Plusieurs centaines de personnes sont venues assister, dans la majestueuse salle des Etats Généraux du château royal de Blois, à une table ronde sur le thème des regards que portent le journaliste et l’historien sur la France contemporaine. Florence Aubenas , journaliste au Monde, grand reporter, présidente des Rendez-vous de l’Histoire 2021, auteure de plusieurs ouvrages, Le quai de Ouistreham, L’Inconnu de la Poste, échange sur ce thème avec l’historien Philippe Artières, directeur de recherches au CNRS à l’EHESS, au sein de l’IRIS (Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux). Il travaille et a publié plusieurs ouvrages sur les archives mineures et les écritures dites ordinaires. Il s’intéresse à l’écriture aussi bien qu’à l’image de la fin du XIXe à la fin du XXe siècle, mais aussi aux pratiques d’archivage de ces documents.

Parallèlement à ses travaux, il expérimente régulièrement d’autres formes d’écriture de l’histoire : le récit, les expériences d’écriture, le montage d’archives, les expositions ou le documentaire radiophonique. Guillaume Calafat, maître de conférences à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne est l’animateur du débat. Guillaume Calafat, après avoir présenté les deux participants, propose d’organiser les échanges autour de trois thèmes : les modalités du choix des objets d’enquête ou d’étude ; le choix des méthodes de travail ; la place accordée à l’écriture.

Florence Aubenas captive l’auditoire par la passion qu’elle met à définir son travail, l’empathie évidente à l’égard des personnes qu’elle interroge, la fermeté et l’humanisme de ses principes. Son argumentation s’appuie sur un récit vivant de ses enquêtes. Elle aime un métier qu’elle exerce avec passion. Son regard de journaliste est captivant et pertinent, mais il ne croise pas véritablement celui de l’historien qu’elle rencontre. Philippe Artières exprime en effet avec la plus grande difficulté des idées particulièrement confuses. Son argumentation emprunte des voies divergentes, s’égare sur des chemins secondaires et finit souvent par se perdre dans des pensées si profondes qu’elles ne peuvent trouver de mots pour s’incarner et prendre sens.

Le choix des sujets d’enquêtes traités par Florence Aubenas (l’affaire d’Outreau, le travail précaire des femmes de ménages, un crime non élucidé dans un bureau de poste provincial) est dépendant de sa seule curiosité. Elle apprécie d’entreprendre une enquête sans avoir la moindre idée de la façon dont elle va se terminer. Elle est souvent étonnée de la manière dont ses articles ou ses livres sont reçus par ses lecteurs. Philippe Artières évoque son immersion dans les archives, la manière dont un sujet « s’impose », et sa nécessaire problématisation.

C’est dans l’exposé de ses méthodes de travail que Florence Aubenas traduit le mieux son humanisme et ses principes. Elle aime l’aventure et l’engagement personnel. Désireuse de travailler sur le travail précaire et la précarisation des travailleurs, elle fait le choix de l’immersion dans ce monde, et se fait passer pour une femme de ménage. Elle évoque deux grands modèles : John Howard Griffin, et Günter Wallraff. Griffin, écrivain et journaliste américain, blanc de Mansfield au Texas, se grima en afro-américain, avec pour objectif de connaître la réalité de l’existence d’un noir dans le sud des Etats-Unis.

Il fit cette expérience en 1959-1960 et la raconta dans un livre publié en 1961, Black Like Me, publié l’année suivante en français sous le titre Dans la peau d’un noir. Günter Wallraff, journaliste allemand, se fit passer pour un travailleur immigré turc sans carte de travail. Il publia en  1985 Ganz unten (« Tout en bas »), traduit en français sous le titre Tête de turc. Persuadée de servir la cause des travailleuses avec lesquelles elle vit quelques temps pour les besoins de l’enquête, elle prend peu à peu conscience que les choses ne sont pas si simples et que « le réel vous rappelle à l’ordre ».

Elle constate le peu d’enthousiasme de ses collègues de quelques temps, voire leur hostilité, quand elle révèle sa véritable situation, et le fait qu’elle leur a menti. Elle pense avoir été naïve. Ce qui la conduit à une réflexion sur le triangle écrivain/lecteur/objet de l’écriture. Philippe Artières évoque les sources de l’historien, le « viol des vies » quand ces sources sont par exemple des journaux intimes ou des correspondances.

Florence Aubenas se refuse à conditionner son écriture au futur lectorat. « Je ne pense qu’au texte ». Il faut vouloir toucher le lecteur personnellement, le faire dévier, l’amener à s’intéresser à un sujet auquel il n’avait peut-être pas pensé. Elle entend ne pas banaliser le langage et renoncer à toute formule journalistique facile. Philippe Artières rappelle que « le livre d’histoire fait autorité ». On attend de la démarche de l’historien qu’il cite ses sources et qu’il ait pour objectif d’approcher la vérité des faits, même s’il sait que de nouvelles sources, ou un nouveau questionnement remettront un jour en question les conclusions auxquelles il est parvenu.

Joël Drogland