La première table ronde de cette journée consacrée à l’extrême-droite traitait du cas français, mais la France n’est pas un cas exceptionnel. Nombre de pays européens enregistrent une progression de l’extrême droite qui peut constituer une force importante d’opposition mais aussi accéder au pouvoir et gouverner, instaurant, dans certains cas, des démocraties illibérales. Au Parlement européen, les représentants de ces partis tentent d’imposer leurs orientations critiques de l’Union européenne. Cette seconde table ronde s’intéressera à l’analyse des caractéristiques et aux développements de l’extrême droite en Europe.

Intervenants

  • Marc Lazar, Directeur du Centre d’Histoire de Sciences Po (CHSP)
  • Olivier Rozenberg , Professeur associé au Centre d’études européennes et de politique comparée de Sciences Po (CEE)
  • Jacques Rupnik , Directeur de recherche émérite au Centre de recherches internationales de Sciences Po (CERI).

La famille Le Pen, l’extrême-droite française et l’Italie

Emmanuel Laurentin – Il n’y a pas de frontière étanche entre la France et l’Europe. La question du regard porté par l’extrême droite française sur les autres extrêmes droites est importante puisqu’elles se nourrissent mutuellement. Marine Le Pen a été critiquée lorsqu’elle s’est rendue en Autriche ou en Allemagne.

Marc Lazar (Sciences Po, CHSP)

Drapeau du Mouvement social italien (source: Wikipedia)

L’Italie a connu vingt années de fascisme et le principal parti politique issu du fascisme, le Mouvement Social Italien (MSI) créé en 1946, qui a existé jusque dans les années 1990 et était le principal parti d’extrême droite en Europe. Au XIXème siècle, les socialistes avaient l’habitude de faire un voyage en Allemagne pour constater la puissance du SPD. Toute l’extrême droite européenne rendait visite au MSI dans les années 1970, dans un contexte de contestation de gauche. Il atteint parfois 6%, localisé à Rome, dans le sud et le nord-est de l’Italie. Il est structuré et organisé, s’appuyant sur des organisations syndicales et des associations. Son leader est Giorgio Almirante. Lorsque Jean-Marie Le Pen prend la direction du FN, il rend visite au MSI. La thèse de Coline Picot a montré que le MSI avait aidé financièrement le FN et l’avait inspiré, comme en témoigne la flamme tricolore, qui existe toujours au RN. La circulation est constante entre l’Italie et la France. Cela ne signifie pas que le FN est une formation fasciste. Ces formations ont des points d’accord et de désaccord. Ces réseaux et transferts de compétences ne sont pas assez étudiés. J’emploie toujours le terme d’extrême droite, notamment pour caractériser la situation italienne.

Chloé Cambreling – De qui parle-t-on quand on évoque l’extrême droite en Europe?

Marc Lazar (Sciences Po, CHSP)

L’extrême droite italienne comprend le fascisme puis le post-fascisme représenté par le MSI. Celui-ci est divisé en deux sensibilités. La première s’intègre progressivement dans le système gouvernemental italien, ce qui témoigne la capacité de la République italienne à absorber les charges protestataires. La seconde rejette ces formes d’intégration. De petits partis restent favorables au fascisme et à l’action violente. Pendant les années de plomb, on compte près de 400 morts pour raison politique entre 1969 et le début des années 1980, dont la moitié est due aux attentats des groupuscules fascistes comme l’attentat de la gare de Bologne en août 1980. Il existe encore de petits groupes comme Forza Nuova ou Casapound, étudié par Caterina Froio (CEE). Le MSI connaît un processus de fascisation dans les années 1990, dont a hérité le parti de Frères d’Italie, qui est le premier parti en termes d’intentions de vote. La Ligue du Nord de Matteo Salvini s’est inspiré du FN. Matteo Salvini comptait se rendre en France pendant la campagne de Marine Le Pen pour lui apporter son soutien, mais cette dernière a préféré qu’il ne vienne pas. La dirigeante de Frères d’Italie se situe dans le groupe des conservateurs au Parlement européen. 

L’extrême-droite au Parlement européen

Chloé Cambreling – Le Parlement européen est-il un bon poste d’observation de l’extrême droite européenne?

Olivier Rozenberg (Sciences Po, CEE)

Les sept groupes politiques du Parlement européen (source : Parlement européen, 2021)

Le Parlement européen permet de prendre la mesure de l’ampleur de l’extrême-droite et de ses nuances. L’extrême droite représente un quart des députés européens, répartis en trois groupes. Le groupe Identité et Démocratie (ID) où siègent les députés du FN et de la Ligue, et qui est le plus à droite. Au moment où le groupe se forme, Marine Le Pen se rend à Bruxelles et essaie de convaincre d’autres formations de le rejoindre: le PiS polonais et les eurosceptiques de UKIP. Elle n’y parvient pas en raison d’un positionnement qu’ils jugent trop à droite, trop sulfureuse, et de ses liens avec Poutine. Le PiS étant nationaliste, la méfiance vis-à-vis de la Russie est une de ses raisons d’être. Le groupe conservateur et réformiste (ECR) qui vote un peu plus souvent avec la famille démocrate chrétienne. La troisième famille ne forme pas un groupe. Il s’agit des supporters hongrois de Orban qui ont été exclus du groupe PPE mais pas du parti politique. Ils refusent d’être classés à l’extrême droite.

Emmanuel Laurentin – Quelles sont les conséquences de l’élargissement à l’Europe centrale et orientale pour les conservateurs?

Jacques Rupnik (Sciences Po, CERI)

C’est un contraste radical avec la période qui avait précédé leur adhésion à l’Union européenne (UE). Au cours des 15 dernières années, des partis de droite conservatrice se sont décalés vers l’extrême droite ou ont repris des thèmes d’extrême droite. La Pologne et la Hongrie forment une alliance. Victor Orban est une référence en Europe centrale et au-delà. Il commence comme libéral et devient le plus jeune Premier Ministre en 1998. C’est à son retour au pouvoir en 2010 qu’il adopte résolument des thèmes nationalistes, xénophobes et identitaires. Le PPE l’a toléré très longtemps en raison de la présence à sa droite d’un parti beaucoup plus extrême, le Jobbik qui réalisait des scores de 15% aux élections. Ce dernier a été dévalisé par Orban et essaie de se réinventer comme un parti de centre-droit. Aux dernières élections, un petit parti est apparu avec six députés. En Pologne, le thème migratoire est apparu en 2015 dans un pays où il n’y avait pas d’immigrants. La composante catholique identitaire est plus importante en Pologne qu’en Hongrie, mais elle a sur sa droite un autre parti d’extrême droite, la Confédération nationale.

Quels points communs dans les extrêmes droites européennes ?

Chloé Cambreling – Existe-t-il des thèmes et des traits communs entre ces extrêmes droites européennes?

Marc Lazar (Sciences Po, CHSP)

L’extrême droite est un courant politique qui affirme une dimension nationaliste, xénophobe et parfois raciste. Un autre point commun est l’évolution de son positionnement face à la démocratie. Dans le cas italien, les deux partis d’extrême-droite Frères d’Italie et la Ligue du Nord sont crédités chacun de 20% d’intentions de vote. Dans la ligue, cela s’appuie sur le nationalisme, une définition de la nationalité par le droit du sang, le catholicisme et l’hostilité face aux immigrés et à l’Islam. Dans le cas français, l’islamophobie trouve sa justification dans la défense des “valeurs des Lumières” plutôt que dans le catholicisme. Le parti Frères d’Italie est issu du fascisme. Formée dans les jeunesses fascistes, Giorgia Meloni prend ses distances par rapport au fascisme. Son approche comporte une dimension nationaliste, mais elle se caractérise par la défense des valeurs traditionnelles et de la religion catholique. Ces extrêmes droites n’ont pas nécessairement la même colonne vertébrale idéologique. La droite d’Orban s’efforce de constituer un corpus idéologique.

Emmanuel Laurentin – Les extrêmes droites utilisent l’Europe comme un repoussoir. 

Olivier Rozenberg (Sciences Po, CEE)

L’Europe est utile à Marine Le Pen, à la fois comme cible et comme instrument de normalisation qui lui permet de s’attaquer moins frontalement à l’Islam. Elle utilise aussi l’Europe pour constituer des alliances. C’est moins le cas aujourd’hui car ces alliances peuvent nuire à ses efforts de normalisation. Elle s’attaque en outre moins à l’Europe pour rassurer son électorat dans le contexte de la guerre en Ukraine. Cependant, le contenu n’a pas changé, la préférence nationale n’étant pas compatible avec le droit européen. 

Quelles stratégies pour l’avenir ?

Emmanuel Laurentin – La figure d’Orban devient un pôle et propose une alternative. L’alliance des nations de Marine Le Pen est calquée sur le modèle hongrois. 

Jacques Rupnik (Sciences Po, CERI)

Viktor Orbán en 2017 (source: Wikipedia)

Orban pense que sa stratégie et sa matrice idéologique peuvent s’étendre à l’échelle européenne. Cette matrice reprend d’abord le thème de nation – avec, dans le cas de la Hongrie, la dimension antisémite ciblant notamment George Soros. Ils défendent ensuite une idée de l’Europe reposant sur la famille, la nation et l’Église par opposition à une Europe libérale, décadente et multiculturelle. Ce corpus peut servir d’articulation avec les extrêmes droites de l’ouest de l’Europe. Cependant, la guerre en Ukraine renforce le clivage lié au rapport avec la Russie. Le Pen et Salvini sont attirés par l’incarnation du pouvoir fort que représente Poutine.  Elie Barnavi m’a fait remarquer la présence pendant les élections israélienne d’une affiche en faveur de Benjamin Netanyahou représentant Trump, Bolsonaro, Orban et Poutine avec pour titre “une autre division”. Il s’agit de montrer qui sont les hommes forts, qui jouent en première division. 

Chloé Cambreling – Qu’est-ce qui se joue chez ces formations dans le rapport à la démocratie et aux institutions?

Marc Lazar (Sciences Po, CHSP)

En 2018, le Mouvement Cinq Étoiles et la Ligue du Nord sont en compétition et s’attaquent durement, comme c’est le cas dans une démocratie parlementaire. Ils décident de faire un contrat de gouvernement et appellent Giuseppe Conte pour former un gouvernement. Celui-ci est refusé par le Président de la République au titre que le ministre de l’économie proposé, Paolo Savone, qui souhaitait sortir de l’euro. Or, une sortie de l’euro n’est pas conforme à la Constitution. En application de l’article 92 de la Constitution, le Président de la République refuse donc la constitution de ce gouvernement. Le Mouvement Cinq Étoiles a menacé d’une procédure d’impeachment constitutionnel, qui n’existe pas en Italie. La Ligue a menacé de marcher sur Rome. Leur argumentaire consistait à dire que le Président de la République avait été élu par la précédente Assemblée et qu’il devait céder devant la volonté du peuple. Ces partis sont donc à la limite du respect de la constitution. 

Emmanuel Laurentin – Comment peut-on participer à l’Europe et vouloir en sortir? Est-ce ce qui empêche leur union?

Olivier Rozenberg (Sciences Po, CEE)

Ce n’est pas la question européenne qui empêche les partis d’extrême droite de s’unir car ils s’en accommodent et en bénéficient. Ils sont en désaccord sur de nombreux autres sujets. Par exemple, la Ligue est restée régionaliste alors que l’extrême-droite espagnole Vox est nationaliste. Cependant, ce type de désaccord existe entre d’autres formations politiques. Il est donc possible qu’ils s’entendent. Il pourrait y avoir une nouvelle dynamique si l’extrême droite arrivait au pouvoir en Italie, en France, en Autriche ou en Belgique. L’histoire des dirigeants hongrois et polonais est plutôt celui d’une dérive vers l’extrême droite.  

Chloé Cambreling – Ces partis rencontrent des échecs mais sont capables de durer. 

Marc Lazar (Sciences Po, CHSP)

Giorgia Meloni pourrait en effet devenir la Première Ministre italienne. Leur succès s’explique par une défiance politique, un rejet de la classe politique traditionnelle, un sentiment d’incapacité de la classe politique à régler des questions, les inégalités, le déclassement et la pauvreté. S’y ajoute une interrogation culturelle. L’antisémitisme n’est plus leur boussole principale. Il est remplacé par l’anti-Islam, dans un pays comme l’Italie qui connaissent un déclin démographique considérable.

Bibliographie

  • “Présidentielle 2022 : Les démocraties à l’épreuve de l’extrême-droite en France” – Captation vidéo 
  • Martial Foucault et Yann Algan, Les origines du populisme (2019) – Lien
  • Caterina Froio (et allii), CasaPound Italia. Contemporary Extreme-Right Politics (2020) – Lien 
  • Ilvo Diamanti Marc Lazar, Peuplecratie. La métamorphose de nos démocraties, (2019).
  • Olivier Rozenberg, Les Députés français et l’Europe (2018) – Lien
  • Jacques Rupnik, L’Autre Europe. Crise et fin du communisme (1993)
  • Jacques Rupnik (dir.), Géopolitique de la démocratisation. L’Europe et ses voisinages (2014) – Lien