Le 24 avril, pour la troisième fois dans l’histoire de la Ve République, une candidate de l’extrême droite sera présente au second tour de l’élection présidentielle et pourrait arriver à l’Elysée. Cette possibilité soulève une série d’interrogations : que représente exactement cette famille politique historiquement et présentement, quel est son programme politique, économique, social et culturel, de quelle base sociologique dispose-t-elle, qu’est-ce que sa force actuelle révèle-t-elle de l’état de la démocratie française ? Politistes et historiens répondront à ces questionnements dans une première table ronde.

Mais la France n’est pas un cas exceptionnel. Nombre de pays européens enregistrent une progression de l’extrême droite qui peut constituer une force importante d’opposition mais aussi accéder au pouvoir et gouverner, instaurant, dans certains cas, des démocraties illibérales. Au Parlement européen, les représentants de ces partis tentent d’imposer leurs orientations critiques de l’Union européenne. Le seconde table ronde s’intéressera à l’analyse des caractéristiques et aux développements de l’extrême droite en Europe.

Intervenants

  • Martial Foucault, Centre de recherches politiques de Sciences Po (CEVIPOF)
  • Florence Haegel, Directrice du Centre d’études européennes et de politique comparée de Sciences Po (CEE)
  • Eric Heyer, Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE)
  • Nonna Mayer, Directrice de recherche émérite au Centre d’études européennes et de politique comparée de Sciences Po
  • Gilles Richard, Professeur émérite à Rennes 2 et Président de la Société française d’Histoire politique

FN 2002- RN 2022 : essai de comparaison

Emmanuel Laurentin – Quelle est votre lecture des propos de Marine Le Pen pendant le débat de l’entre-deux-tours et en quoi marquent-ils une différence avec ceux de son père il y a vingt ans?

Martial Foucault (Sciences Po, CEVIPOF)

Le parti a changé de nom, ce qui a son importance. En passant du Front National (FN)au Rassemblement National (FN), Marine Le Pen a engagé une mue idéologique. L’historien Nicolas Lebourg utilise les notions “d’autophobie” et “d’altérophobie” pour qualifier le RN. Marine Le Pen a saisi la fragmentation de la société française entre le “eux” et le “nous”, qui occupe une place importante dans sa rhétorique. Se voulant au diapason de la société française, le RN est tenté de se rapprocher de la demande sociale du peuple français, quitte à abandonner les principes à l’origine du FN. Cela se concrétise dans les urnes. C’est la troisième fois que ce parti est au deuxième tour d’une élection présidentielle, et ce n’est pas nécessairement parce que l’ensemble des Français adhère à ses idées, mais c’est un phénomène qui est lié à une évolution des positions. 

L’“autophobie” du parti se retrouve dans toutes les dimensions activées par Marine Le Pen, et davantage en 2022 qu’en 2017. Elle s’adresse à une dimension subjective qui conduit les électeurs à adhérer aux positions du RN. Au-delà du positionnement social des employés et des ouvriers, ce que Marine Le Pen est arrivée à mettre en œuvre pendant cette campagne, c’est ce ressort émotionnel. Elle ne va pas chercher le vote des classes ouvrières ou populaires mais celui des classes malheureuses. Cette dimension du malheur la démarque de tous les autres candidats. 

Sur le positionnement culturel, le RN n’a pas connu d’inflexion depuis 2002 et reste extrêmement conservateur. Sur le plan économique, il a connu une évolution marquante qui prend la forme d’un social-populisme. Marine Le Pen se présente comme la candidate des protections, en rupture avec le FN extrêmement libéral opposé aux impositions, aux taxes et aux cotisations sociales. Cette transformation idéologique n’est pas nécessairement au diapason d’un corps électoral qui se retrouverait sur le plan économique et sur le plan sociétal. 

Chloé Cambreling – Il y a vingt ans, Jacques Chirac avait refusé de débattre avec Jean-Marie Le Pen. Qu’est-ce qui n’a pas changé?

Nonna Mayer (Sciences Po – CNRS, CEE) 

Le fond du programme de Marine Le Pen n’a pas changé. Elle a mené une stratégie de dédiabolisation, avec l’intelligence – comme beaucoup de droites en Europe – de se présenter comme un rempart pour la démocratie contre le véritable ennemi, l’islamisme – pour ses militants, c’est l’Islam. Elle s’est présentée comme le parti qui défend la démocratie et donc les droits des femmes, des LGBT, des Juifs. Elle a donc inversé le regard. Cet adoucissement de l’image du parti lui a permis de gagner le vote des femmes. L’effet de genre a aujourd’hui totalement disparu. Certaines femmes, notamment dans les milieux populaires, se reconnaissent dans Marine Le Pen, estimant qu’elle porte leur révolte. En 2017, les jeunes femmes de moins de 24 ans étaient 35% à voter pour elle, contre 25% pour les hommes. Ce qui est fascinant, c’est que son programme n’a pas changé par rapport à celui de son père. La priorité nationale, rebaptisée “préférence nationale”, est au cœur du programme. Cela crée des factures sociales au sein des familles. Elle prévoit d’externaliser le droit d’asile, de supprimer le droit du sol, le regroupement familial, les lois antiracistes Pleven et Gayssot. Ces mesures sont inconstitutionnelles, et elle propose d’avoir recours au référendum.

Le programme du Rassemblement national

Emmanuel Laurentin – Cette question du genre est importante. On voit dans son programme des propositions autour des mères célibataires, du handicap et des violences conjugales. 

Nonna Mayer (Sciences Po – CNRS, CEE) 

Le handicap est un problème beaucoup plus général, malgré le débat sur la déconjugalisation. Tout ce qui s’adresse aux femmes dans le programme de Marine Le Pen est abordé à travers le filtre de son obsession pour l’immigration et pour l’Islam. Les aides doivent être réservées aux Français. Marine Le Pen a ciblé les femmes à travers des interventions dans les magasines féminins dans lesquels elle expliquait qu’elle était une femme moderne, quasi féministe, qui comprend les femmes qui avortent, ce qui ne correspond pas à la réalité. Cela la distingue d’Eric Zemmour. 

Chloé Cambreling – Le rapport aux institutions est-il une constante du Front National?

Gilles Richard (Rennes 2 et SFHP)

Je n’analyse pas le Front national en termes d’extrême-droite car cela supposerait qu’il existe une droite avec des nuances du bleu clair au bleu marine. Les nationalistes identitaires constituent une famille spécifique qui a des héritages très anciens. Ils remontent à l’affaire boulangiste et aux mouvement ligueur qui naît dans l’affaire Dreyfus. Ce ne sont pas les mêmes personnes ni les mêmes programmes, mais il y a un héritage ancien autour de la nation. A la différence du passé, cette famille nationaliste montre aujourd’hui sa capacité à durer et à s’installer dans le temps. Depuis un siècle et demi, les nationalistes ont connu des poussées électorales, mais n’ont jamais été capables de s’organiser sauf au moment du Parti Social Français (PSF) de François de La Roque qui a été le plus grand parti en France mais qui n’a pas survécu à la guerre. Le poujadisme n’a été qu’un éclair. Autour du FN s’est structurée une force politique qui existe depuis 40 ans et qui a réussi à fidéliser un électorat dans le cadre de la Vème République autour de la figure d’un chef qui doit incarner les institutions et qui cadre assez bien avec le fonctionnement de la République, surtout depuis les changements de 2002. 

Emmanuel Laurentin – Le FN a été créé en 1972. Il est presque le plus vieux parti hormis le Parti Communiste (PC) et le Parti Socialiste (PS) qui sont en mauvaise forme. Les changements peuvent venir de l’intérieur mais aussi de l’extérieur, c’est-à-dire du changement des regards que les autres partis portent sur l’extrême droite, et de la multiplication des extrêmes droites. 

Florence Haegel (Sciences Po, CEE)

On ne peut en effet analyser la transformation du FN sans prendre en compte celle des autres droites. L’émergence du FN et son maintien dans la durée a eu des effets en profondeur sur le système partisan. L’un des symptômes les plus évidents en est l’effondrement du PS et des Républicains (LR). L’effondrement des Républicains est intéressant à étudier car il résulte d’une stratégie propre au cas français et qui a été un échec, comme en témoignent les résultats inférieurs à 5% de Valérie Pécresse. Cette stratégie repose sur trois piliers. La premier est le refus d’alliance, ce qui distingue la France en Europe, si on la compare à l’Italie ou à la Norvège, où il y a eu des coalitions et des participations au gouvernement. C’est encore le cas, puisque Valérie Pécresse appelle à voter pour Emmanuel Macron. Le deuxième pilier est la cooptation des thèmes du FN dans le domaine identitaire et nationaliste. La reprise de ces thèmes par Nicolas Sarkozy lui a permis de conquérir un quart de l’électorat du FN, mais a eu pour effet sur le long terme de banaliser ces thèmes. Ce mécanisme a été étudié sur le plan scientifique. Le troisième pilier est le fait que de la part des Républicains, l’opposition au FN ne s’est pas faite de manière frontale et idéologique. Les positions internes n’ont pas remis en cause la vision du monde du FN, mais ont mis en avant la crédibilité de LR en tant que parti de gouvernement face à un parti contestataire, dans une sorte de posture méta-idéologique. En refusant les alliances avec le FN, on alimente sa nouveauté. Dans des pays où la droite extrême a été portée au gouvernement, son audience a pu baisser. En reprenant ses thèmes en revanche, on les rend légitimes, on les banalise et on les diffuse dans la société.

Y a-t-il « extrême-droite » ?

Chloé Cambreling – Ces thèmes circulent dans la société, tout comme le langage utilisé par le FN. Ce parti et ses soutiens rejettent le terme “d’extrême droite”. Est-il important de continuer à utiliser ce terme pour qualifier le FN?

Nonna Mayer (Sciences Po – CNRS, CEE) 

Tout dépend de votre définition de l’extrême droite. Jean-Marie Le Pen a beau jeu de se distinguer des ligues des années 1930, de dire qu’il n’est pas favorable à la violence, qu’il est une droite parlementaire. C’est la raison-même de la création du FN: remettre dans le jeu parlementaire des extrêmes droites délégitimées par la collaboration de parties de ses franges sous le régime de Vichy. Quand on demande aux sondés de classer les partis sur un axe gauche-droite, le RN est classé à droite de tous les autres partis, à l’exception de celui d’Eric Zemmour. Les électeurs de Marine Le Pen se situent soit, ni à gauche ni à droite, soit à l’extrême droite. Ce positionnement correspond également à des valeurs. Les frontières sont poreuses entre l’électorat de droite et d’extrême droite, de sorte qu’il y a parfois une certaine continuité. Le philosophe italien Roberto Bobio disait que le clivage gauche-droite change en permanence, mais avec des constantes: la gauche est plus favorable à l’égalité, et la droite aux hiérarchies et à l’autorité. Il existe de ce point de vue un continuum. Le rétablissement de la peine de mort recueille ainsi 25% de partisans à l’extrême gauche et plus de 90% à l’extrême droite. La dimension xénophobe et le rejet des minorités – de ceux qui ne sont pas conformes à la norme – augmente également à mesure que l’on s’approche de l’extrême droite. La clivage gauche-droite a donc de beaux restes. A défaut d’extrême droite, parlons de droite extrême, dans une logique purement spatiale.

L’extrême-droite et l’économie

Emmanuel Laurentin – Constatez-vous une évolution en matière de politique économique? On se souvient de l’enthousiasme de Jean-Marie Le Pen pour les “reaganomics”, l’école de Chicago et le libéralisme en général. Le programme de Marine Le Pen est marqué par une forte présence de l’Etat, sans que l’approche libérale ait disparu. S’agit-il d’un “ripolinage”, d’une transformation de façade? 

Eric Heyer (Sciences Po, OFCE)

De ce point de vue, le véritable héritier de Jean-Marie Le Pen est Eric Zemmour. Aucun des deux ne s’intéresse à l’économie. Il s’agit pour eux d’insuffler une liberté à l’économie et sortir d’une vision “bolchévique” de l’Etat. Cette vision s’inscrivait en effet dans le consensus de Washington des années 1980, avec des différences en termes d’autarcie et de nationalisme. Interrogé sur son programme économique sur BFM TV, Eric Zemmour assume le fait que l’économie n’est pas l’intérêt de son programme. Marine Le Pen a une vision de l’économie, même si celle-ci reste très superficielle. Elle intègre la notion d’inégalités, ce qui n’était pas le cas de son père. Les inégalités entre le premier et le dernier décile de la population sont d’un pour treize sans intervention de l’Etat. Elles sont réduites à un pour sept après prélèvement fiscal et dépenses publiques, et à un pour trois grâce aux services publics. Les impôts et la dépense publique ne suffisent donc pas pour réduire les inégalités: les services publics sont extrêmement importants. se situe dans une vision très libérale. De ce point de vue, le discours de Marine Le Pen diffère de son programme. D’après ce dernier, l’Etat à pour rôle de créer un environnement permettant à l’entreprise de prospérer. Ses 22 mesures correspondent à une politique de l’offre et à une baisse du rôle de l’Etat. Il y a donc un paradoxe: comment réduire les inégalités, tout en réduisant les moyens de l’Etat? Sa vision du pouvoir d’achat est très libérale, puisqu’elle consiste à donner directement de l’argent pour solde de tout compte. Réduire les impôts, c’est réduire la marge de manœuvre de l’Etat. Contrairement à son père, Marine Le Pen ne se préoccupe pas du déficit. Elle souhaite en outre créer un fond de pension pour investir dans les services publics, ce qui pose problème car le service public n’attend pas de retour sur investissement. 

Qui sont les électeurs du Rassemblement national ?

Emmanuel Laurentin – Quels sont les éléments décisifs dans le vote d’extrême droite?

Martial Foucault (Sciences Po, CEVIPOF)

L’offre politique s’est radicalement transformée en vingt ans. Le positionnement de LR et du PS qui a permis au FN d’affirmer sa crédibilité sur des enjeux dont ces partis étaient propriétaires. Dans l’électorat, Marine Le Pen s’est affirmée comme la candidate la plus crédible pour répondre aux questions sociales, loin devant le PS et Europe Ecologie – Les Verts (EELV) et faisant davantage jeu égale avec La France Insoumise (LFI) qu’en 2017. Le positionnement sociologique des électeurs n’est plus suffisant pour expliquer leur vote. Le parti assume le fait de rester très conservateur sur le plan sociétal et ses électeurs assument leur vote. Les critères objectifs comme l’âge, le niveau d’éducation, le positionnement social, le lieu de résidence, ne sont plus suffisants pour comprendre le vote pour le RN. Un électeur dans un isoloir n’est pas qu’un cerveau mais aussi un corps, travaillé par les émotions. Cette dimension émotionnelle était décisive en 2017. Le vote pour Donald Trump, pour le Brexit et pour le RN en France ont pu être expliqués par les peurs des électeurs. En réalité, le principal mécanisme émotionnel est la colère. Quelles sont les colères qui permettent à Marine Le Pen d’atteindre son score en 2022? S’agit-il de colères sanitaires, sociales, européennes? 

Le Rassemblement national fait-il encore peur ?

Chloé Cambreling – Hier soir, Marine Le Pen a reproché à Emmanuel Macron d’utiliser la peur. Le RN fait-il encore peur? 

Gilles Richard (Rennes 2 et SFHP)

Les émotions ne sont pas nouvelles. Au XIXème siècle, les ouvriers payés à la journée vivaient avec la peur au ventre du chômage. Cette peur a été un élément fondamental de la construction du mouvement ouvrier. Ce mouvement ouvrier, constitué de nombreuses organisations (syndicats, mutuelles, etc.) qui gravitaient autour du PS et du PC, se sont délimitées sous l’effet du chômage de masse. Celui-ci a créé des peurs, de l’insécurité de sorte qu’aujourd’hui le terrain est libre pour que la famille nationaliste-identitaire puisse récupérer ces peurs. Si ces partis ne font plus peur, c’est peut-être parce que la colère est grande. Quand on écoute des entretiens avec les gilets jaunes, la colère face au Président de la République et à la violence policière est immense.

Nonna Mayer (Sciences Po – CNRS, CEE) 

La RN fait toujours peur. Le baromètre d’image du FN/RN est réalisé par Sofres-Kantar depuis 1984. 95% des électeurs considéraient que Jean-Marie Le Pen était un danger pour la démocratie. 57% des électeurs pensent la même chose de Marine Le Pen. Martial Foucault se réfère aux travaux du psychologue Georges Marcus avec lequel il a travaillé. Ces derniers montrent que la peur amène à sortir des sentiers battus ce qui rend les individus plus rationnel, contrairement à la colère qui pousse les électeurs vers les droites extrêmes. 

Marine Le Pen, Eric Zemmour : quelles différences ?

Emmanuel Laurentin – Qu’est-ce qui différencie Eric Zemmour de Marine Le Pen?

Nonna Mayer (Sciences Po – CNRS, CEE) 

Beaucoup ont cru qu’Eric Zemmour allait l’emporter sur Marine Le Pen du fait de sa nouveauté, de sa radicalité et de son charisme de polémiste. Le meeting de Villepin a marqué un tournant dans son image, où des militants de SOS racisme ont été violemment attaqués par des jeunes de son parti. Il apparaît alors comme trop radical, faisant par contraste apparaître Marine Le Pen comme plus modérée. Il est nettement plus à droite qu’elle sur le plan des mœurs, comme on les appelle au FN. En matière d’immigration, il est assimilationniste. Il reprend enfin pour son compte le pétainisme de Jean-Marie Le Pen, et la théorie du glaive et du bouclier. Ces tendances se retrouvent dans son électorat: il attire les seniors, les “cathos tradis” comme on les appelle au RN, et repousse les femmes. 

Florence Haegel (Sciences Po, CEE)

Il existe également une différence de stratégie politique. Eric Zemmour s’inscrit dans une stratégie d’union de la droite alors que Marine Le Pen souhaite amener à elle des électeurs plus populaires, voire plus proches de la gauche. Le RN présente deux faces, celle du Nord, et celle du Sud de la France. Marine Le Pen a choisi la première, et Zemmour la seconde. Il sera important de regarder la configuration des alliances dans le nord et le sud de la France. La dimension émotionnelle est juste mais elle s’enracine socialement. Les clivages sociaux et territoriaux sont très forts.

Le vote des campagnes

Emmanuel Laurentin – L’implantation des extrêmes droites dans les milieux ruraux, notamment l’ouest de la France, est assez neuve.

Gilles Richard (Rennes 2 et SFHP)

La première catégorie socio-professionnelle qui vit dans les villages, ce sont des ouvriers et des petits employés résidant très loin des grandes villes, où ils vont travailler. Le nombre d’agriculteurs représente aujourd’hui moins de 4% de la population active. Cependant, la présence de Jean Lassalle montre que le courant agrarien existe toujours, ballotté entre nationalistes et écologistes.

Martial Foucault (Sciences Po, CEVIPOF)

La situation actuelle confirme la théorie de “l’effet halo” des années 1980. Celle-ci postule que des électeurs des zones rurales votent massivement pour le FN afin d’anticiper ce qui pourrait arriver si les étrangers venaient jusqu’à eux. Les cartes électorales de 2022 montrent le vide laissé par le PS et LFI dans ces zones rurales. Ces électeurs se sentent délaissés, déclassés et malheureux de leur condition sociale. Par ailleurs, le RN ne parvient pas à s’imposer dans les métropoles, ce qui infirme la vision selon laquelle le RN est le parti des plus précaires. La précarité, contrairement à la thèse du vote périphérique, n’a jamais été aussi élevée dans les métropoles. Pour lire les résultats du 10 avril, il faut regarder la place des partis traditionnels et comprendre que le RN prospère là où ces partis ont totalement disparu.

Eric Heyer (Sciences Po, OFCE) 

Le sentiment de colère n’est pas lié à la précarité mais au déclassement. Ce sentiment est lié à la désindustrialisation. Les individus passent d’un emploi qualifié dans l’industrie à un emploi dans les services où la perte de salaire s’accompagne d’un sentiment de déqualification. C’est dans les milieux ruraux que cette industrialisation est la plus marquée. Or, les autres partis en parlent peu, mettant l’accent sur le plein emploi sans prêter attention à la qualité des emplois. L’Europe était en 2017 le responsable tout trouvé. Elle ne parle plus actuellement de sortir de l’Europe, car elle sait que cette sortie effraie. Cependant, tout pousse à la sortie de l’Europe si son programme devait être mis en place.

Nonna Mayer (Sciences Po – CNRS, CEE)

Le premier effet de la précarité est l’abstention. La moitié de la population la plus précaire ne vote pas. C’est à partir de 2002 que le vote Le Pen en fonction de la commune de résidence a commencé à évoluer. Il se trouvait auparavant dans les grandes villes et leurs banlieues. A partir de 2002, le vote apparaît dans les villes moyennes, puis les petites villes et enfin dans le monde rural. C’est aujourd’hui dans le monde rural et dans les villes de moins de 50 000 habitants qu’elle obtient ses meilleurs scores. Elle exploite le sentiment d’être oublié et sur une forme de patriotisme local. Jean-Luc Mélenchon a réussi des personnes issues de l’immigration dans les banlieues, alors qu’elles s’abstenaient auparavant. 

Martial Foucault (Sciences Po, CEVIPOF)

Pourquoi l’ouest de la France est-il épargné par la montée du Front National? Les électeurs de Marine Le Pen sont ceux qui expriment les niveaux de confiance vis-à-vis des autres les plus faibles, y compris vis-à-vis des membres de leur famille, de leurs voisins, de leurs collègues, des gens qu’ils rencontrent pour la première fois. L’ouest de la France est l’une des régions où la confiance vis-à-vis des autres est la plus importante. La résistance au RN se niche aussi dans ce rapport à l’autre.

Gilles Richard (Rennes 2 et SFHP)

L’ouest de la France a peu connu la révolution industrielle et a été porté par la révolution numérique. L’histoire catholique se traduit en outre par un tissu associatif beaucoup plus dense que dans les anciens bassins miniers qui sont devenus des déserts. 

Les médias et Marine Le Pen

Marine Le Pen en 2014 (source : Wikipedia)

Chloé Cambreling – Il y a cinq ans, et à l’issue des régionales, les commentateurs annonçaient la fin de Marine Le Pen et l’échec de sa stratégie de dédiabolisation.  Quel rôle les médias jouent-ils dans le succès de Marine Le Pen?

Nonna Mayer (Sciences Po – CNRS, CEE)

Le faible taux du RN aux élections régionales s’explique par l’abstention liée au Covid, dans la mesure où les abstentionnistes sont dans les mêmes catégories que les soutiens de Marine Le Pen. Sa stratégie de dédiabolisation a été vendue par les médias avant même qu’elle ait été mise en œuvre. Elle est très présente sur les chaînes d’information en continue, mais pas dans les autres médias. En politique, ce qui est important, c’est qu’on parle de vous, en bien ou en mal. Bruno Mégret et Jean-Marie Le Pen jouaient sur la provocation pour qu’on parle d’eux. 

Florence Haegel (Sciences Po, CEE)

S’agissant d’Eric Zemmour, il existe des éléments de preuve montrant qu’il a été lancé par le marché politique sur le plan médiatique et même financier. A partir du moment où le parti n’est pas interdit et où le débat est civilisé, les médias doivent recevoir ses candidats. Il y a eu en Belgique une stratégie de cordon sanitaire. Du point de vue de la démocratie, le fait qu’un parti ne soit pas représenté à l’Assemblée nationale pose problème.

Martial Foucault (Sciences Po, CEVIPOF)

Les journalistes sont tenus à un devoir d’objectivité, qu’il s’agisse ou non d’une neutralité axiologique. Il n’y a pas de raison de mettre à l’écart Marine Le Pen et Eric Zemmour. En revanche, il importe de révéler les incohérences des programmes ou des positions, les paradoxes, et les changements de position.