Si depuis les débuts de leur domestication les animaux n’ont cessé de travaillé au service des humains, les formes et l’ampleur de ce travail ont beaucoup varié selon les époques. En Europe, le nombre de chevaux, de chiens, de bœufs, de mulets utilisés pour tirer et soulever des charges, ou pour transformer des matières, s’est beaucoup accru aux XVIIIe et XIXe siècle avant de décliner sous l’effet de la motorisation et de l’électrification au siècle suivant.

Intervenants :

François Jarrige, Maître de conférences en histoire contemporaine (Université de Bourgogne)

Johann Chapoutot, Professeur d’histoire contemporaine à Sorbonne Université

Johann Chapoutot souhaite la bienvenue au public et introduit, au nom du conseil scientifique des rendez-vous de l’histoire, François Jarrige, non sans une pointe de dérision, puisque selon l’historien spécialiste du nazisme, on peut dire de lui au fond ce que disait Jacques Chirac d’Alain Juppé, c’est à dire : « le meilleur d’entre nous » …même si la ressemblance avec ce dernier n’est pas forcément évidente ni immédiate … !

Plaisanterie à part, François Jarrige fait partie de la génération des historiens quadragénaires particulièrement remarquables (et toujours selon Johann Chapoutot, cela vaut notamment pour les dix-neuvièmistes qui sont : « largement les meilleurs » !) et de cette génération qui donne envie de (re)faire de l’histoire.

Les travaux de François Jarrige pourraient être résumés comme une histoire totalement repensée de l’économie et de l’homme dans son rapport l’environnement et à la production. Lorsque l’on veut aborder son œuvre, on peut la prendre par le versant thétique donc par la thèse, rédigée sous la direction de Christophe Charle, consacrés aux briseurs de machines, ces résistants au nouvel ordre mécanique qui s’est installé en Angleterre et en Europe de l’Ouest dans la première moitié du XIXe siècle[1]. Ces gens que l’on avait considérés comme d’incurables réactionnaires arriérés portaient en réalité une vision différente du monde. À l’issue de cette thèse, François Jarrige s’est appliqué à essayer de déthéologiser le XIXe siècle par ce que lorsque l’on fait de l’histoire technique et l’histoire de la production, tout est très théologique, très finaliste. De la même manière que les siècles auraient marché de la Gaule à la France selon Michelet, les décennies auraient marché de l’hydraulique jusqu’au pétrole. Les travaux actuels de François Jarrige pour lesquels il est détaché par l’Institut Universitaire de France, porte précisément sur les alternatives énergétiques, notamment avec l’étude du moteur animal et son usage au XIXe siècle. Cette étude permet donc de définaliser ou l’histoire des énergies qui, comme on va l’entendre sont totalement d’actualités avec la question de la transition énergétique.

En toute humilité, François Jarrige remercie Johann Chapoutot d’avoir surtout cité la liste de ses amis … (!) tout en reconnaissant que cela lui rajoutait un petit peu de stress pour lui étant donné le cadre du château de Blois pour un sujet qui pourrait paraître un peu étrange.

François Jarrige présente donc un travail qui est en cours (et qui l’obsède depuis un certain nombre d’années) et qui vise à essayer de repeupler le monde du travail du XIXe siècle de la présence animale, d’interroger les frontières entre le travail des humains et des non-humains, de questionner plus généralement la contribution de cette énergie animale et des animaux au processus d’industrialisation, qui souvent est présentée comme un moment où la machine à vapeur et un certain nombre d’innovations jugées miraculeuses font disparaître un système ancien fondé notamment sur le travail musculaire des hommes et des animaux. Or en réalité, le XIXe siècle a vu l’apogée du travail animal dans toute une série de secteurs d’activités qui ont, eux aussi, contribué à transformer la production.

Un thème d’actualité

Le choix de ce thème est lié à d’autres raisons. Dans la mesure où il s’agit d’une enquête toujours en cours, il est parfois utile de la formaliser car, en la présentant aux autres, cela permet aussi d’y voir plus clair, voire de repérer une faille… Des raisons plus fondamentales peuvent être aussi invoquées. La présence animale dans nos sociétés est devenue un enjeu d’actualité et l’objet de débats politiques extrêmement vifs, polarisés et centrés sur leur souffrance et leur exploitation. Le XXe siècle a vu une transformation complète du statut et du travail animal dans nos sociétés puisque ce dernier est devenu totalement résiduel dans le monde occidental (il reste une réalité ailleurs). En revanche les « animaux travaillés » restent une ressource fondamentale, notamment via les élevages concentrés pour obtenir de la viande et toute une série de produits destinés à fabriquer un certain nombre de substances comme les cuirs. Donc la question animale est au cœur de l’actualité politique et sociale.

Mise au point historiographique

Elle est également au cœur des enjeux historiographiques contemporains. François Jarrige reconnaît volontiers qu’il n’est pas le premier à s’intéresser aux animaux. La veille à Blois une table ronde réunissait plusieurs historiens dont l’un des meilleurs spécialistes de la question : Éric Baratay pour une période antérieure[2], et, justement, lorsqu’on évoque le travail animal, on renvoie en général à des sociétés anciennes. Or, François Jarrige voudrait justement démontrer que ce travail animal n’est pas un reliquat du passé mais bien une réalité très présente au XIXe siècle, époque qui n’est pas seulement celle du charbon, mais aussi celle de la mise au travail des animaux. Tout comme les humains, on a mis les animaux au travail également de façon totalement inédite, et depuis une trentaine d’années environ, cette question est rentrée de plain-pied dans les préoccupations des historien(ne)s.

François Jarrige souligne au passage l’importance de l’historiographie américaine sur cette problématique avec l’étude des chevaux au travail aux États-Unis au XIXe siècle et leur importance dans la construction de la nation et la société américaine. N’oublions pas le livre de Daniel Roche qui a consacré les dernières années de son enseignement au Collège de France à l’histoire de la culture équestre en Occident, qui se présente comme une sorte de relecture de l’Occident au prisme de cette dernière qu’il a tenté de resituer dans un certain nombre d’espaces sociaux.

L’actualité historiographique est assez vive sur le sujet, (quatrième raison l’ayant amené à proposer ce sujet) et elle est en lien avec les débats actuels axés sur les enjeux et la transition énergétiques. On le sait, il faut sortir des énergies fossiles, donc trouver un nouveau mix énergétique pour le futur. Or ces débats sont remplis de discussions historiques sur ce qu’ont été les soi-disantes transitions passées. Beaucoup d’historiens, dont lui, considèrent que ces récits historiques sont avant tout là pour justifier les choix politiques du présent. Par conséquent, ils simplifient, invisibilisent et caricaturent un peu les transitions énergétiques passées (passage de l’énergie organique aux sources d’énergies fossiles, passage du charbon ou pétrole puis le pétrole remplacé par le nucléaire). Cette histoire est toujours polarisée par des techniques présentées comme étant un peu miraculeuses, résolvant les problèmes des systèmes techniques précédents. En fait, chaque nouvelle source d’énergie s’additionne à la précédente plus qu’elle ne la remplace, ce qui est d’ailleurs une de ses sources du problème actuel. L’histoire contemporaine n’est pas une histoire de transition, c’est une histoire d’additions comme le prouve la situation actuelle puisqu’on n’a jamais autant utilisé de charbon et de pétrole qu’actuellement.

Le projet de François Jarrige consiste donc à explorer le mix énergétique du XIXe siècle en repositionnant un certain nombre d’acteurs oubliés dans les mondes du travail du XIXe siècle et, ici, il s’agit des animaux, d’où la formulation de son intervention : les animaux sont-ils des travailleurs comme les autres ? Cette question fait aussi référence à des débats qui ont lieu au début du XIXe siècle, au début du processus d’industrialisation. Des ingénieurs et des économistes réfléchissent au système productif, au moyen d’accroître la production et de rendre possible une croissance économique nouvelle, continue, et accélérée. La question des moteurs devient même une obsession puisque ce sont eux qui doivent permettre le changement de système productif. Or, au XIXème siècle, les ingénieurs distinguent les moteurs animés des moteurs inanimés. Dans la première catégorie ils mettent tous les êtres vivants et toutes les mobilisations de force musculaire. Les ouvriers humains, les esclaves des colonies et les animaux de travail sont ainsi classifiés dans une même catégorie englobante. Dans les réflexions de l’économie politique du début du XIXe siècle, les animaux sont donc des travailleurs comme les autres. Ils ont, à ce moment, un statut assez proche de celui des humains car, comme ces derniers, ce sont des producteurs qui permettent d’obtenir une force mécanique pour faire fonctionner les nouveaux ateliers.

L’importance des manèges et des chevaux, travailleurs incontournables

François Jarrige prévient le public qu’il ne va pas aborder au cours de cette conférence tous les aspects ni tous les enjeux liés au travail animal. Il va se focaliser sur une partie de ce dernier et abordera surtout la question des manèges, système technique qui permet justement de mettre les animaux au travail et de produire un mouvement mécanique. Les manèges désignent alors :

  • le bâtiment où l’on entraîne les chevaux pour l’art équestre,
  • une distraction pour les enfants,
  • un système mécanique qui permet d’utiliser la traction animale pour produire un mouvement mécanique.

Le moulin à manège est mis au point et breveté par un fabricant en 1793 afin de broyer un minerai nécessaire à l’industrie chimique naissante. En réalité, il s’agit d’une technologie assez traditionnelle qui existe depuis longtemps mais qui est modernisée et adaptée à toute une série d’activités, parfois nouvelles, afin de produire de la force à la place de la machine à vapeur. François Jarrige avoue qu’il aimerait aller à contre-courant du récit qui identifie l’industrialisation avec la machine à vapeur en démontrant que cette dernière, au moins jusque dans les années 1860, est souvent une exception qui fonctionne très mal et qui ne concerne que certains secteurs spécifiques. En effet, la plupart des acteurs de l’époque cherchent des alternatives à la machine à vapeur car utiliser cette dernière signifie s’en remettre à des compétences techniques extérieures ; en plus ce sont des investissements ayant un coup trop élevé et nombreux sont ceux qui n’ont pas les moyens de se les offrir.

Toutes les sources d’énergie possibles ont été utilisées pour accompagner l’essor de la production et notamment l’énergie hydraulique. Beaucoup de travaux ont montré à quel point l’industrialisation au XIXe siècle été très dépendante et très liée à cette dernière qui, de son côté, se modernise, s’intensifie et se transforme au XIXe siècle. François Jarrige observe le même schéma avec le travail animal qui, loin d’être une technologie primitive ou traditionnelle est en réalité une technologie qui se modernise pour un certain nombre d’activités productives. Au XIXe siècle l’essentiel du travail animal concerne deux champs principaux :

La question du transport

L’histoire du travail des animaux est avant tout l’histoire des mobilités et de leur intensification au XIXe siècle. Malgré l’arrivée du chemin de fer au milieu du XIXe siècle, on n’a jamais autant utilisé les animaux pour le transport de marchandises ou des populations de 1850 jusqu’à la Première Guerre mondiale où le transport hippomobile devient massif. On peut rappeler qu’il y a 500 000 chevaux à Londres en 1905 pour le transport urbain dans un contexte où la mobilité progresse sous l’effet (entre-autres) de la croissance urbaine.

Au XIXe siècle, on relève aussi la mise au point d’une nouvelle forme de mobilité et de traction animale populaire : la traction canine. Ainsi Peugeot fabriquait et commercialisait des petites charrettes à chiens avant de se lancer dans l’aventure automobile. Ces charrettes se développent surtout après 1860 et connaissent leur apogée dans de nombreuses localités au tout début du XXe siècle.

Le secteur agricole

L’autre utilisation massive du travail animal, sous forme d’une traction directe pour tirer des charrettes et des chars, s’opère dans le secteur agricole où le nombre d’animaux dans l’agriculture n’a jamais été aussi important qu’au début du XXe siècle. En effet, le travail animal a été essentiel dans les premières formes de mécanisation des activités agricoles.

Par conséquent, le secteur des transports et de l’agriculture sont des territoires sur lesquels se sont focalisés le regard des historiens, d’autant que la question du transport est située dans l’espace public. D’ailleurs, la première loi à réprimer et à criminaliser les mauvais traitements infligés aux animaux est votée en 1850 à l’initiative de Jacques Delmas de Grammont, et portait, justement et spécifiquement, sur les animaux situés dans l’espace public et non dans l’espace privé du domicile, de l’atelier ou de l’usine. Elle visait essentiellement les cochers qui maltraitaient leurs chevaux dans la ville. Cette loi porte aussi l’idée que le spectacle de la violence envers les animaux risquait d’accroître la violence des humains, surtout deux ans après la révolution de 1848. Donc il s’agissait aussi, indirectement, de moraliser le peuple en supprimant de l’espace public des formes de violence qui pouvaient s’y manifester.

Un travail invisibilisé

Mais il existe aussi un autre type de travail des animaux moins visible et même totalement invisibilisé par les contemporains et par les historiens : le travail des animaux prolétaires attachés à des roues pour faire fonctionner des mécaniques réparties dans divers secteurs d’activité. Ce travail a été invisibilisé car :

  • c’est un travail qui s’inscrit dans le cadre d’un espace privé (ateliers, bâtiments des fermes, filatures …). Par conséquent, puisqu’ils sont moins visibles dans le paysage, ils sont moins spectaculaires.
  • ces équipements sont de nature modeste car ce sont des systèmes techniques qui, souvent, sont fabriqués localement par des forgerons, des charrons ou des menuisiers, et qui ne s’inscrivent pas totalement encore dans une logique de marchandisation (contrairement aux machines à vapeur et au système hydraulique).

Ces techniques, ces pratiques et ce travail des animaux sont aussi invisibilisés par l’imaginaire industrialiste et progressiste du XIXe siècle, qui construit l’histoire comme une suite d’innovations révolutionnaires : au siècle du charbon et de la machine à vapeur, du progrès technique et du grand machinisme, ces manèges de chevaux apparaissent comme une sorte de reliquat traditionnel, une technique primitive qui témoigne plutôt de la routine et de l’ignorance de ceux qui l’emploient, alors que l’industrialisation commence. Du reste, François Jarrige aimerait démontrer que cette technologie du manège, au contraire, s’intensifie avec l’industrialisation.

L’historien revient sur la deuxième définition du terme de manège, celle correspondant à une distraction pour enfants qui apparaît à la fin du XIXe siècle, au moment où les manèges de chevaux utilisés dans les ateliers industriels tendent à disparaître. Mais dans l’esprit et les écrits de certains ingénieurs, c’est évident : le manège est une technologie encore disponible et très présente dans la société. Les chevaux, ainsi que des chiens, sont mis au manège où ils remplacent souvent les humains. Il souligne aussi au passage qu’il y aurait toute une histoire à faire en parallèle de la manivelle comme outil fondamental de la révolution industrielle puisqu’elle répond à une problématique essentielle : comment produire un mouvement mécanique, circulaire du bras pour actionner une machine ?

Manège de cheval contre machine à vapeur

Afin de rentrer plus directement dans le sujet, François Jarrige souhaite repartir d’une anecdote spectaculaire. Le moment fondateur de la société industrielle et du début de l’anthropocène qui signe l’entrée dans un nouvel âge industriel est souvent daté des années 1780 lorsque James Watt met au point sa machine à vapeur, invention censée donner une nouvelle trajectoire technologique. Il s’associe avec un fabricant de machines-outils pour commercialiser ses machines à vapeur et s’engage dans une série d’opérations publicitaires pour justifier l’utilité et la pertinence de son invention auprès d’acteurs et de producteurs économiques qui, de leur côté sont très sceptiques face à cette machine. En effet, cette dernière n’est alors pas très productive et nécessite énormément de charbon pour fonctionner. Il s’agit de prouver aux artisans londoniens que sa machine à vapeur peut faire office de moteur universel en actionnant des moulins et des machines de différents secteurs, comme la mine.

Traditionnellement des manèges de chevaux étaient utilisés dans le secteur minier pour pomper l’eau mais ils ne peuvent pas pomper à plus de 150 mètres de profondeur. Néanmoins, ils restent le moteur souple et bon marché le plus fréquemment utilisé pour faire fonctionner différents types de moulins dans un contexte où il n’y a pas d’hydraulique, énergie qui implique des installations assez complexes. En prime, elle n’est pas disponible partout et pour tout le monde. Donc, lorsque l’énergie hydraulique est trop complexe et que les besoins du producteur ne nécessitent pas une telle quantité et de tels investissements, le manège de cheval est un outil fréquent de mécanisation, dans les mines mais aussi … dans les brasseries !

L’importance du manège dans le secteur de la brasserie

A la fin du XVIIIe siècle, Londres est la grande capitale de la bière et des brasseries qui sont des ateliers artisanaux de très grande dimension. Un certain nombre d’équipements sont nécessaires notamment pour chauffer, pomper les liquides, les faire circuler dans l’atelier et pour broyer les céréales. Pour cette dernière opération, des manèges de chevaux sont en général utilisés. François Jarrige nous montre une gravure représentant un manège de brasseur que l’on retrouve notamment dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, et que l’on trouvait en général dans les grandes brasseries dont la production était suffisamment importante pour que l’on ait besoin d’un moteur extérieur. Pour une petite brasserie tout ce travail, dont le broyage, était réalisé à la main.

Le broyage des céréales exigeait un travail continu et régulier donc il fallait une force continue importante et en grande quantité. Par conséquent, les moulins à farine étaient généralement installés le long d’un cours d’’eau pour profiter au maximum de l’énergie hydraulique. Mais pour tous les petits moulins qui broyaient mais qui ne fonctionnaient pas toute l’année on utilisait très fréquemment des manèges. C’était le cas dans le secteur des huiles pour broyer les olives, les noix et les végétaux pour lesquels il était beaucoup trop coûteux d’installer un moteur hydraulique ou des moteurs à vapeur. Le manège illustre bien l’idée d’une technologie flexible : le cheval, travailleur flexible, est mis au manège lorsqu’on a besoin d’une force mécanique pour produire et transformer la matière le temps nécessaire avant d’être utilisé à d’autres tâches comme le transport.

James Watt lance un concours : que le plus productif gagne !

En 1784, James Watt organise avec le propriétaire de l’une des principales brasseries de Londres un concours avec pour objectif de prouver la supériorité de sa machine. Durant une journée ils font donc fonctionner en parallèle un moulin avec une machine à vapeur et un moulin avec un manège de cheval. Au terme de cette épreuve, le rendement produit par la machine à vapeur s’avère supérieur. Mais il s’agissait aussi de déterminer quel type de moteur était le plus efficace en fonction des besoins et des conditions spécifiques de chaque producteur. Au final, pour cette grande brasserie qui produisait une quantité massive de bière et qui avait besoin d’un moteur une bonne partie de l’année, la machine à vapeur pouvait être utile.

Par la suite, Watt utilise cette expérience comme argument publicitaire. Toute une série d’articles sont publiés en Angleterre mettant en scène la victoire de la machine à vapeur, tandis que le cheval est présenté comme un travailleur obsolète renvoyant à un monde traditionnel qui a disparu. Mais il s’agit ici, précisément, du récit qu’a construit James Watt. Problème :  80 ans après ce moment fondateur, dans les années 1860, il existe encore un peu partout des manèges de chevaux dans les brasseries. Si d’un côté, sous le Second Empire les plus grosses brasseries ont commencé à installer des machines à vapeur pour faire fonctionner leur moulin broyeur et leur équipement, en réalité il existe encore plus de chevaux, notamment dans toutes les petites brasseries artisanales dont celles de province qui disposent de moins de capitaux. Si on dépouille la presse professionnelle des années 1870 comme par exemple le journal des brasseurs, on constate que beaucoup de questions sur la mécanisation du travail sont posées et les professionnels du secteur continuent encore de conseiller l’emploi du manège. Le nombre de brasseries à cette époque a explosé parallèlement à la consommation de bière dans la première moitié du XIXe siècle. Beaucoup de brasseries ouvrent un peu partout en France en utilisant le manège comme moteur central de l’atelier. Ce n’est qu’à partir des années 1870 que le secteur de la brasserie commence à se concentrer et que tout le réseau des petites brasseries artisanales qui émaillaient le territoire est peu à peu remplacé par quelques grandes brasseries industrielles concentrées qui progressivement, dans les deux dernières décennies du XIXe siècle, deviennent un système énergétique fondé sur les énergies fossiles. Ainsi donc les manèges ne sont pas une technologie périmée au XIXe siècle, il reste au contraire une énergie disponible. Ainsi, le cheval du brasseur est un des travailleurs majeurs des brasseries du XIXe siècle. Or, ce phénomène que l’on observe dans le monde de la brasserie, secteur qui est en croissance au XIXe siècle, est visible également dans toute une série de secteurs avec des logiques assez proches. François Jarrige se propose de les passer brièvement en revue, y compris ceux qui sont considérés comme étant au cœur des dynamiques industrielles.

De la mine à la boulangerie

Au début du XIXe siècle, la croissance de la production du charbon commence à s’accentuer notamment parce que l’utilisation des machines à vapeur permet d’extraire de plus en plus efficacement la houille, et de creuser de plus en plus profond et de mettre en exploitation des filons jusqu’alors non exploitables. Mais l’arrivée des machines à vapeur dans le monde minier n’a pas remplacé les manèges de chevaux mais au contraire a eu tendance à multiplier leur nombre car ce moteur avait des fonctions complémentaires. En effet, la machine à vapeur était en général utilisée pour l’extraction de l’eau tandis que le manège de chevaux était généralement utilisé pour extraire la matière première, et rapporter les chargements de charbon à la surface. Ce type d’utilisation du travail des animaux se double d’un langage qui était propre à chaque région et à chaque secteur d’activité pour désigner ces équipements.

Entre 4 et 10 chevaux étaient attelés à d’énormes équipements à manèges pour extraire les matériaux souterrains. Ces chevaux de manège ont été très largement oubliés, alors que, paradoxalement, on connaît l’importance du travail animal dans les mines. Entre les années 1830 – 1850 les manèges de chevaux commencent à être remplacés par des machines à vapeur pour l’extraction de l’eau. Pour autant ils ne disparaissent pas car les chevaux sont introduits dans la mine mais à ce moment-là, ces travailleurs ne sont pas évacués de la mine. Le rôle et l’activité des chevaux se déplacent : ils disparaissent de la surface pour être descendus au fond, où ils remplacent très certainement des travailleurs humains. Jusque dans les années 1830-1840, l’extraction souterraine et le tirage des wagons étaient réalisés par des hommes et des femmes mais aussi massivement des enfants. Or c’est précisément au moment où le travail des enfants commence à susciter le scandale que ces chevaux descendent pour les remplacer.

L’imaginaire de l’animal de la mine sera essentiellement centré autour de la figure du cheval comme le montrent de très nombreuses cartes postales datant de la fin du XIXe siècle. Les chevaux restent donc ainsi des travailleurs fondamentaux de la mine, jusqu’au milieu du XXème siècle en Europe de l’ouest. En revanche pour les autres types de mines (peu profondes et extrayant d’autres matières premières) les manèges sont utilisés plus longtemps. De même lorsque commence à se développer l’extraction minière dans les colonies, on utilise massivement cette technologie du manège qui apparaît comme plus adaptée aux situations coloniales.

Le cas de l’industrie textile

Le deuxième secteur sur lequel François Jarrige veut revenir est l’industrie textile, deuxième secteur au cœur de l’industrialisation européenne du XIXe siècle. Or l’invention de l’usine est très largement liée à cette mobilisation du travail animal. Cette technologie traditionnelle du manège, surtout utilisée jusqu’au XVIIIe siècle, est une technologie antique. À l’époque moderne on les appelait des moulins à sang, ou moulins à chevaux. Le terme de « manège » se développe surtout dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle comme catégorie pour désigner tous ces outils et pas seulement des moulins broyeurs. Mais à la fin du XVIIIe siècle, cette technologie traditionnelle est appliquée à toute une série de nouveaux secteurs et en premier lieu à l’industrie textile. Cette dernière qui se développe et se concentre, voit apparaître de nouvelles mécaniques dans les filatures avec les premières machines textiles pour le cardage et la filature des différentes substances textiles. L’usine est inventée pour mécaniser et concentrer ce travail en regroupant dans un espace concentré les travailleurs ruraux, et à domicile qui existaient au XVIIIe siècle. Or, une fois que l’on commence à réunir différents métiers dans un atelier ou une proto usine, on a besoin d’un moteur central pour faire fonctionner ces métiers. Souvent, le moteur des petits ateliers est humain : des ouvriers ou des enfants tournent une manivelle. L’un des métiers les moins connus du début du XIXe siècle est très certainement celui de tourneur de manivelle assuré par des enfants employés en général pour faire fonctionner les tambours des cardeuses[3]. Lorsque la production commence à augmenter, le travailleur humain est remplacé par un manège de cheval. Ce dernier devient le premier moteur concentré de filateur textile entre les années 1790 – 1830. Il y a donc trois moteurs qui existent à cette époque, avec chacun leur problématique :

  • la roue hydraulique : de nombreux travaux ont démontré l’importance de l’énergie hydraulique dans l’industrialisation du textile notamment en France où il n’y avait pas de charbon ou du moins la France est structurellement déficitaire en charbon et doit apporter 50 % de sa consommation de charbon tout au long du XIXe siècle donc les producteurs français passent leur temps à trouver des solutions pour ne pas utiliser des machines à vapeur, d’où le fait de passer au maximum les technologies hydrauliques pour en tirer le maximum. Mais l’hydraulique implique des contraintes de localisation extrêmement fortes et les cours d’eau sont saturés au début du XIXe siècle. Donc, pour la plupart des producteurs, l’autre technique restante est la machine à vapeur
  • la machine à vapeur : cette technique reste une exception dans l’industrie textile au moins jusqu’en 1830.
  • le manège : il faut rappeler que James Watt commercialisait aussi des manèges de chevaux en parallèle. En effet, le chercheur a à sa disposition toute la correspondance entre Watt et Bolton et ce dernier conseille à des industriels du textile et de filateur des années 1790 d’utiliser plutôt un manège qu’une machine à vapeur compte tenu de leurs besoins spécifiques. Par conséquent, dans les années 1790, pour assumer les nouvelles techniques, on met fréquemment au manège des travailleurs animaux et on adapte ses anciens moulins à sang ou à chevaux pour faire fonctionner les mécaniques de filature textile. On le trouve ainsi dans de très nombreux endroits notamment France notamment dans les régions où il n’y a pas d’hydraulique disponible. L’énergie des animaux fait fonctionner non pas un secteur d’activité secondaire ou marginale mais le secteur d’activité qui est au cœur même de la dynamique de l’industrialisation.

Plan du cadastre de la ville d’Elbeuf sous la Restauration – Années 1820 

Ce cadastre est très intéressant selon François Jarrige car il nous montre des roues qui sont à l’arrière des bâtiments : ce sont les manèges de la filature. Jusque dans les années 1820-830 le manège est le moteur principal des filatures de laine à Elbeuf, tout comme à Lille, Roubaix et Tourcoing. Les différentes enquêtes que François Jarrige a réalisées avec un collègue spécialiste de l’industrie textile montrent qu’en 1830 la plupart des filatures de Roubaix et de Tourcoing sont à manège. Avant 1840 le coût d’importation du charbon venant de Belgique reste prohibitif et les cours d’eau dans le nord ne sont pas assez puissants pour faire fonctionner des usines et des moteurs à vapeur, dans un contexte en plus de saturation des usages.

Par conséquent ce que François Jarrige veut souligner c’est que dans le premier tiers du XIXe siècle, l’énergie animale via cette technique du manège n’est pas un archaïsme ni le résidu de pratiques routinières ou traditionnelles qui se retrouveraient au cœur de l’industrie et du capitalisme moderne. C’est en fait une technologie moderne, adaptée aux besoins des producteurs.

Après 1830, dans les deux grands secteurs au cœur de l’industrialisation (la mine et l’industrie textile) la machine à vapeur s’impose peu à peu. Ces deux secteurs ont donc été les deux premiers à rentrer dans l’âge des industries fossiles et de l’indépendance aux nouvelles sources d’énergie. Mais, au moment même où les manèges disparaissent de ces deux secteurs d’activité, ils persistent ailleurs. On assiste plutôt à un processus de déplacement à chaque génération d’un secteur vers un autre. Par conséquent, les animaux travailleurs ne sont pas juste remplacés, la mise au travail se déplace d’un secteur à l’autre puisqu’on les voit se multiplier dans toute une série de secteurs d’activité artisanaux notamment dans la petite industrie rurale et dans les secteurs qui transforment les matières agricoles qui commencent à se mécaniser pour remplacer et intensifier la production à la place des travailleurs humains. Il y a donc une logique de mise en compétition et de concurrence du travail humain et du travail animal dans un contexte de mécanisation où il y a besoin d’une force extérieure.

Ce travail des animaux est un travail des plus modestes, adaptée aux classes populaires là où les nouvelles innovations industrielles et puissante fondée sur les combustibles fossiles sont d’abord les moteurs des acteurs économiques les plus puissants et des capitalistes les plus installés. Donc c’est moins une question de remplacement que de coexistence de systèmes et de pratiques techniques et de travail à la même époque pour répondre à des besoins différents.

François Jarrige évoque très rapidement la construction des chemins de fer au moyen de manèges notamment pour extraire des matériaux, des scies mécaniques à manège, ou des machines pour fabriquer des briques sont mises au point. L’historien évoque enfin rapidement les premières formes de mécanisation du travail des boulangeries notamment dans les années 1860 – 1870 pour l’opération du pétrissage au moyen d’un manège à cheval.

Sur une gravure projetée, on voit une roue à chiens, système qui était notamment très présent dans les forges de métallurgie pour actionner les soufflets des forges. Le chien de cloutier qui faisait fonctionner le soufflé est, d’ailleurs, devenu proverbial au XIXe siècle.

Il y aurait aussi beaucoup à dire sur les colonies où la question du travail animal est fondamentale avec notamment la mécanisation des plantations sucrières qui passe par la mise au point de moulins à bœuf et à chevaux. Dans la Martinique des années 1840 on compte beaucoup plus de moulins à bœuf comme moteur central des plantations sans que sucrières que de roues hydrauliques ou de machine à vapeur. Ainsi donc on voit que ces secteurs d’activité sont en réalité assez divers.

Dans le dernier tiers du XIXe siècle, les manèges sont considérés de plus en plus comme des technologies archaïques, pas du tout adaptés au nouveau monde industriel. En revanche, ils deviennent désormais disponibles pour le monde agricole et le premier moteur pour les premières formes de mécanisation de l’agriculture. En effet, jusque dans les années 1850, le travail agricole est uniquement manuel sauf le labourage. Pour réaliser toutes les autres opérations de transformation des productions agricoles à la ferme, le travail des bras est incontournable. Avec l’apparition de toute une série de machines, on peut mécaniser toute un certain nombre de tâches dont le battage des céréales, réalisé par des équipes d’ouvriers à l’aide d’un fléau. Or, le projet de supprimer ces batteurs est un des grands projets industriels du XIXe siècle car ils coûtent cher et sont accusés d’immoralité. Par conséquent, le premier type de machine agricole employée correspond aux machines à battre. Mais les batteuses à vapeur sont surtout employées durant l’entre-deux-guerres. Jusqu’à la Première Guerre mondiale la très grande majorité des moteurs utilisés dans des fermes sont des animaux, car les machines à vapeur sont complexes à installer et à utiliser à la campagne. Les paysans et les agriculteurs y compris les plus gros et surtout eux, utilisent des animaux pour faire tourner les batteuses. D’ailleurs à la fin du XIXe siècle, les agronomes sont parfaitement d’accord avec cette pratique comme André Sanson un des grands ingénieurs de la fin du XIXe siècle.

Mais à l’inverse, les ingénieurs des mines expliquent dans le même temps que le paysan devait sortir de la routine et adopter massivement la machine à vapeur. Ils se heurtent aux ingénieurs agronomes qui estiment que non, les paysans n’en ont pas besoin sauf quelques fermes modèles particulières extrêmement concentrées, ce système technique assez simple permettant d’utiliser l’animal toute l’année là où certaines activités agricoles n’occupent que certains mois de l’année. Ainsi dans la deuxième moitié du XIXe siècle, on comptabilise plus de 300 brevets d’invention pour des batteuses à manège. Toute une série de systèmes et de modèles différents sont commercialisés et restent très majoritaire faces aux batteuses à vapeur. L’arrivée de formes d’utilisation collective de la machine à vapeur permet la diffusion de cette dernière dans les campagnes, sous forme de coopératives de battage. Des entrepreneurs acquièrent des machines de battage et les font fonctionner à tour de rôle dans les fermes. Notons que dans la deuxième moitié du XIXe siècle il existait justement des coopératives de battage à manège.

Le travail des animaux suscite énormément de questions d’autant qu’il entretient de nombreux liens avec le travail humain notamment parce que ces animaux de travail doivent être maniés et accompagné. Dans les usines textiles, le travail au manège est considéré comme une étape dans le processus d’apprentissage au travail et il est donc confié aux enfants afin qu’ils apprennent le métier.

La santé des animaux au travail, révélatrice de la question sociale

La grosse critique formulée contre le travail au manège est qu’il produit un travail irrégulier risquant de perturber le processus de production. A l’inverse, la machine à vapeur permet un travail plus continu et régulier. Donc il est très important que le cheval tourne de manière régulière et, pour s’en assurer, il faut le remplacer toutes les deux heures. Ainsi pour un manège de quatre chevaux il en faut en réalité huit. Or des débats assez vifs éclatent concernant sur les points communs et les différences entre le travail des humains et des animaux. Des enquêtes médicales sont menées notamment sur les maladies qui frappent les chevaux utilisés dans les ateliers et les usines chimiques, notamment ceux employant la céruse, nécessitant le broyage du plomb et dont les conséquences sanitaires commencent à susciter un certain scandale. Dès lors, certains médecins utilisent les maladies des chevaux pour mettre en garde contre les maladies développées par les travailleurs humains. Les maladies frappant les chevaux consistent donc une forme d’alerte révélant la nocivité du produit pour les travailleurs humains qui les accompagnent. Un autre débat très vif traverse le monde du travail : un médecin à Lille en 1826 constate que le cheval connaît une condition nettement meilleure que le travailleur humain car le cheval est un capital qui nécessite un investissement particulier et il en ressort que les capitalistes traitent mieux les travailleurs animaux que les humains, ce qui est aussi une manière de dénoncer la question sociale et l’exploitation croissante au travail.

Conclusion

Au XIXe siècle, les animaux ne sont sans doute pas des travailleurs comme les autres, mais ils entretiennent de nombreux points communs dans la représentation comme dans les tâches qu’ils réalisent. Ils ont été au même titre que les hommes, les femmes et les enfants mis au travail pour répondre aux projets d’accroissement de la production et de l’expansion de la sphère de l’industrie. Finalement les manèges disparaissent progressivement et beaucoup plus tardivement qu’on ne le pense, et ce, pour plusieurs raisons :

-d’abord parce qu’ils sont considérés comme des moteurs archaïques au moment où l’innovation et la modernité s’installent dans les sciences comme dans les imaginaires ; le battage disparaît également,

– ils sont dénoncés comme étant des moteurs anti-écologiques, contrairement au charbon présenté comme un moteur de la transition écologique de l’époque. Le propos est explicite chez les ingénieurs des années 1830 même s’ils ne parlent pas d’écologie au sens où nous l’entendons de nos jours. Par exemple certains ingénieurs expliquent que dans un contexte de déforestation massive et de surexploitation des sols pour produire l’alimentation des humains il serait irresponsable de consacrer des terres agricoles pour nourrir les chevaux.

 

Par conséquent adopter le charbon revient à économiser la biomasse forestière. En soi, c’est une forme de transition écologique car il ne faut pas oublier que l’entrée dans l’âge des combustibles fossiles a aussi été pensée comme un instrument écologique destinée à atténuer la pression sur le milieu naturel.

Cécile DUNOUHAUD

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[1] François Jarrige Au temps des « tueuses de bras » : les bris de machines et la genèse de la société industrielle (France, Angleterre, Belgique, 1780-1860), thèse soutenue en 2007, sous la direction de Christophe Charle (Paris I).

[2] Bêtes de travail, carte blanche à la SOPHAU, jeudi 7 octobre 2021, à 17h45, château royal de Blois – Modératrice : Isabelle Heullant-Donat, intervenants : Brigitte Lion, Fabrice Guizard, Jean-Marc Moriceau, Éric Baratay,

[3] Machines qui permettaient de séparer les différents bras de coton, ou de laine pour les égaliser avant de procéder à la filature à proprement parler.