Tal Bruttmann, historien de la Shoah et des politiques antisémites du IIIe Reich, a réalisé en compagnie de deux autres historiens allemands, Christoph Kreuzmüller et Stefan Hördler une nouvelle lecture de ce qu’on appelle communément « L’album d’Auschwitz ». 

Miri Gross, directrice des relations avec les pays francophones à Yad Vashem. Elle présente la personnalité de Lilly Jacob, qui découvrit l’album après sa libération. 

Au cours du printemps 1944, Lilly Jacob est déportée à 18 ans en tant que juive hongroise. A Dora, où elle est recueillie par les Américains, elle découvre les photos d’un album dans un dépôt abandonné par les SS. Y figurent des photos de sa famille et de ses amis au moment de leur arrivée sur la rampe d’Auschwitz.

Lilly est la seule survivante de sa famille. Il lui arrivera de ne pas être convaincue que le fait d’avoir survécu seule ait été une bénédiction. Elle fonde une famille aux Etats-Unis avec une ancienne connaissance d’avant-guerre, Max Zelmanovic . Lors de rencontres avec des familles dont les membres ont disparu dans la Shoah, Lilly donne des photos de l’album à ceux qui ont reconnu les leurs. 

En 1980, Serge Klarsfeld, qui connaissait l’histoire de l’album, la convainc de donner l’album à Yad Vashem. 

Lilly Curieusement, sur le site de Yad Vashem, consacré à l’album, l’orthographe du prénom change de Lili à Lily selon les pages… meurt le 19 décembre 1999. 

L’une des sources iconiques d’Auschwitz et de la Shoah

Depuis six décennies, les photographies provenant de « L’album d’Auschwitz  » occupent une place centrale dans les représentations d’Auschwitz, de son fonctionnement et de la « Solution finale » dans son ensemble.

Pourtant, les questions concernant cette source documentaire, devenue iconique, ne manquent pas. De cet ensemble on ignore tout : pour quelles raisons a-t-il été réalisé, par qui et pour qui ? Que donnent à voir ces 197 photographies prises au printemps 1944 lors de la déportation des juifs de Hongrie ? Comment ces clichés peuvent-ils être analysés comme sources sur les opérations à Birkenau ?

Tal Bruttmann souhaite nous présenter les travaux collectifs qu’il a menés avec Stefan Hördler et Christoph Kreutzmüller. C’est d’ailleurs Christoph qui a été à l’initiative de cette lecture en lui faisant remarquer que contrairement à ce qu’on avait cru pendant 15 ans, les photos mettaient en évidence qu’il y avait plusieurs convois et non un seul, celui de Lilly Jacob. 

Un document exceptionnel, connu dans le monde entier

Le fait de le nommer « L’album d’Auschwitz » fait d’une certaine façon disparaître les autres, dont deux à Yad Vashem (l’autre, sur la Bauleitung (construction) du site d’Auschwitz), ainsi que huit autres connus. Il faudrait donc mieux l’appeler « L’album de Lilly Jacob ». 

C’est le seul complet, à l’origine de 197 photos et qui est le seul à montrer l’ensemble des arrivées de Juifs menés à la mort. 

Ces photos sont les grandes photos iconiques de la Shoah avec l’enfant du ghetto de Varsovie et les photos de la Shoah par balles. L’album a été publié dans plusieurs dizaines de pays.

Ce que l’on n’y a pas vu ou pas su voir

Reprenons la photo aérienne du camp, prise en 1944 par un avion américain. Très connue elle aussi, elle est pourtant extrêmement difficile à comprendre car elle montre en fait un empilement de camps juxtaposés l’un à côté de l’autre. 

Ensuite de nombreuses confusions circulent. Ainsi l’entrée sous le mirador central n’est que pour les marchandises et les Juifs, qui sont donc réifiés selon la logique nazie. Simone Veil et Primo Lévi arrivent de nuit par le mirador central à la Judenrampe, alors qu’aucun déporté politique ne rentre par le mirador central. Ce qui fait qu’on ne se représente généralement ce qu’à été Auschwitz qu’à partir de mai 44 quand les Juifs hongrois y arrivent.

Quant aux premières photos et celles des pages qui se suivent, elles ont été communément acceptées comme celle d’une unique arrivée en mai 44.

Un agencement déroutant car lié à la fonction d’un album photo ordinaire…

En 2014, Christoph Kreuzmüller pose la question de la possibilité de plusieurs convois et non d’un seul. Or l’examen attentif montre qu’il y bien 3 convois différents sur les 2 photos. Nous avions oublié de regarder pendant 15 ans les photos pour ce qu’elles sont réellement, ce que pourtant les enseignants invitent leurs élèves à faire…

L’histoire de la Shoah face aux défis de l’enseignement

En fait, ce sont 3 convois différents selon les couleurs de cadre. Si on ne sait pas au départ dans quel but l’album a été créé (par Hoess, le commandant du camp en 1944 et par les 2 photographes SS Bernhard Walter et Ernst Hofmann ), on comprend que l’album comme tout album photo s’agence après coup, et que les photos, vu les angles de prises de vue, sont dans le désordre. Les cadres de couleur rendent donc toute sa cohérence à la manière dont la sélection s’est déroulée. 

… qui permet de nouvelles informations à saisir une fois que les photos sont dans l’ordre. 

Il y a par exemple la série de photos où les femmes et les enfants se sont retournés parce que le photographe leur a intimé l’ordre de le faire pour la photo, alors qu’elles se dirigeaient vers la chambre à gaz. 

Il y a la série des 19 photos prises le 19 mai 1944 à deux endroits situés à 700 m d’écart donc par les 2 photographes SS l’un sur les femmes qui vont vers la mort, l’autre sur les hommes sélectionnés pour le travail. 

Les photos prises sur la rampe et le kanada sont toutes prises hors du camp. Fondamental pour la compréhension de l’assassinat de masse des Juifs hongrois : ces victimes ne sont jamais entrées dans le camp de concentration proprement dit. Ceci  nous ramène à la confusion classique entre camps de concentration et lieux de mise à mortcf. « Les 100 mots de la Shoah », Tal Bruttmann, Christophe Tarricone, éd. Que sais-je ?, 2016, 9€.

Juifs de Hongrie, disent les nazis ? 

Il n’est dans les habitudes des historiens de prendre pour argent comptant ce que disent les nazis ! Hoess a beaucoup menti et omis dans ses témoignages écrits… Il y a comme marqueurs les étoiles jaunes qui disent d’où viennent les victimes, et qui diffèrent d’un pays à l’autre. Les Hongrois ont dû faire leur étoile précipitamment avant leur départ. En France et en Allemagne les étoiles sont imprimées par l’administration, rachetées en bons d’alimentation par les Juifs et cousues sous peine de prison. 

Donc c’est bien le cas de la quasi totalité des déportés, sauf 3 photos, vraisemblablement antérieures à la fin mai 44.

Antisémitisme nazi et humiliations  

 

On sait que les Juifs religieux doivent avoir la tête couverte. Les photos de couverture, puis celles du groupe de rabbins montrent que l’on a non seulement de l’anthropométrie antisémite, mais en plus l’humiliation coutumière aux nazis : les mêmes rabbins, sélectionnés par le photographe SS, sont pris en photo, assis la tête découverte, avant d’être envoyés à la mort. Le photographe a sélectionné les hommes qu’il a voulu photographier après la sélection (on remarque qu’il n’y a plus de train à l’arrière-plan). 

Un centre de mise à mort au vu et au su des civils allemands

Sur l’une des photo, à l’arrière plan, on distingue un homme avec un brassard et en vêtement civil. Ce ne peut être qu’un Allemand en civil qui soit autorisé à entrer dans le camp et à y travailler. On a donc des ouvriers allemands qui voient la sélection, la fumée des crémations et en respirent l’odeur. 

Ce qui correspond à l’autre album de Yad Vashem, celui dit de la Bauleitung du camp et qui montre à l’évidence que des civils (qui ne peuvent être qu’Allemands) sont là et que le camp n’est pas complètement clos à l’extérieur. De plus, contrairement au témoignage de Hoess qui se vante d’avoir terminé la rampe en mai 44, on voit qu’elle est toujours en construction, 

Sur le plan technique, on a de nombreuses photos panoramiques, dont certaines manquent mais on a pu en reconstituer certaines et les réagencer afin qu’elles permettent de reconstituer les séquences de l’assassinat de masse.  

Certaines photos ont été doublées, certainement parce que le photographe voulait être sûr de ne pas rater le cliché.

 

Sur cette série connue de la rampe, en cherchant à retrouver l’ordre des photos, nous avons finalement compris que les opérations de tri avaient été stoppées, et ce uniquement pour que le photographe ayant pris la première photo du haut du wagon puisse avoir le temps de redescendre pour faire la seconde photo au sol. On mesure donc l’importance de ce travail de prise de vue, capable d’arrêter une sélection, alors que les trains arrivent sans discontinuer de Hongrie. 

Autre point essentiel qui est spécifique à l’arrivée massive des Juifs hongrois, la rampe spécialement construite n’est pas dans le camp mais à l’extérieur. On voit sur les photos que les miradors et les poteaux de clôture tournés dans l’autre sens. Effectivement, pas besoin de garder cette rampe, puisqu’elle est vidée de tous ses arrivants à chaque opération. 

Une violence omniprésente mais soigneusement occultée

Esther Goldstein, rescapée, expliquera au procès Eichmann que sa soeur portant son enfant a été rouée de coups parce qu’elle ne voulait pas le lâcher. Ce témoignage comme bien d’autres rappelle combien la violence était omniprésente à l’arrivée des déportés. Ce que l’album cache. Pourtant un détail suggère cette violence, c’est le fait que les SS s’appuie tous sur des cannes, volées à ceux qui ont été déjà dépouillés et assassinés. D’ailleurs, une seule image montre dans le coin droit un SS levant sa canne sur deux femmes, scène qui a manifestement échappé au photographe… 

Ce que montre au contraire le carnet de croquis d’Auschwitz

Remarquons d’abord que pour la plupart des gens, la photo est considérée en général comme plus fiable qu’un dessin, qui est plus facilement sujet à caution. 

 

Le carnet de croquis retrouvé en 1947, dessiné par un détenu inconnu, montre sur le second dessin un mirador central à moitié construit, ce qui permet de le situer autour du milieu de l’année 1943. L’autre image montre une arrivée de nuit, or de 1942 à 1944, la quasi-totalité des convois arrive de nuit. Donc pas de photos, et l’immense totalité des victimes gazées et brûlées à l’arrivée n’auront jamais vu le camp de concentration. Enfin, ces 3 dessins sont extrêmement  fiables et précis, car montrant, eux, la violence dont nous savons qu’elle fut omniprésente durant la sélection. 

Ce que signifie en fait cette commande

Ces photos ne montrent pas ce qui s’est ensuite réellement passé pour les victimes, qui à l’examen attentif des photos ignorent tous ce qui les attend. 

Clairement, la commande de Hoess est de montrer que l’arrivée des juifs hongrois se passe bien. En 42, ce sont 200 000 personnes qui arrivent à Auschwitz. Puis, en 43, 300 000. Enfin en 44, ce sont 600 000, dont les 430 000 juifs de Hongrie. Du point de vue SS, 44 c’est plus que les déportés de 42 à 43. C’est donc la plus importante Aktion d’assassinat de toute la « Solution Finale ». Rendre compte à ses supérieurs et notamment au Reichsführer SS Heinrich Himmler du bon déroulement d’une telle opération est sans doute la raison pour laquelle Hoess a donné l’ordre de réaliser cet album.  

Mais les 2 albums envoyés à Himmler sont richement décorés. Il n’a rien à voir avec celui trouvé par Lily Jacob. Ceci nous amène à penser que cet album est en fait le reliquat dans lequel a été regroupé les clichés les moins intéressants du point de vue des SS, et gardé par l’un des 2 photographes, jusqu’à ce que celui-ci l’abandonne à Dora lors de l’évacuation du camp. 

Questions du public :

L’album est-il symbolique de l’euphémisation de la Shoah par les nazis ?

L’existence de cet album nous rappelle que c’est un rapport qui a été fait à ses supérieurs et comme tout fonctionnaire consciencieux à qui on demande un rapport, on le fait proprement car il s’agit de montrer que l’on travaille bien. Par ailleurs, l’idée que les nazis aient systématiquement voulu cacher leurs crimes en ne les montrant ni ne les nommant est ici discutable tant ceux-ci ne se sont pas gênés de saisir les occasions de se valoriserCf. Das Höcker Album sur la vie privée des SS du camp d’Auschwitz

Le but de l’album, c’est de montrer que le travail demandé a été accompli. Ce sont les spectateurs que nous sommes qui aimeraient voir les photos comme preuves de la mise à mort, les chambres chambre à gaz. Or c’est le seul endroit tabou, interdit  aux photographes nazis.

Que sont devenues les photos données par Lily aux familles ?

Quelques photos données par Lilly aux familles des rescapés ont été finalement remises à Yad Washem. 

Vous parlez de « chutes » pour les photos de cet album. Cela veut-il dire qu’elles étaient de mauvaise qualité ?

Les chutes ne sont pas de mauvaises photos mais celles qui n’ont pas été utilisées. Pourquoi ? On n’en sait rien. 

Si on compare avec les photos de la couverture des 2 albums envoyés (et offerts) à Himmler, on voit que celui-ci est loin d’être aussi soigné. On peut penser qu’il n’a jamais eu pour objet d’être envoyé mais qu’il servait de reliquat.

Ce webinaire, organisé de Yad Vashem a réuni plus de 160 personnes du monde entier. Tal Bruttmann a tenu à remercier Serge Klarsfeld (présent au début du webinaire) pour sa contribution essentielle à la connaissance de l’album et pour ses efforts pour continuer à soutenir la recherche sur la Shoah.

Août 1985 : Lilly Jacob présente l’album à Yad Vashem en compagnie de Serge Klarsfeld.

L’album d’Auschwitz

Canopé éditions-Fondation pour la Mémoire de la Shoah, 2014, 160 pages + un DVD et un webdocumentaire, 39 euros.

Rédacteur : Jean-Michel Crosnier

Relecture : Cécile Dunouhaud