Table ronde, carte blanche au SNES-FSU

Cette table ronde aborde la notion de métier sous l’angle de la dépossession. Le métier ne se réduit pas à l’activité professionnelle, il fait référence à l’activité qu’une personne exerce en vertu d’une compétence reconnue, d’un savoir-faire

Table ronde avec Anne-Sophie Bruno (B), maître de conférence à l’université Panthéon-Sorbonne, Liliane Hilaire-Perez (HP), professeure à l’université Paris Diderot, et François Jarrige, maître de conférences à l’université de Bourgogne. Thématique proposée par le SNES pour maintenir le lien entre histoire scolaire et monde de la recherche. La thématique de la dépossession du métier est primordiale, notamment dans l’enseignement. L’idée de dénier nos compétences et nos savoir-faire semble s’être accentuée avec les pratiques d’enseignement à distance lié au COVID, au nouveau management,…

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La dépossession selon Liliane HILAIRE-PEREZ

Au XVIII° les hommes de lettres, notamment ceux de l’Encyclopédie décrivent les arts et métiers, en se renseignant auprès des ouvriers et des artisans. Certains historiens ont développé l’idée que cela a mené à une union entre théorie et pratique : une forme de savoir hybride. Cette conception est remise en question par l’historiographie récente. L’intérêt des Lettrés pour le savoir ouvrier et artisan est réel mais motivé par une volonté de captation et d’appropriation. Cela s’explique par les limites de la science mais aussi par une volonté presque politique : si la science ne maîtrise pas, elle est dépendante des savoirs de terrain. C’est donc un enjeu de pouvoir.

La dépossession selon François JARRIGE

Les logiques mises en place au XVIII° se prolongent au XIX°. Elles s’accélèrent même. Les expériences révolutionnaires et l’agitation ouvrière devient une préoccupation essentielle. Il faut réguler, contrôler et encadrer la main d’œuvre. L’arrivée de la machine devient un outil, aux cotés de la parcellisation et de reprise des savoirs ouvriers pour maîtriser les process productifs, à un moment où la croissance de la production devient l’objectif de l’élite politique.

La dépossession vise la privation de l’autonomie et de la maîtrise du temps. Cette question accompagne les mutations de l’organisation du travail. Elle suit un rythme en 3 temps : on capte les savoir-faire, on parcellise (Taylorisme, à remplacer dans le temps long) puis on introduit les machines. Cela n’exclut pas des reconquêtes et des recompositions de nouveaux groupes et de nouveaux acteurs avec de nouveaux savoir-faire professionnels.

La dépossession selon Anne-Sophie BRUNO

La question de l’autonomie est centrale. Au XIX°, il fallait discipliner la main d’œuvre et la faire venir dans les usines pour casser l’autonomie… même s’il y a des relations d’interdépendances. Au XX° on va jusqu’à contrôler l’autonomie des corps au sein même de l’usine. En conséquence, la question de la santé devient centrale car le corps est de plus en plus malmené. Elle évolue avec l’intensification du travail ce qui élargit la palette des troubles au travail, y compris la question de la santé mentale. La question de la latitude décisionnelle, de l’intensité, de la sollicitation des capacités cognitives sont déjà des enjeux avant même l’organisation du travail en chaîne de montage.

 Différence entre les métier « manuels » et « intellectuels » ?

HILAIRE-PEREZ (HP) : Elle dénonce le mythe de la « science appliquée ». Pendant des siècles, les innovations techniques sont venues des ateliers. Fin XVIII°, les élites veulent faire avancer la science en s’appuyant sur les techniques des travailleurs. Ils portent sur ce projet un regard très positifs. Mais pour les travailleurs, c’est une forme de pillage. Les ouvriers négocient donc au plus haut leur savoir, et parfois s’opposent. A Lyon, les ouvriers du textile s’organisent pour vendre au mieux ou refuser la transmission de savoir à la Fabrique Lyonnaise. Elles multiplient primes à la production et achat de technologies pour des ouvriers qui ne peuvent pas protéger leur « brevet ».

JARRIGE (J): la frontière se creuse entre « savoir technique » et « savoir savant ». Certains acteurs définissent les process ; les autres les appliquent. C’est le travail « aliénant » dont parle Karl Marx. La manière de concevoir métier « manuel » et « intellectuel » est elle-même un regard partial, presque téléologique. Auparavant les 2 étaient liés car le même artisan réfléchissait et produisait.

Quels acteurs profitent de cette dépossession ?

HP : En plus de l’exemple des marchands Lyonnais, précédemment cité, on peut aussi citer les marchands qui entrent en conflits, et bien sûr les ingénieurs, qui sont à la recherche des savoirs de terrain. En 1848, Frédéric Le Play, ingénieur polytechnicien de l’école des Mines, étudie le savoir ouvrier sur la métallurgie car pour lui la science ne fait pas progresser la métallurgie : «  je dois à mes relations avec les ouvriers la plupart de mes connaissances sur la métallurgie ». L’objectif est clair : Jules François, ingénier qui étudie les forges catalanes avoue explicitement vouloir retrancher l’influence de la main de l’ouvrier.

: Dans la formation des polytechniciens, le voyage d’étude au contact des ouvriers est obligatoire. L’école polytechnique a gardé tous les rapports de leurs anciens élèves : source formidable pour l’historien.

Jarrige mentionne aussi les contremaîtres, qui émergent dans les années 1830. Il est le surveillant, l’ouvrier d’élite de l’usine. Il est responsable du respect des règlement de l’usine. Même si Dewerpe a montré que ces règlements, qui se multiplient au XIX, ne sont en fait jamais respectés. Ils ne correspondent pas à la pratique et sont porteurs d’une utopie d’organisation idéale : l’automatisation totale. Dans la réalité, l’ouvrier garde une certaine part d’autonomie.

B: le même triptyque se retrouve au XX° : employeurs, ingénieurs et savants. Les ingénieurs jouent un rôle de plus en plus central : Taylor bien sûr, très clair sur son objectif. A leur côté, un ensemble de sciences du travail et notamment la psychologie, qui prend de l’importance dans l’entre-deux-guerres. La Psychotechnique permet de repérer la main d’oeuvre la plus utile pour affiner les embauches ou les placer au meilleur poste. Des tests psychotechniques cherchent à comprendre l’homme pour mieux l’utiliser. C’est de ce savoir savants que naissent la sociologie du travail… et l’eugénisme. C’est donc un mouvement scientifique très ambivalent. Il faut néanmoins nuancer : beaucoup d’employeurs répondent à des logiques très différentes et se passent de la psychotechnique.

 Quelles résistances face à la dépossession ?

HP : le refus des ouvriers et artisans est très connu sous l’ancien régime. C’est même un topos. Les ouvriers travaillent à l’échelle de leur atelier et ne communiquent pas. Un discours en négatif se crée : les ouvriers ne comprennent pas ce qu’ils font. Pour l’Encyclopédie des Lumières : « Ils travaillent sans rien connaître à leur machine »… Dans le cas des forges à la Catalane (cf travail de Jean Cantelaube qui a travaillé sur cette conflictualité), les forgeurs sont réputés pour leur « insociabilité ». Elle est exacerbée quand il s’agit de parler avec les ingénieurs.

J. Au XIX on considère que la main d’œuvre est englué dans une « routine », menace qui risque de bloquer le progrès… Il note de nombreuses attitudes pour faire face : des résistances collectives et violentes comme les bris de machine (sujet de sa thèse) qui dépossèdent la main d’oeuvre de ses savoir-faire. Par exemple, les imprimeurs détruisent les machine à imprimer lors de la Révolution de Juillet. On trouve plus souvent des résistances sourdes et dissimulées, même si elles sont plus difficiles à saisir pour l’Historien. Il y a aussi bien sûr le syndicalisme, des débuts avec l’auto-organisation, puis les organisations ouvrières, et enfin les fédérations plus structurées.

B. Quand la lutte n’a pas marché, c’est là que la question de la santé intervient. Dans les grandes grèves du XX°, notamment en 1936, la question de la dépossession est centrale. Les chronomètres et les comptes de rendements ne s’arrêtent pas après 36… mais l’opposition à ces pratiques a permis de fédérer les ouvriers… quelque soit la place dans la hiérarchie. Autre forme de protestation : la démission. Le Turn Over est très fort dans certains ateliers. Enfin, on trouve de nombreux récit d’évolution de poste pour rendre un peu de douceur aux corps malmenés et aux ouvriers moins rentables. Elle résume ces 3 types de réaction par le triptyque « Voice, Exit, Loyalty ».

Questions du public :

Lutte perpétuelle entre les créateurs et le « pouvoir » au sens large ? Ou alliance ?

HP : des formes de coopérations sont visibles au XVIII°. Les ouvriers ont parfois participé au travail de codification, de recensement, à l’Encyclopédie,…

J : Au XIX°, vaste débat entre les boulangers pour mécaniser le pétrissage dans les années 1830. Beaucoup d’opposition des travailleurs, notamment en raison d’une perte de qualité, mais aussi de certains savants. Dans le travail agricole débat entre ingénieurs des mines qui plaident pour les batteuses à vapeur, et ingénieurs agronomes qui trouvent la machine à vapeur inadaptée au monde rural.

Peut-on parler de dépossession du travail aussi dans le monde paysan ?

Le XVIII° est surtout le siècle de la connaissance agronomique. Au XIX°, Jarrige va plus loin que la question de la dépossession. Il parle même de destruction de ce travail. La question de la disparition des activités doit d’ailleurs être mis en contexte dans le cas d’une Histoire globale. Quand les mines ferment en Europe, elles explosent en Inde. Les mutations des espaces ruraux doivent être remis dans le contexte de la colonisation.