L’année 2014 est riche en commémorations. À sa manière, Pierre-Philippe Devaux, auteur et comédien, rend hommage à son père, appelé du contingent lors des « événements d’Algérie ». Le 1er novembre 1954, des attentats font 7 morts. Le 12 novembre 1954, François Mitterrand, ministre de l’intérieur, déclare : « L’Algérie, c’est la France ». L’État refuse de reconnaître le conflit comme une guerre d’indépendance et y voit une opération de maintien de l’ordre. François Mitterrand envoie des compagnies de CRS. Les politiques évoquent « les événements d’Algérie ». La guerre est « sans nom ». Il faut attendre la loi du 18 octobre 1999 pour que le conflit, à la fois une guerre d’indépendance et guerre de décolonisation, soit reconnu comme tel. »
Dans la présentation rédigée de sa pièce, Pierre-Philippe Devaux expose ses interrogations qui l’ont conduit à son projet :

« Papa quand je serai grand je vais faire la guerre contre qui ?
-J’espère que tu ne feras jamais la guerre mon petit, c’est une vraie saleté ! »
J’avais 6 ans et je croyais qu’un garçon, quand il était grand, devait faire la guerre pour être un homme. Je ne comprenais pas pourquoi mon père ne voulait pas que je sois un homme.
Plus tard, j’ai appris que certains appelés de la guerre d’Algérie, au contraire, ne se voyaient plus comme des êtres humains. Parce qu’on ne sait pas ce qui construit un homme mais parce qu’on sait ce qui le détruit, j’ai voulu rendre hommage à mon père dans ce spectacle qui relate ses 27 mois en Algérie pendant ‘‘les événements’’ ».

Pierre-Philippe Devaux ne met pas en scène la guerre elle-même : « La guerre était suffisamment dure pour ne pas en rajouter. On a essayé d’aller dans la sobriété. Le thème est profond, très fort, il se suffit à lui-même. » Cependant, il n’oublie pas d’intégrer la trame événementielle dans son récit. En 1956, l’État envoie les appelés du contingent. 400 à 470 000 jeunes Français stationnent en permanence entre 1956 et 1962 dans le cadre d’un service militaire porté à vingt-sept mois. Le conflit se durcit : attentats, tortures, contrôle accru des populations…
Pierre-Philippe Devaux centre son récit sur l’histoire de son père : « je la trouvais forte. Il l’a toujours racontée avec paradoxalement surtout les anecdotes drôles. Il y a quelques années, je l’avais interviewé pour garder en mémoire tout ça mais je ne savais pas alors ce que j’allais en faire. » Pour confronter cette histoire avec celle qui fut celle de milliers de familles déchirées, Pierre-Philippe Devaux a plongé dans les quelques deux cents lettres que son père a écrites et les centaines qu’il a reçues durant cette période : « C’est là que je me suis interrogé si je devais aller plus loin que cette histoire paternelle pour parler de ce que les soldats français ont ressenti et vécu. Deux millions d’appelés, ce n’est pas rien. »
Seul en scène, durant 1h 20 min, dans un décor minimaliste qui permet de capter l’attention du public, Pierre-Philippe Devaux incarne successivement ses personnages sans jamais perdre ses spectateurs, pas seulement les pour divertir (son imitation du caméléon devenu mascotte du régiment est hilarante !) mais pour les interroger. Passant de l’humour à la gravité avec justesse, le comédien révèle l’inracontable : « Le plus dur pour un jeune soldat de l’époque est de parler de ce qui l’a touché au plus profond. J’essaie à travers ma sensibilité artistique de le retranscrire. » Il décrit, par un jeu tout en nuance, chacune des situations auquel l’appelé est confronté. Celui-ci quitte son Lyon natal pour rejoindre d’abord Marseille puis une caserne algérienne. Il y fait l’apprentissage de la rigueur militaire et du métier des armes. Il est bientôt confronté au baptême du feu : il est pris pour cible, par erreur, par une sentinelle de sa caserne. La situation se révèle absurde : « ça serait vraiment trop con de mourir sous les balles d’un copain ». Le serait-ce moins de mourir sous les balles d’un indépendantiste ?
Pierre-Philippe Devaux propose une double réflexion. La première réflexion porte sur la découverte de l’autre : l’autre avec lequel l’appelé partage l’ennui, les doutes mais aussi les peurs, l’autre sur lequel il tire et qui pourtant lui ressemble tant. L’appelé ne comprend pas ce qui lui prend de se transformer en homme haineux vis-à-vis de cet autre qui ne cherche qu’à retrouver son indépendance. La deuxième réflexion porte sur la transformation de soi à l’épreuve du feu et des horreurs de la guerre. La peur et la confrontation à la violence transforme progressivement l’appelé qui ne comprend pas toujours ses réactions violentes. Il n’est pas tant honteux et coupable de ses propres actes que de ceux de l’institution militaire à laquelle il appartient. Rentré chez ses parents à l’occasion d’une permission, l’appelé est confronté au silence de ses proches. Le malaise s’installe en réponse à une question trop précise. Qu’est-ce qui pousse l’appelé à ne pas répondre ? Une volonté de taire des événements cruels, difficilement traduisibles et compréhensibles ? La sensation que ses proches craignent d’entendre ses réponses ? Le silence vient-il d’un défaut de parole ? ou d’écoute ? L’appelé s’en sort par l’humour. Une manière de parler sans raconter : « Les soldats ont généralement tu la dureté et la honte d’une guerre injuste, soit lors de leur permission en France, soit plus tard lors de leur libération : « J’ai voulu montrer ce côté décalé. En France, la guerre ce n’est que les ‘‘événements’’. Que pouvaient-ils dire, ces jeunes soldats ? Je replace dans la bouche de mon père cette phrase : ‘‘On ne pouvait pas se comprendre, on ne pouvait pas leur dire tout le drame de cette guerre et sa meurtrissure’’. Il rentrait comme s’il revenait d’un service militaire ordinaire et il passait à autre chose, simplement. » Pourtant, l’appelé ne n’oublie rien. La honte, la culpabilité, le dégoût ne le quittent pas. Pourtant, il ne se révolte pas. Au contraire d’un de ses camarades, lucide, qui parle de torture pratiquée par l’institution militaire sur les appelés eux-mêmes. Pourquoi certains se sont-ils opposés ? Pourquoi d’autres se sont-ils résignés ? Sur ce point, Pierre-Philippe Devaux n’apporte pas de réponse.
En 1958, Charles de Gaulle est rappelé au pouvoir comme président du conseil et obtient les pleins pouvoirs. Il propose une nouvelle constitution adoptée en octobre et est élu premier président de la Ve République. Par une imitation saisissante, Pierre-Philippe Devaux fait revivre le discours de Charles de Gaulle s’adressant aux colons d’Algérie. L’appelé sort de la guerre parce que son service se termine et non parce que celle-ci prend fin. Le conflit continue sans lui. Charles de Gaulle engage l’Algérie sur la voie de l’indépendance enfin reconnue le 3 juillet 1962 par les accords d’Évian. Le 5 juillet, l’Algérie proclame officiellement son indépendance.
L’appelé sort probablement bouleversé par ce conflit et transformé à jamais. Pierre-Philippe Devaux livre une fin pudique. Comme s’il s’agissait de l’expérience la plus bouleversante de sa vie, l’appelé contemple la mer qu’il a découverte à l’occasion de sa traversée de la Méditerranée. Le titre du spectacle, de formulation négative, prend tout son sens. Les expériences passées ont un caractère irréversible. Celui que l’appelé était avant son départ n’est plus. L’appelé est-il gagné par « le sentiment océanique » ou l’immensité de la mer le conduit-il tout simplement à refouler les événements traumatiques ? Pierre-Philippe Devaux ne le dit pas. Le sait-il ? Car rien ne dit que l’appelé le sait lui-même.

Pierre-Philippe Devaux ne fait pas œuvre d’historien car il ne cherche pas à expliquer les causes du conflit. Il offre une œuvre humaniste qui interroge sur la façon dont les hommes prennent part et subissent des événements dont les causes et les aboutissements les dépassent. Son spectacle, produit par Coup de Chapeau (http://www.coupdechapeau.fr/index.html), présenté au festival off d’Avignon 2014, est, en cela, une réussite. S’intégrant parfaitement dans l’étude sur les mémoires de la Guerre d’Algérie du programme de Terminale, il intéressera un public de lycéens. Car c’est bien une œuvre de mémoire que livre l’auteur : « lorsque les gens sortent de la salle de spectacle, il faudrait qu’ils posent des mots sur ce qu’on n’arrive pas à dire et que les jeunes générations n’oublient pas cette guerre dont on ne parle pas assez dans les livres d’histoire. » Un spectacle pédagogique à organiser ou à faire organiser.

Interprète : Pierre-Philippe Devaux
Mise en scène : Anne-Cécile Richard (http://www.anne-cecile-richard.book.fr/)
Compositeur bande-son : Nathanaël Bergèse (http://www.franceinter.fr/personne-nathanael-bergese)
Copyright photos : Coup de Chapeau 2014

Jean-Marc Goglin