de l’élite médiatique, Laurent Ruquier et Catherine Barma ont une responsabilité directe dans la popularisation des propos d’Éric Zemmour[1]. Ariane Chemin estime qu’effectivement la télévision a engendré beaucoup de monstres mais elle n’est pas la seule. Elle rappelle également que ce livre a été publié par une grande maison d’édition, Albin-Michel, qui n’a pas vu le problème.

Ariane Chemin revient sur une autre anecdote explicite. Lors des 70 ans du journal le Monde, en 2012, une grande série d’articles avait été organisée dans lesquels la rédaction revenait sur des épisodes glorieux et beaucoup moins glorieux du journal. Elle s’était notamment penchée sur le cas de Robert Faurisson. Ce dernier était revenu un peu en grâce dans les années 70 grâce à un article que le journal Le Monde avait publié. Elle s’était penchée sur le contexte de cette publication. Robert Faurisson (qui n’était pas un agrégé d’histoire mais un agrégé de littérature) faisait tellement le forcing (en étant présent dans les couloirs, en envoyant des courriers tous les jours), que la rédaction avait fini par le publier. Le premier à avoir remarqué l’effet catastrophique de cette publication fut Pierre Vidal-Naquet. Pourtant, en face avait été publiée une tribune d’historiens qui avaient démonté les thèses de Faurisson. Ariane Chemin avait travaillé notamment avec Laurent Joly pour écrire son article. Avec le recul, elle avoue avoir péché par optimisme à l’époque et juge actuellement la fin de son article catastrophique. Pour elle, Robert Faurisson était alors un vieux monsieur appartenant au passé. Elle s’ est rendue compte de son erreur lorsque Faurisson lui a intenté un procès et que devant la salle d’audience, étaient présents toute l’équipe de Dieudonné et les radios d’extrême droite.

Le jour où « Le Monde » a publié la tribune de Faurisson

Puis Ariane Chemin s’est mise à enquêter sur Patrick Buisson, devenu le conseiller privilégié de Nicolas Sarkozy et qui a eu une influence énorme dans l’avancée de ces idées. Durant de très longues années, il a été le directeur d’une chaîne d’histoire appartenant au groupe TF1 et justement intitulée Histoire avec l’intention d’apporter un contre-récit par son intermédiaire. Mais que s’est-il passé entre 2014 et aujourd’hui ? Selon Sonia Devillers, Éric Zemmour avait parfaitement bien analysé et compris que toutes les conditions médiatiques étaient réunies pour lui servir de terreau puisque les chaînes gratuites (et pas seulement les chaînes d’information continue), étaient alors lancées dans une féroce concurrence. Les talk-show comme celui de Cyril Hanouna  ont participé à cette course, soit pour renforcer leurs succès, soit pour se remuscler à la suite d’une chute de l’audience, la stratégie consistant à élargir les thèmes abordés au-delà du divertissement. Des débats de société sont proposés animés par des chroniqueurs de Valeurs actuelles et en invitant par exemple des personnalités d’extrême-droite à débattre avec eux. Dans le même temps, depuis la sortie du Suicide français en 2014, les polémiques concernant Éric Zemmour n’ont plus cessé, les procès et contre-procès se sont multipliés et, au final, l’ensemble a été extrêmement bénéfique pour lui. Cependant, Ariane Chemin estime que le chemin d’Éric Zemmour n’est pas si simple que cela car il reste toujours sur la brèche. Elle est d’accord sur un point avec Sonia Devillers : la concurrence entre les différentes chaînes a pu convenir à certaines bascules et permettre une tolérance à certains discours mensongers et idéologiques donnant ainsi l’illusion d’un fondement sérieux sur des théories qui ne le sont pas, telles que l’incapacité totale des femmes à occuper le pouvoir ou le caractère délinquant de toute la population arabe. D’autre part, Eric Zemmour appartenait à l’univers des talk-show et à une époque de forte concurrence entre eux, il était l’invité qui allait faire le spectacle, créer la polémique et le buzz. Aujourd’hui, la chaîne qui lui consacre une émission quotidienne a, de fait annihilé le caractère opportuniste de sa présence sur les plateaux, cet aspect s’effaçant au profit de l’envie de promouvoir simplement ce personnage et son idéologie. Comme l’a souligné récemment Marc Lazar dans un article récent consacré au savoir, cette démarche s’inscrit aussi dans un paysage global que l’on observe aux États-Unis depuis quelques années et qui est marqué par une dynamique de ré-information. Selon lui, le savoir et l’expertise sont désormais largement vécus par une partie de la population  comme une forme d’écrasement et de domination de la part des « sachants ». Le contre-discours consiste à leur dire : vous avez bien le droit de penser autrement. Sonia Devillers conçoit en effet qu’il existe une très grande différence entre inviter Zemmour pour faire du buzz et provoquer un clash et la diffusion de séquences virales et racoleuses, et faire de Zemmour le socle d’un média (CNews) car derrière, il y a en réalité un projet politique.

De son côté, Patrick Buisson avait aussi parfaitement compris qu’il fallait pénétrer le pouvoir pour pouvoir imposer des idées (ce qui rejoint la thèse de Maurras). La chaîne Histoire correspondait parfaitement à cet objectif dans un contexte qui lui était favorable puisque les cases d’histoire à la télévision sont devenues minoritaires tandis que la promotion des études scientifiques sont devenues quasi inexistantes[2]. Or, les chroniqueurs d’Histoire viennent de la droite maurrassienne, de l’Action Française et de la mouvance identitaire … La pluralité est inexistante. Il faut également rappeler que Patrick Buisson a exercé longtemps au sein des médias, notamment en tant que rédacteur en chef du journal Minute qui a engendré la jeune garde de Valeurs actuelles. Patrick Buisson a réussi à fasciner Nicolas Sarkozy car il lui a donné des thématiques dans le but surtout de rester populaire. De fait, il a réussi à imposer ses vues durant tout un quinquennat. Les sujets qu’il a mis en avant sont restés, véhiculés par les jeunes de Valeurs actuelles à qui il a conseillé d’investir les plateaux télé car c’était là, selon Buisson le secret de la réussite. Ils ont suivi son conseil, avec succès. Mais en parallèle, rappelons qu’Éric Zemmour est journaliste au Figaro, un des principaux quotidiens français, ce qui ne pose visiblement aucun problème à la rédaction, du moins à une partie d’entre elle, comme Geoffroy Lejeune. Le cas de Franck Ferrand est aussi éloquent. Historien d’Europe 1, il est d’ailleurs passé à Valeurs actuelles. Il est surtout représentatif d’un choix des médias qui ont choisi de privilégier les historiens (qui, au passage, ne le sont pas forcément) qui aiment les personnages et qui racontent la grande histoire par la petite, à la manière d’un conte ou d’un roman, de manière positive et romanesque, en effaçant tout ce qui relève de la tragédie. Ainsi Franck Ferrand (titulaire d’un DEA d’Histoire moderne, soutenu à l’EHESS en 1991 ) n’a pas hésité à aller au Puy-du-Fou pour accompagner un discours de Philippe de Villiers. Laurent Joly évoque sa perception du traitement de l’histoire à travers les médias : le manque réside plutôt dans l’absence d’émission grand public consacrée à l’histoire à la télévision.

Or, dans le même temps, tous les producteurs de documentaires le confirmeront, la Seconde Guerre mondiale, le Général de Gaulle et la Résistance par exemple, font partie des thèmes préférés des spectateurs et la télévision y consacre une large part. Il est très compliqué de vendre un documentaire si on ne parle pas de la Seconde Guerre mondiale.

Laurent Joly estime de son côté que la télévision et le service public restent encore vraiment un bastion  de défense d’une culture et d’un savoir légitime fondés sur des recherches sérieuses. Son travail sur des films et des documentaires, avec des interlocuteurs soucieux de réalité, illustre cette volonté. En 20 ans, le monde médiatique a malgré tout profondément évolué. Laurent Joly nuance les propos précédents car selon lui, ce n’est pas la présence d’individus qui certes, ne sont pas des historiens de formations et qui racontent des histoires sympathiques et positives qui sont dérangeants, car ils ont toujours été là (avant, il y avait Alain Decaux, ou encore André Castelot qui s’inscrivaient dans cette veine) mais plutôt la disparition d’émissions grand public où l’on évoquait les livres et les travaux des chercheurs. Un âge d’or a existé dans les années 70-90. De nos jours, un historien a davantage de mal à avoir accès aux grands médias, y compris sur France-Culture.

Laurent Joly revient en conclusion à Éric Zemmour en comparant ses propos actuels à ceux de 2014. À l’époque, les thèmes qu’il développaient restaient encore très classiques et axés sur la défense du maréchal Pétain. Actuellement, il relève « une véritable petite musique négationniste » qui a commencé à émerger chez lui à partir de 2018 et qui consiste à dire, par exemple, que la rafle du Vel’ d’Hiv’ a connu un précédent sous la IIIe République en mai 1940, ou que l’État ne s’est pas contenté de défendre les juifs français mais aurait répondu aux vœux secrets de ces derniers qui auraient souhaité se débarrasser des étrangers… Quelle sera l’étape prochaine ? Certes et heureusement, il reste encore la possibilité de s’exprimer. Mais deux écueils empêchent cette expression : le paysage médiatique est extrêmement éclaté tandis que les repères historiques manquent de plus en plus et pas seulement chez les jeunes, mais aussi chez un certain nombre de journalistes. Une troisième difficulté est relevée : la complexité de l’histoire a du mal à s’inscrire dans l’espace médiatique. En effet, elle nécessite du temps alors que l’immédiateté domine. Par conséquent, il est certainement plus efficace de contrer Zemmour en lui opposant des raccourcis et des éléments sensationnels, la complexité de l’histoire ne trouvant pas sa place. Laurent Joly est donc très nuancé sur les possibilités dont on dispose actuellement pour contrer les discours de Zemmour.

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[1] Rappelons malgré tout que Laurent Ruquier a exprimé publiquement ses regrets pour avoir laissé Zemmour s’exprimer et lui avoir offert une tribune (Ndlr).

[2] Par exemple, en novembre 2020, a été publié le journal de Paul Morand sur  régime de Vichy qui pourtant s’impose comme un ouvrage majeur. Or, aucun espace à la télévision n’a évoqué ce livre. Paul Morand Journal de guerre. Londres, Paris, Vichy (1939-1943), Paris,Gallimard, 1040 pages, 27 euros.

Vidéo de la conférence Vichy, Pétain et la Shoah : la thèse du « moindre mal » de 1945 à nos jours