Table ronde organisée dans le cadre du cycle « autour du 27 Janvier 1945 » et à l’occasion de la parution de l’ouvrage Nouvelle histoire de la Shoah, sous la direction d’Alexandre Bande, Pierre-Jérôme Biscarat et Olivier Lalieu, Passés composés / Humensis, 2021.

Présentation de la soirée sur le site du Mémorial

Depuis trente ans, l’historiographie sur le nazisme et la Shoah a profondément évolué, grâce aux travaux d’une nouvelle génération de chercheuses et chercheurs, notamment concernant les centres de mises à mort, l’aide et le sauvetage en France, l’Allemagne, le monde arabo-musulman et la Shoah, mais aussi les défis de l’enseignement de la Shoah, les enjeux des voyages sur les lieux de mémoire, ou encore le négationnisme et le lien entre complotisme et antisémitisme… Des éléments clés seront partagés concernant ces thématiques.

En présence de Valérie Igounet, docteure en histoire à Sciences Po Paris, directrice adjointe de l’Observatoire du conspirationnisme, Cindy Biesse, historienne, enseignante, Christophe Tarricone, professeur agrégé d’histoire- géographie, d’Alexandre Bande, docteur en histoire, de Pierre-Jérôme Biscarat, chargé de mission pour la ville de Lyon à la Mémoire, aux Droits et aux Cultes, d’Olivier Lalieu, historien, responsable de l’aménagement des lieux de mémoire et projets externes au Mémorial de la Shoah, et de Dominique Trimbur, chercheur associé au Centre de recherche français à Jérusalem (CRFJ).

La deuxième partie de la soirée débute vers 20h30 sous la direction de Dominique Trimbur avec une deuxième table ronde réunissant :

-Valérie Igounet, docteur en histoire directrice adjointe de l’observatoire du conspirationnisme. On peut affirmer sans exagérer qu’elle est, actuellement, la plus grande spécialiste en France du négationnisme et une fine connaisseuse de l’extrême droite en France. Ses livres sont devenus des références voire même des classiques. Valérie Igounet a notamment publié une Histoire du négationnisme aux éditions du Seuil en 2000 et une étude très intéressante sur le Front National de 1972 à nos jours, parue en 2014, et surtout, elle a relevé le relevé le défi de présenter le négationnisme en France dans la collection Que sais-je ? en 2020.

-Olivier Lalieu est historien au Mémorial de la Shoah, membre du Centre international pour l’éducation sur Auschwitz et l’Holocauste au musée d’État Auschwitz-Birkenau, auteur de plusieurs ouvrages et articles sur l’histoire de la mémoire de la déportation. Il a notamment publié une Histoire de la mémoire de la Shoah en 2015 et a dirigé La Shoah au cœur de l’anéantissement publié chez Taillandier exactement au même moment que l’ouvrage dont il est question ce soir, et dont il est l’un des co-auteurs.

-Alexandre Bande, professeur d’histoire en classe préparatoire au lycée Janson de Sally, docteur en histoire sur un sujet complètement extérieur aux préoccupations du soir[1], expert notamment auprès de la Fondation pour la mémoire de la Shoah, initiateur de multiples voyages pédagogiques notamment à Auschwitz et coordinateur de projets liés à l’histoire et la mémoire du site d’Auschwitz-Birkenau notamment l’excellent Web documentaire les deux albums d’Auschwitz. Il a aussi contribué au volume collectif intitulé Les Juifs, une tache aveugle dans le récit national français publié en mars 2021 chez Albin Michel.

Pierre-Jérôme Biscarat est chargé de mission à la ville de Lyon pour les questions de mémoires, droit et cultes, longtemps responsable pédagogique de la maison d’Izieu, membre du conseil scientifique du Centre européen de ressources pour la recherche et l’enseignement sur la Shoah à l’Est (université Paris IV-Sorbonne/ Yahad-In Unum). Enfin, il a été également membre du Mémorial de Caen auteur de nombreux articles et ouvrages en particulier sur l’histoire de la colonie d’Izieu et surtout il est surtout le coauteur du guide historique d’Auschwitz dont on attend la réédition aux éditions Autrement.

***

Valérie Igounet débute son intervention en remettant en perspective l’histoire du négationnisme qui a la particularité de continuer. Depuis la remise des contributions à l’ouvrage, elle pourrait davantage nous parler des événements survenus durant ces longs mois au lieu de ce qu’elle a elle-même rédigé pour la Nouvelle histoire de la Shoah[2] mais elle préfère revenir sur cette histoire du temps présent. Elle estime donc nécessaire de commencer par prononcer un mot indispensable et incontournable qui est au cœur du négationnisme : l’antisémitisme.  Cette histoire commence en 1948. Pourquoi ? L’année correspond à la création d’Israël et les premiers mots de Maurice Bardèche initiateur du négationnisme et beau-frère de l’ancien collaborateur Robert Brasillach, affirme doctement que les Juifs ont menti et qu’ils ont évidemment inventé leur génocide pour créer leur état, Israël, mais aussi pour assouvir leur sentiment de domination mondiale qu’ils auraient depuis des siècles. Aujourd’hui comme hier ce mythe du complot sioniste mondial demeure au centre de cette propagande antisémite.

L’année 1967 est une nouvelle étape et correspond à la guerre des six jours. L’extrême droite prend la défense des Arabes pour expliquer que les Juifs ont menti pour expulser les Palestiniens. Ici, nous sommes sur les articulations presque majeures du négationnisme dans la mesure où la défense des Palestiniens s’effectue par antisionisme. Des mots s’accolent avec cette propagande.

Les négationnistes, des as de la comm’ avant tout

Mais le négationnisme marche surtout par la médiatisation et Valérie Igounet rappelle que ces animateurs sont avant tout des as de la communication. Le phénomène a explosé en France avec Robert Faurisson qui n’est pas un antisémite « professionnel » mais un universitaire, professeur de littérature à la faculté de Lyon II. Il n’y a pas d’historien négationniste. Cet individu, et c’est aussi une des spécificités françaises, se rend à Auschwitz plusieurs fois. En s’appuyant sur des documents il affirme que techniquement les chambres à gaz n’ont jamais pu exterminer des hommes. Sa démarche est novatrice dans la mesure où il se base sous un angle technique et non raciste. La démarche est payante puisque Robert Faurisson est publié dans le Monde en décembre 1978. A partir de là le négationnisme s’est répandu en France.

Valérie Igounet insiste aussi sur le rôle joué par Internet et le fait qu’il y a clairement un avant et un après. Lorsqu’elle était jeune chercheuse, elle allait chercher ses documents dans les librairies néonazies. Avec Internet elle a désormais pu (re)trouver les documents néonazis sur le net. Internet a fait exploser à un niveau international le négationnisme via les sites négationnistes mais aussi sur des sites qui ne le sont pas.  Actuellement, des enquêtes d’opinions qui ont été menées entre autres par l’Observatoire du négationnisme et la Fondation Jean Jaurès montrent que cette théorie développée par Faurisson recueille plus de 20 % d’adhésion. Au sein du Rassemblement National on est plutôt sur la théorie du Grand Remplacement qui n’est pas directement liée au négationnisme mais qui pose malgré tout problème pour une jeune génération qui s’informe essentiellement par le net.

Dominique Trimbur reprend la parole justement pour rappeler une remarque faite récemment par le nouveau Président de Yad Vashem, Dani Dayan selon lequel le négationnisme ne serait plus vraiment le problème. Pour lui, le vrai serait la banalisation auquel on pourrait ajouter, d’après Piotr Cywinski[3] la méconnaissance ou l’indifférence. Par conséquent, faut-il craindre le risque d’une banalisation ou est-ce quelquechose qui ouvre la voie à un renforcement de la singularité de l’histoire de la Shoah ?

Valérie Igounet estime que cette question de la banalisation est très compliquée. Il faut la craindre quelquepart et on la vit tous les jours. Il suffit de regarder les gilets jaunes et, plus récemment, les manifestations où les opposants au passe sanitaire ou au vaccin portent l’étoile jaune. Or, il y a tout un discours antisémite et complotiste qui les accompagnent. Peut-être sommes-nous dans une forme d’acceptation bien que le mot ne soit pas complètement exact pour elle, mais c’est le premier qui lui vient à l’esprit. Le temps qui s’estompe, avec les témoins qui disparaissent, montre que l’on est à un tournant de l’histoire de la mémoire et de cette histoire du génocide juif, l’immédiateté n’est plus là. Valérie Igounet repense à la jeune génération et, sans pour autant focaliser dessus elle revient sur une enquête d’opinion menée par une O.N.G., Libération 75 qui a interrogé à peu près 3500 adolescents. Au final, 22 % des adolescents ne savaient pas dire ce qu’était l’Holocauste tandis que 67 % savait à peu près ce que c’était. 33 % ne connaissaient pas du tout l’événement et c’est là le problème. Plus les enquêtes d’opinion avancent et plus elles confirment ce fait. Méconnaissance et banalisation sont pour elle les deux mots phares. Mais la comparaison est une notion beaucoup plus compliquée parce qu’elle estime qu’en histoire on ne peut pas comparer même si des points semblables existent. Dominique Trimbur en profite pour signaler qu’une nouvelle querelle oppose actuellement les historiens sur la question de la comparaison avec d’autres génocides.

Échange avec le public

Que peut-on dire à des gens qui disent que nier les événements de la Shoah est une forme de liberté d’expression ? On peut remarquer qu’une tolérance exceptionnelle a été accordée envers ces gens pour qui cela relève de la liberté d’expression mais qui devient insupportable.

Valérie Igounet rappelle que c’était l’argument employé par Jean-Gabriel Cohn-Bendit dans les années 80 pour défendre Faurisson. En effet, il estimait qu’on devait le laisser, lui et les autres, exprimer leurs opinions. Que répondre à la question : est-ce que l’antisémitisme relève de la liberté d’expression ? Non évidemment. Des lois existent, la loi Pleven et surtout la loi Gayssot qui, justement, ont institué un délit. Avec un jeune, un dialogue peut être constructif s’il n’y a pas d’arrière-pensée. Ici on parle de personnes qui, quand on les écoute toute la journée, ne cessent d’invoquer la liberté d’expression ou leur antisionisme et défendent des théories à mots couverts, donc ont des arrière-pensées. Dans ce cas, on ferme la porte une fois qu’on leur a opposé notre refus. Est-ce une question de tolérance ? Non. Pour Valérie Igounet, c’est une question d’essayer d’avertir et d’avoir une action presque pédagogique, d’essayer d’expliciter qui avancent ces arguments pourquoi et comment ils le disent et pourquoi il invoque justement cette liberté d’expression. Et ici nous parlons en réalité en tant que citoyens.

***

La mémoire de la Shoah

Olivier Lalieu prend la parole pour évoquer la mémoire de l’histoire de la Shoah et salue l’intervention précédente de Valérie Igounet qui a posé un certain nombre de jalons. Ils nous permettent aussi d’apprécier à leur juste mesure certains aspects de l’histoire de cette mémoire qui présente un certain nombre de paradoxes. En effet, le nombre de survivants n’a jamais été aussi faible mais elle n’a jamais été autant présente dans l’espace public et en même temps jamais aussi menacée et attaquée, haineusement. Par conséquent, il faut un peu casser cette image d’une mémoire prédominante surpuissante, qui aurait tout écrasé. On parle ici de représentation et de construction de la perception par les contemporains mais aussi d’affirmation dans l’espace public de la persécution de l’extermination des Juifs. Dans sa contribution, Olivier Lalieu n’oublie pas de la remettre en perspective avec une situation internationale qui a irrigué le contexte français. Au fond, cette reconnaissance de la mémoire de la Shoah n’est pas un phénomène stricto sensu français. A l’échelle internationale, le symbole de cette reconnaissance est l’adoption en 2005 par les Nations unies de la journée internationale pour la mémoire des victimes de l’Holocauste.  Elle vient parachever en réalité un processus sur le temps long qui finalement est quasi concomitant avec les faits eux-mêmes.

Sur le plan historiographique nous avons eu quelques débats homériques ces dernières décennies. En France la grande historienne de la mémoire de la Shoah est Annette Wievorka [4]qui a montré la difficulté de l’émergence de cette mémoire dans l’immédiate après-guerre. Mais difficulté ne veut pas dire absence. En effet, que ce soit à travers le témoignage d’un très grand nombre de survivants ou de gestes symboliques dans l’espace public comme les commémorations et les actions concrètes, la mémoire du génocide existe et est portée en France dès la Libération. Mais elle reste minoritaire dans les représentations de la Seconde Guerre mondiale face à la mémoire, dominante, de la Résistance.

A partir du procès Eichmann à Jérusalem en 1961, un éclairage tout à fait nouveau et majeur. D’étape en étape, la mémoire de la Shoah va au cours des années 70 80 et 90 émerger pleinement dans l’espace public. Mais cette vision a été critiquée au sens scientifique du terme par des historiens qui ont montré que, plus qu’une période de silence, les années 50 avaient été aussi un moment d’affirmation dans l’espace publique de la mémoire du génocide, par exemple à travers les travaux de l’historien Léon Poliakov publiés en 1951, ou la publication française du journal d’Anne Franck dès 1950, qui sont remarqués. Mais, plus qu’une confrontation comme on les aime entre deux scientifiques, il faut y voir une continuité car on ne peut nier que l’affirmation et la reconnaissance dans l’espace public de la Shoah a été tardive (de même que le terme de Shoah). Cette histoire de la mémoire n’est donc pas linéaire et cadre mal avec une vision chronologique pure où l’on considérerait qu’à partir d’une date il y aurait un basculement qui s’opère. Il y a plutôt eu des glissements successifs qui, en vérité, montrent des tendances indéniables.

Pour conclure les 5 minutes imparties, Olivier Lalieu souhaite faire le lien avec la présentation de Valérie Igounet. Pour illustrer ce basculement, il revient sur la publication dans le Monde de la lettre de Faurisson pour le réinscrire dans une chronologie un peu plus fine et dans un enchaînement d’événements qui montrent la dynamique qui s’opère et converge vers la fin des années 70 dans ce mouvement pour la reconnaissance. Une force dominante en France et en Allemagne doit être mentionnée en la personne de Serge et Beate Klarsfeld avec :

– La gifle donnée au Chancelier Kiesinger en 1968 par Beate Klarsfeld

-et la publication en 1978 du Mémorial de la déportation des Juifs de France par Serge Klarsfeld. Liste des victimes de la Shoah, elle se veut une pièce d’accusation contre les trois grands criminels nazis jugés à Cologne en 1979 à l’instigation de plus de 10 ans de combats menés par les Klarsfeld, qui, en plus, s’appuient sur la presse pour faire converger de nouvelles parties civiles.  Dans le contexte de cet appel à l’opinion à travers la presse, et de cette sortie du Mémorial de la déportation qui a un impact certain, le 28 octobre 1978 sort en parallèle l’interview de Louis Darquier de Pellepoix réalisée par Philippe Gagnier-Raymond pour l’Express, et qui explique qu’à Auschwitz : « on a gazé [que] les poux », tandis que la lettre de Faurisson est publiée dans le Monde en décembre. De grandes personnalités prennent position comme le premier président du Mémorial Georges Wellers et au-delà la grande historienne Olga Wormser-Migot répond aussi. Dans ce contexte, la France accepte de diffuser la série américaine Holocauste qui avait connu un grand succès aux Etats Unis et en Israël et qui avait contribué à apporter un coup de projecteur marquant sur ce que l’on n’appelait pas encore la Shoah. L’historien Henri Rousso analyse cette convergence d’événements comme étant « un enchaînement diabolique ».

Dominique Trimbur tente une question qui se veut provocatrice : dans ce contexte de campagne électorale est-ce qu’on doit dire qu’il y a une sorte d’échec de la mémoire ou plutôt de la Shoah dans la mesure où nous avons un candidat qui est capable de dire des choses à rebours de la recherche historique, les historiens étant très mobilisés actuellement contre ce discours ?

Toute l’histoire de l’institution du Centre de documentation de l’histoire juive contemporaine, le Mémorial du martyr juif inconnu ou encore même le Mémorial de la Shoah, se sont élevés contre cette falsification et surtout se sont attelés avec d’autres à défendre la mémoire de la Shoah et à établir la vérité historique. Sur le terrain du négationnisme il faudrait aussi considérer cette montée en puissance, contre laquelle Simone Veil, première présidente de la Fondation pour la mémoire de la Shoah s’est élevée. On pourrait considérer que c’est un échec collectif et que toutes les politiques qui visent à lutter contre le négationnisme l’antisémitisme et à promouvoir la mémoire de la Shoah sont des échecs. Mais Olivier Lalieu n’y croit pas. Il estime que cela montre surtout la fragilité de la République et des démocraties et la nécessité de les entretenir au jour le jour. C’est à nous surtout de rester vigilants et il rappelle qu’il s’agit là d’un combat de tous les jours.

Dominique Trimbur l’interroge sur la pertinence des rituels et lui demande quel est son positionnement car il existe un renouvellement historiographique auquel il a contribué et qui propose de dépasser certaines notions. Un essai récent du sociologue Philippe Mesnard qui parle des paradoxes de la mémoire[5] a été publié, et on peut également citer l’invitation récente de Vincent Engel à éprouver non pas un devoir de mémoire ou d’effectuer un travail de mémoire mais de ressentir un désir de mémoire[6]. Quelle est son opinion sur la question ?

Pour Olivier Lalieu, la question de la ritualisation est constitutive des usages républicains. Si, par ritualisation on entend « habitude » et « routine », alors cela prend une autre valeur. S’il s’agit de forger des cadres pour structurer et réaffirmer, dans l’espace public, un certain nombre de valeurs et de facettes de notre histoire commune, il estime qu’il faut assumer cette ritualisation. En revanche, il faut savoir aussi la dépasser et l’adapter. Ce basculement, qui a été évoqué avec la disparition de la dernière génération des déportés et survivants de la Shoah, impose de garder une partie des usages mais aussi de s’adapter notamment aux nouvelles technologies, tels que les réseaux sociaux qui sont effectivement un grand danger mais aussi, dans le même temps, un atout. Il faut savoir les investir avec rigueur et inventivité. Il n’est donc pas pour l’autoflagellation permanente mais il n’est pas là non plus ici pour réaffirmer la nécessité d’être habité par des certitudes. Il faut être pour lui volontariste, lucide et combatif.

Au coeur de la démarche pédagogique : les voyages mémoriels …

Dominique Trimbur laisse la parole à Alexande Bande et Pierre-Jérôme Biscarat sur la question des voyages mémoriels. Avant de débuter, Alexandre Bande tient à signaler qu’il est très heureux de voir évoqué ce soir ce qui était à l’origine un des objectifs de l’ouvrage, c’est-à-dire de pouvoir traiter d’éléments factuels, ceux qui ont été abordés dans la première partie et pouvoir aborder des questions très contemporaines, des questions transversales comme celle qui unit mémoire et négationnisme, et des entrées sur des thèmes longtemps laissés de côté.

Pierre – Jérôme Biscarat et Alexandre Bande sont régulièrement sur le terrain de l’histoire de la mémoire de la Shoah et ils souhaitaient proposer dans cet ouvrage une synthèse destinée à la fois aux enseignants mais également aux lecteurs qui ne connaissent peut-être pas toujours les enjeux liés aux voyages mémoriels, sur ces lieux d’histoire et de mémoire de la Shoah. Nous avons la chance en France de disposer d’un certain nombre d’espaces qui permettent d’accompagner des élèves, des étudiants voir même aussi des adultes.

Depuis plusieurs années, possibilité est donnée de pouvoir se déplacer à l’échelle européenne et en particulier, puisque l’on parle du processus génocidaire, en Europe de l’Est, à Auschwitz et en Pologne mais pas uniquement. Ils se sont rendus compte en travaillant sur le sujet que cette question est encore terriblement d’actualité et que l’un des enjeux, celui de la transmission de l’histoire et de la mémoire de la Shoah, peut et doit passer et ce, malgré les difficultés, les contraintes matérielles temporelles et le côté chronophage de ce genre de projet. Mais ces déplacements ne sauraient s’effectuer à des fins purement touristiques. En effet,ils ne peuvent pas s’envisager sans aucune préparation, et sans motivation. Mais ils ont également conscients que l’on est actuellement dans une société de tourisme mémoriel qui s’emballe. Ainsi, avant l’épidémie, le site d’Auschwitz avait atteint plus de 2 millions de visiteurs par an alors qu’il y a une quinzaine d’années cela se chiffrait aux alentours d’une dizaine de milliers de personnes.

Par conséquent, pour Pierre-Jérôme Biscarat les enjeux étaient de démontrer qu’un déplacement en dehors de la France, qu’il soit destiné à des collégiens des lycéens des étudiants ou des adultes, avait pour objectif non pas de susciter seulement l’émotion (qui peut survenir) mais aussi et surtout de transmettre des informations et des connaissances. Personnellement, il considère que l’endroit où un événement a eu lieu est une interface exceptionnelle pour transmettre des connaissances. Si ensuite, pour des raisons familiales personnelles ou individuelles, l’émotion est présente, il n’y a pas de raison de vouloir l’éloigner ou l’analyser. Mais ce qui est certain, c’est qu’il existe certains lieux plus propices que d’autres. Bien sûr, la synthèse et le lieu symbolique de l’extermination des juifs d’Europe restent Auschwitz-Birkenau que l’on connaît et sur lequel il estime qu’il y a encore beaucoup à dire avec des étudiants et des groupes.

Ces voyages sont aujourd’hui confrontés à des enjeux mémoriels importants avec notamment le positionnement du gouvernement polonais qui rend la réalisation parfois précaire, et en même temps, ils estiment aussi qu’il faut essayer d’ouvrir la réflexion sur les lieux et les endroits qui paraissent importants en s’appuyant sur tout ce qui peut se faire aujourd’hui à l’échelle de l’Union européenne, des échanges avec certains pays et la coopération avec des historiens polonais, qui sur le terrain, font un gros travail pour continuer à faire passer cette histoire et ce message qui leur tient à cœur. Cela suppose donc d’aller vers des lieux sans doute un peu moins touristiques.

Pour en revenir à l’ouvrage présenté ce soir, Alexandre Bande renvoie enfin le lecteur vers la contribution de Iannis Roder qui démontre qu’il existe des enjeux spécifiques liés à la formation des enseignants[7]. Si l’on veut que vive encore cette mémoire est si l’on veut se donner les moyens de lutter contre la désinformation qui circule, il faut des enseignants qui soient capables de maîtriser les réseaux sociaux et d’affronter la réalité mais aussi d’avoir des connaissances factuelles solides pour pouvoir s’opposer. Les voyages mémoriels sont donc, aussi, très étroitement liés à cette formation des enseignants.

Pierre-Jérôme Biscarat revient lui aussi sur l’intervention de Valérie Igounet et évoque brièvement la figure de Pierre Vidal-Naquet qui s’est engagé contre le négationnisme. À la question que fait-t-on face au négationnisme ? Pierre-Jérôme Biscarat avoue que cela l’effraie et l’amuse en même temps de constater que l’extrême droite se plaint de ne pas avoir la parole et défend la liberté d’expression. Pour lui c’est surréaliste et il souligne le fait que la parole est actuellement donnée à ceux qui nient ou minimise le rôle de Vichy dans la déportation des Juifs, mais cette parole n’est pas portée en premier lieu par Internet mais à la radio et télévision par la volonté d’un groupe de médias. Pour lui, cette situation est hallucinante.

… et des lieux

Pour en revenir à la question des lieux, quand il a rencontré Piotr Cywinski, ce dernier lui a expliqué que c’était d’être sur le lieu qui lui permettait d’élargir la conscience de l’événement. Effectivement, il reconnaît qu’il y a cette force des lieux. Il rejoint en cela l’historien Nicolas Offenstadt pour la Première Guerre mondiale mais qui en même temps estime qu’il faut élargir et proposer une histoire de plein air pour les enseignants, et les professeurs universités, donc sortir des salles et des labos de recherche et aller sur les lieux. Pour lui, une de ses expériences professionnelles marquantes a été de partir avec le père Patrick Desbois et l’association Yahad-In Unum en Europe de l’est (en Ukraine, Biélorussie…). Il pense que certes les lieux en France, en Allemagne ou en Pologne sont importants mais il estime qu’il y a d’autres territoires pédagogiques que l’on peut expérimenter. Dans cet ordre d’idée, il évoque une expérience pédagogique réussie impliquant des élèves d’un lycée professionnel partis à Minsk en Biélorussie, en 2019.  Ils ont rencontré des témoins, utilisé les documents. L’expérience pédagogique a parfaitement fonctionné, démontrant au passage que ce triptyque consistant à aller sur les lieux avec des documents et en rencontrant des témoins fonctionne véritablement bien avec les élèves dont l’attention est pleinement mobilisée. Bien sûr actuellement avec la crise sanitaire et politique que traverse l’Europe de l’Est et il paraît fortement improbable de pouvoir y retourner mais l’idée est à retenir une fois la double crise passée, les pays baltes pouvant être une destination à retenir.

Il revient également sur la question de l’émotion il estime qu’on ne peut pas la balayer en brandissant l’argumentaire selon lequel c’est de l’histoire avant tout. Il pense que l’on peut prendre en compte cette question de l’émotion en plus et notamment la question du recueillement. Quand on se retrouve face à un vieux cimetière juif ou une fosse commune. Il pense que l’on peut demander aux élèves quelques soit leur confession d’avoir un temps de recueillement.

Les jeunes connaissent-ils mal la Shoah ?

Pour terminer, Pierre-Jérôme Biscarat veut pousser un autre coup de gueule concernant l’idée qu’il ne partage pas selon laquelle les jeunes en France connaîtraient mal la Shoah. Il a travaillé durant 15 ans à Lisieux, il a vu défiler des milliers d’élèves, de tout type d’établissement et continu à travailler et emmener des jeunes sur les lieux. Certes il a affaire aux enseignants parmi les plus motivés mais il ne partage pas le constat catastrophique qui est fait sur la connaissance de la Shoah et sa banalisation. Ayant rencontré des enseignants lui expliquant que les élèves sont plutôt réceptifs, et constaté que, sur le terrain les élèves qui dérapent sont des exceptions, il a par conséquent du mal à croire aux sondages indiquant qu’un quart des élèves n’ont jamais entendu parler de la Shoah d’autant que cette dernière apparaît quatre fois dans le cursus scolaire, du primaire au lycée. Il prend soin de préciser qu’il ne dit pas qu’il n’y a pas de problème mais cela lui semble parfaitement exagéré.

Alexandre Bande souhaite revenir sur le point de vue de Pierre-Jérôme Biscarat et souligne qu’il faut nuancer le propos car, quand on enseigne, on est lucide sur ce qu’un élève retient. Ce n’est pas forcément nécessairement lié à la question spécifique de la Shoah car quelqu’un qui est sorti de l’école il y a 15 ou 20 ans, peut ne pas se souvenir de tout ce qu’il a appris lorsqu’on lui pose la question. Après il y a aussi une volonté de mémoire orientée qui peut exister, c’est indéniable, mais c’est un autre sujet. Nous, professeurs, sommes obligés de rester optimistes car sinon nous ne savons plus que nous faisons. Mais cette question de l’optimisme et du réalisme pose la question du juste équilibre à trouver entre les deux.

Pour ce qui est des substituts telles les immersions virtuelles, si c’est pour compenser l’absence de déplacement pédagogique pourquoi pas ? Mais la fameuse force du lieu dont Pierre Jérôme parlait n’est pas transcrite par les images, elle est palpable sur les lieux, on comprend mieux la topographie d’un lieu où sont enterrés des corps humains, la structure d’une chambre à gaz même détruite comme celles de Birkenau, on est dans un autre registre quand on est sur le front de mer à Omaha Beach on y devine où ont débarqué les soldats américains et où se trouvaient les mitrailleuses allemandes, rien ne remplace cet élément-là pour comprendre ce que le carnage a pu être … Mais d’un autre côté, aller sur site juste pour y aller cela ne sert à rien. Un juste équilibre est à trouver, que nous enseignants pouvons faire ainsi que les préparateurs et les spécialistes de la mémoire de la Shoah qui accompagnent chaque année des voyages en quantité importante. Enfin, le lieu le tourisme de masse sur le lieu de mémoire est un aspect différent.

Pierre-Jérôme Biscarat estime que si les technologies viennent compléter le travail pédagogique, pourquoi pas mais il pense aussi que rien ne remplace la présence sur les lieux, tout comme ceux qui enseignent savent que les cours à distance sont un véritable cauchemar et ne remplacent pas le présentiel. Il est plutôt favorable à une immersion sur les lieux.  Alexandre Bande émet quant à lui une suggestion : dans la mesure où les témoins disparaissent actuellement on pourrait envisager pourquoi pas, sur site, un système qui permettrait d’entendre des témoignages, soit en audio soit en vision, à l’endroit précis où s’est déroulé un événement. Cela pourrait être un objectif qui aurait du sens dans les années à venir. Mais le lieu lui-même, on ne peut pas le remplacer.

***

[1] Alexandre Bande, Le coeur du roi : (Mi. XIIIe – Mi. XVIe), Thèse de doctorat en Histoire, réalisée sous la direction de Colette Beaune et soutenue en 2002 à Paris 10. Elle a fait l’objet d’une publication chez Tallandier en 2009 sous le titre Le coeur du roi : les Capétiens et les sépultures multiples, XIIIe-XVe siècles.

[2] Elle signe le chapitre 19 intitulé « histoire du négationnisme, 1948-2021 »

[3] Historien médiéviste polonais, il est directeur du musée d’Auschwitz depuis 2006

[4] dont Olivier Lalieu a été l’élève et il revendique son héritage intellectuel.

[5] Philippe Mesnard Les paradoxes de la mémoire, essai sur la condition mémorielle contemporaine, Paris, 2021, Ed Bord de l’eau, 216 p., coll Clair et Net

[6] Vincent Engel Le désir de mémoire – Contre l’instrumentalisation de la mémoire de la Shoah, Ed Khartala, 2020, 224 pages

[7] Iannis Roder est l’auteur du chapitre 15 intitulé « Les défis de l’enseignement de la Shoah »