C’est une très longue réponse que Sylvain Kahn nous a apportée pour présenter les attendus de sa démarche à propos de la géopolitique de l’Europe.
Cette réponse à une série de questions est pour les Clionautes – praticiens de l’histoire et de la géographie dans différents ordres d’enseignement, est pour nous un texte de référence pour fonder nos pratiques.
Que Sylvain Kahn soit remercié de sa contribution.

Comment l’idée de ce cours en ligne vous est-elle venue ?

En France, la construction européenne se caractérise par une cote mal taillée dans la diffusion des connaissances. Les programmes scolaires et universitaires lui accordent une place significative. Mais on se la représente souvent comme un objet d’enseignement inévitablement ennuyeux. Il est vrai qu’elle ne peut se parer d’une grande geste ni d’un récit épique.
Elle n’est pas pourvoyeuse de grands mythes propres à être déconstruits et analysés par les sciences humaines et sociales et l’enseignement. L’histoire des Européens peut être perçue comme passionnante, formidable, effrayante et tragique jusqu’en 1945, avec ses grandes luttes, ses grands mouvements, ses catastrophes, ses héros et ses anti héros.

Une construction vraiment sans histoire ?

Depuis, coïncidant avec la construction européenne, l’histoire des Européens ne fait rêver que par son côté raisonnable. En France plus qu’ailleurs en Europe, ce choix collectif des Européens pour une histoire sans histoires ne rend pas le récit et l’analyse de la construction européenne très attractifs.

Il est difficile de dissocier cette construction européenne de la provincialisation de l’Europe dans le Monde. De plus, l’une et l’autre rappellent en creux combien la place et le rôle de la France ont changé d’échelle et de forme en un demi siècle. Bref, l’enseignement de l’histoire et de la géographie de l’Europe peuvent ne pas faire vibrer aujourd’hui comme ceux de la France hier. Il y a pourtant moyen de travailler sur l’écart entre la réalité de celles-ci et leurs mythologies, car il existe. Le couple franco-allemand en offre un excellent exemple. La montée en puissance du Parlement européen aussi. Jean Monnet également. Les « pères » de l’Europe aussi.

La construction européenne offre une scène et une vie politique et sociale, sans tragédie ni grandeur, certes, mais pleine de bruit, de fureur et de contradictions. Mais, en raison d’un certain impératif hagiographique dans la vie politique et sociale, il me semble qu’on se sent moins libre de jouer intellectuellement et cognitivement avec la construction européenne qu’avec d’autres objets de connaissances fondamentaux.

Du coup, les débats dans l’enseignement sur l’Europe sont souvent sous tendus et limités par deux controverses politiques : celle sur le libéralisme économique qui serait intrinsèque à la construction européenne ; et celle sur la souveraineté nationale.

Au lieu d’envisager les transformations et les mutations de la souveraineté, on l’énonce souvent en terme de vases communicants : moins de souveraineté ici, plus de souveraineté là – d’où le mot de « transfert », qui masque bien souvent la réalité de ces transformations et de la mutualisation partielle de celle-ci comme des territoires nationaux. C’est comme pour les frontières. on parle de suppression des frontières internes à l’UE, quand il s’agit de suppression du contrôle aux frontières, et de reconfiguration des formes de la frontière.

S’agissant de la construction européenne, il y a une seconde raison à ce décalage entre importance dans les programmes et enthousiasme très relatif à l’enseigner et à l’apprendre : les institutions et le système politique européens.

Ce sont des « contenus » moins évidents à faire passer, ou à s’approprier, en raison de leur degré de non familiarité. J’ai fini par comprendre au bout de plusieurs années que les institutions de l’UE ne ressemblaient à rien de ce qui était familier en géopolitique et en système politique. A quoi peut on la comparer? Si j’évoque les notions de fédération, d’État fédéral, d’État, d’État-nation, d’Empire, de zone de libre échange, de dictature, de régime parlementaire, de régime présidentiel…, tout le monde a spontanément une image, un exemple, un nom de pays, un territoire… qui lui vient à l’esprit.

L’Union européenne ne tient dans aucune de ces notions, c’est très difficile de la référer à quelque chose d’existant et de connu. Cette singularité a été exprimée par Jacques Delors. Président de la Commission européenne (1985-1995), il qualifia l’Union européenne d’OPNI, objet politique non identifié. Cette singularité est aggravé par deux faits : 1-l’UE est elle même une construction à géométrie variable (tous les Etats membres ne sont pas dans l’Euro, ni dans Schengen, tandis que des Etats non membres sont dans Schengen) ; 2 – les Etats situés sur le continent européen ont organisé de nombreuses organisations de coopération, dont l’UE est la plus connue et la plus significative, mais pas la seule.

Tout cela pour dire que je suis attentif depuis longtemps à trouver des formes d’enseignements et de mise en récit de la construction européenne qui désamorcent d’emblée cette représentation d’un pensum ou d’un objet qui serait par essence moins attractif que d’autres.

A mon sens, il s’agit de rendre palpable, cette énorme charge politique et de projet qu’est la construction européenne. La construction européenne a une énorme dimension ludique – pas au sens où elle serait drôle, mais au sens où c’est un immense plateau de jeu avec un très grand nombre d’acteurs qui tissent à différentes échelles un type de construction spatiale et politique qui n’a pas de précédent ni d’équivalent. Dire cela n’est pas porter un jugement de valeur, c’est énoncer un fait, c’est faire un constat. Ce fait de très grande taille, il convient de le décomposer sans perdre en route sa double dimension spatiale et politique, active, qui le fondent et la sous-tend. A Sciences Po, j’avais profité de la tenue de la Convention de 2002 pour initier un vaste processus académique et pédagogique en présentiel, en réseau et à l’échelle européenne : la Convention des étudiants européens.

Au quotidien, à l’échelle d’un groupe classe et d’un cours semestriel, par exemple, je ne commence jamais par une carte des élargissements successifs ni par un schéma des institutions.

L’une et l’autre découle du projet européen, qui est un projet politique, spatialement et historiquement situé. Une fois qu’on est accroché par ce que les Européens fabriquent et tricotent ensemble, avec quels bagages, quels héritages, quelles envies, quelles contradictions, quelles données et quels objectifs, alors on peut comprendre pourquoi les institutions existantes ont été mises en place, sont ce qu’elles sont, ainsi que leur évolution constante, tandis que le terme d’institutions supranationales parait moins abrupt. Idem pour les élargissements : ils ne sont ni un donné ni une fatalité ; ils témoignent de l’attractivité exercé par ce projet,de sa dynamique, quelques soient ses défauts et ses limites. Ces élargissements créent leur propre dynamique spatiale et politique, ils fabriquent du territoire, c’est pourquoi j’essaye de me départir de la représentation qu’on peut les figer sur une carte préalable. Ce qui n’est pas simple, car il faut bien aussi transmettre ces données et les faire apprendre pour comprendre le reste – et quoi de plus efficace que la fameuse carte avec une couleur par élargissement. Alors, pour tenir les deux bouts, j’évite de commencer par elle, dans l’espoir qu’elle découle des éléments présentés avant.

Sylvain Kahn.

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