Table ronde : « Migrations vers l’UE et politiques européennes »

Samedi 5 octobre 2019, Espace Sadoul, salle Y Goll.

avec Gildas Simon (géographe, ancien professeur à l’Université de Poitiers, fondateur du laboratoire MIGRINTER et de la Revue Européenne des Migrations Internationales), Olivier Clochard (Laboratoire Migrinter, université de Poitiers), François Héran ( Sociologue et démographe, ancien directeur de l’Ined , François Héran est professeur au Collège de France, titulaire depuis 2017 de la chaire « Migrations et sociétés » ), Claire Rodier (juriste membre de Gisti-Migreurop), animée par Emmanuel Laurentin, (journaliste à France Culture, modérateur)

Salle Y. Goll pleine en ce samedi après-midi. Après la présentation liminaire des intervenants, E. Laurentin pose une première question se tournant vers F. Héran

Quelle est la position de l’expert sur ce sujet controversé -et polémique- aujourd’hui des migrations ?

François Héran : C’est plus difficile pour le chercheur même si les données ont progressé. Car l’usage qui est fait de celles-ci (tirées de l’INSEE) est biaisé et sert d’objectivation pour donner un aspect pseudo-scientifique à des commentaires ou prises de position publiques. Dans le débat sur les migrations, les politiques et autorités européennes ont insisté pour qu’il y ait un argument que l’on privilégie. Les statistiques d’ Eurostat ! Brice Hortefeux, sur des chaînes de télé en continu, accumule les chiffres absolus, mais jamais les pourcentages (théorie du grand remplacement). On peut sélectionner les sources et les chiffres ; idem pour la directive européenne de Juillet 2007 pour l’asile et les demandes d’asile. Or Eurostat fait ce travail, l’OCDE aussi. Cela a progressé avec des données d’une très grande richesse. Mais il faut faire attention à l’usage que l’on en fait ! On utilise les nombres (Foucault) pour dominer, non pour s’appuyer sur des chiffres qui font sens. Il convient d’établir les proportions des phénomènes, rappeler le contexte international. Ainsi, la France est-elle vraiment le 1er pays pour les demandes d’asile en Europe ? Eh bien non. Il ne faut pas s’appuyer sur des données fausses !

E. Laurentin : Qu’est-ce que cela vous fait ce retour des questions migratoires dans l’espace public?

Claire Rodier : Cela m’agace. Ainsi l’ instrumentalisation sur les aspects juridiques de cette question : on dit qu’il y a des femmes étrangères qui viennent à Marseille pour accoucher et donner la nationalité française à leurs enfants avec le droit du sol ! Eh bien c’est faux, elle est française et c’est plus compliqué que cela ! Pour les Algériens c’est spécial en plus, avec des parents nés avant 1962, et on n’a pas le temps d’expliquer cela aux média. Il faut un certain nombre d’éléments dans l’Atlas des migrations, que la presse reprendra. C’est mieux plutôt que de répondre à la bétise des politiciens sur le roman familial ou des faux mariages… Depuis 2015 on voit un vrai progrès des médias à fouiller des questions migratoires pour mieux comprendre, regain d’attractivité de ce sujet. Les scientifiques doivent préparer ces recherches, et éviter les réponses presse-boutons sur les plateaux télés. Comme ça on s’épuise moins.

Olivier Clochard : même question d‘ E. Laurentin qu’aux deux intervenants précédents. Quand on est sollicité on est heureux. Mais on déchante très vite. En 2007, le Parlement Européen a sollicité « Migreurop » pour travailler sur les conditions des centres d’accueil, pour les personnes vulnérables. Il faut définir cette vulnérabilité : pas que de femmes, des enfants, des handicapés, des hommes seuls aussi. Travail d’enquête mené dans les 25 pays membres de l’UE, qui émettaient des recommandations, des critiques. Cela est resté dans les limbes du Parlement Européen… Idem à Calais lors des débats avec les acteurs : policiers, préfectoraux, mairie de Calais et associations, mais on vit que ça ne fonctionnait pas (la Convention de Dublin – On dépose la demande d’asile dans le pays où on arrive , Dubliner 1990 révisée en Dubliner II et III – voir l’article du Monde ) . Cela concerne 7000 à 8000 personnes …Donc pas un problème !

Gildas Simon : Pas d’écoute politique sur ce sujet. Ils ne lisent pas nos travaux … Quand je prends la parole dans une instance publique, nommé par l’OCDE en expert sur la question de l’avenir des migrations, je n’ai pas ou peu d’écoute auprès des politiques, des décideurs. Un sentiment d’accablement.

François Héran : La déclaration d’Emmanuel Macron « regarder l’émigration en face »  ,à la mi septembre 2019, a remué les députés de LREM, dont une partie sont réticents. Ils ont auditionné des chercheurs, 48 députés dont J. C. Dumont de l’OCDE étaient là, presque tous ont posé des questions. C’est nouveau ! S’ils persistent à soutenir des contre-vérités, ils l’auront fait sciemment. « Nous somme en passe de devenir le 1er pays d‘asile en Europe, en supplantant l’Allemagne » ! Entretien de Macron sur Europe 1 « Nous sommes trop attractifs il faut se débarrasser de cette attractivité ». Ainsi la pression est plus grande en Grèce ! il faut comparer les chiffres comparables. Voir ce lien l’article d’Alternatives économiques. Les chiffres absolus doivent être rapportés à la population, à la richesse, au territoire. Ainsi on est au 11ème rang en Europe du point-de-vu des demandes d’asile; du coup, on se rapproche de la moyenne européenne. Pendant toute la crise on a accueilli les migrants à bras fermé. C’est l’Autriche, la Suède puis l’Allemagne les premiers! Puis l’Italie a pris sa part quand l’Allemagne a fermé +/-ses frontières, ce furent la Grèce, Chypre et Malte qui prirent le plus de migrants, par rapport à leur population. Est ce qu’E. Macron, ancien inspecteur des finances, sait tout cela, ou est-il environné de collaborateurs, incapables de lui donner les bons chiffres ?

 E. Laurentin : Question : Données d’une population qui change, moment de 2015 et crise migratoire contestés par vous. Bascule ?

Claire Rodier : E.Macron lit les sondages, mais cela ne suffit pas pour prendre la mesure de ce qui se passe sur le terrain. Ce mépris s’étend à toute instance qui essaye d’avoir un discours de vérité. Notamment les autorités indépendantes, J. Toubon, défenseur des droits, des atteintes aux droits des étrangers et des droits de l’homme; on déplore la démonétisation de la parole des spécialistes, scientifiques relégués au niveau des ONG, qui racontent n’importe quoi et vus comme ceux qui contestent tout. J’espère que le Collège de France ne sera pas relégué au rang d’une ONG ! Il y a quelque chose qui se passe, indépendamment du Parlement : c’est le terrain : des villages et des villes moyennes qui doivent gérer 200, 150, 50 migrants après la destruction de la jungle de Calais. La population locale s’est impliquée dans l’accueil et a infléchi les politiques. C’est peut-être par le bas que les choses peuvent changer.

Olivier Clochard : En voulant se servir de l’épouvantail d’autre pays européens, (français et anglais se servent de la Hongrie, de la Pologne comme repoussoir), la question migratoire fragilise l’environnement européen. Depuis 2000 et le traité de 1999 qui tend à harmoniser les politiques migratoires européennes, l’ensemble des politiques reste marqué par une juxtaposition des dispositifs. La crise avec l’Italie et Salvini le prouve. C’est facile de pointer du doigt, la France et E. Macron. Salvini dit qu’ils ne jouent pas leur rôle d’accueil. Mais on ne s’interroge pas sur les dispositifs à la frontière franco-italienne. Les instances européennes ne peuvent rien y faire? En 2015, mise en place de hot spots, centres fermés reconvertis en centres de tri. Mais ces hot spots se sont refermés ! Relocalisation problématique des migrants de l’Italie et de la Grèce vers les autres pays européens, pas de solidarité. Politique des états, Frontex pour les contrôles extérieurs aux frontières de l’UE. Enjeu social et économique fort

 E. Laurentin : Comment les pays d’émigration sont devenus des pays d’immigration ?

 Gildas Simon : il y a une forme d’amnésie que les peuples européens entretiennent : Italie, Espagne, Pologne, Hongrie, les Balkans… A la veille de la 2ème G.M., 2 millions de personnes partaient d’Europe, vers l’Amérique du Nord et du Sud. Ces peuples ont-ils perdu leur mémoire? Aux E.-U., Ellis Island, îlot à proximité de la statue de la liberté où se faisait l’accueil des migrants européens fait partie de l’imaginaire américain. Un symbole fort : on peut rechercher les ancêtres, il y a une mémoire entretenue dans ce pays. Puis les E.-U. ont fermé les portes avec l’isolationnisme et la crise de 1929 . Mais l’imaginaire est resté : Kennedy : « nous sommes une nation d’immigrants ». C’est un acquis de la mémoire historique des E-U. Un parallèle existe entre les E.-U. et la France. Pas dans les mêmes niveaux. La France, un grand pays d’immigration qui s’ignore ? Déni avec pourtant un inconscient collectif réel français. La France est un grand pays d’immigration ! Il y a aussi une émigration française (2 à 3 millions de Français à l’étranger). Les remises que les Français font à la métropole sont plus importantes que les remises des immigrés vers leur pays d’origine.

 E. Laurentin  : Le musée d’Histoire de l’immigration, difficultés et cela avance petit à petit

François Héran : On avait un « Ellis Island » en France : à Toul il y eut un lieu de mémoire de l’immigration, dans l’entre-deux guerres, détruit en 1939. Il a vu passé des centaines de milliers de personnes comme les Polonais pour les mines. La relation avec les E-U est intéressante, car quand Kennedy écrit son livre, il dit qu’ils ne sont plus une nation d’immigrants et qu’ils aimeraient le redevenir. Après l’assassinat de Kennedy, les E-U font des quotas et la France reçoit en 1963 plus d’immigrants que les E-U! Aucun pays n’est un pays de migration naturellement. C’est volonté politique; l’immigration est une composante ordinaire de la population. 25% de la population en France est, soit immigrée, soit enfant d’immigrés. 1/3 de la population a au moins un grand parent immigré.

 E. Laurentin : Crise migratoire ? Est-ce le bon terme ? Faire peur ?

Claire Rodier : Crise oui c’est sûr, mais crise de l’accueil, de la politique européenne d’asile ou de l’Europe. Mais le thème de crise migratoire évoque le coté soudain, imprévisible : mais non, car en 2015, il était sûr qu’on allait avoir des Syriens avec en 2011 la fuite des Syriens vers les pays limitrophes (Liban, Turquie, Jordanie). Le Haut commissariat des réfugiés avait mis en garde. Grèce et Italie étaient les plus menacés et 4 ans après, les premiers pays d’accueil étaient hors d’état de continuer à accueillir ces réfugiés syriens qui prirent tous les moyens existant pour venir en Europe, visa coûteux, contentieux devant tribunal administratif de Nantes… Les tribunaux ont entériné ces refus ! On a porté les révolutions tunisienne, arabe et on refuse d’en subir les conséquences. La crise est due au refus. On aurait pu décider de s’organiser pour accueillir ces réfugiés? L’Europe, en 2001, a adopté une directive pour ces personnes qui sont menacées pour leur sécurité, on décide d’un mécanisme de répartition de ces personnes dans les pays de l’UE. Elle n’a jamais été appliquée par les Etats membres alors que c’était signé… On fait peur avec le terme de crise et on agite les chiffons rouges de l’invasion.

 E. Laurentin : Que faire ? Solutions pour débloquer la situation ?

Olivier Clochard : 1ère mesure qui changerait la donne et de débloquer la situation ? On est dans un tel état de crispation sur cette question que l’on est dans les mesures pédagogiques. Depuis 2011 on loupé un coche, état de crispation. En octobre dernier la Moldavie a signé le traité d’Amsterdam, assouplissant les conditions d’entrée dans l’espace Schengen. En 1986, l’Espagne, le Portugal sont entrés dans la CEE mais les Portugais et Espagnols ne sont pas arrivés en masse pour autant. Autre mesure, l’aide au développement. Mais autre problème, le temps des migrations n’est pas celui des politiques.

Gildas Simon : L’éducation des enfants est importante, en Europe, sur ces questions. Pas chaque nation mais globalement, dans l’ensemble de l’UE. Jumelages des villes de l’après guerre, et prise de conscience au niveau européen. Discours par rapport à l’Europe des étrangers, ils sont plus européens que nous, la France c’est l’Europe pour eux. Cela va prendre du temps. Voir Erasmus pour avoir une vision européenne.

François Héran : Nous surestimons notre attractivité en France. Beaucoup de migrants ont compris que la France les accueillait mal. Il y a 3% d’immigrés syriens en France contre 33% en Allemagne ! Il faut former les jeunes certes mai aussi former nos élites de Sciences Politiques, de l’ENA ! Qu’est ce qui structure le cerveau d’un énarque ? L’éthique de savant ou celle de responsabilité  (Max Weber) ? C’est bien beau la morale, mais nous on fait de la politique qui affronte la réalité (E.Macron). Il faut les deux. On ne peut pas utiliser l’une pour éliminer l’autre. Et il faut aussi une formation à la statistique. L’état ne peut pas tout contrôler! On attend trop de lui, distribution de repas aux migrants. Cédric Heroux : je me substitue à l’état défaillant. En Allemagne on s’intéresse aux migrants, sans attendre l’état. Au niveau local, réseau de villes accueillantes il y a des actions politiques qui différent des politiques de l’état.

Claire Rodier : Regroupement d’associations, 500, en 2018 : Etat généraux de l’immigration, issus de groupes locaux pour héberger, nourrir, alphabétiser. Ce regroupement d’associations a produit une sorte de manifeste avec des choses très compliquées et simples : aides pour aller demander des papiers, pour comprendre la préfecture, être hébergés… Pourquoi la 6/7ème puissance mondiale laisse-t-elle des gens dans la rue ? Migrants de Marseille il y a 3 jours, 260 sont dans un squat car on ne leur a pas donné de toit depuis deux mois. Problème des mineurs qui doivent être mieux . Il y-a des choses proposées et simples ! Va-t-on accepter la mort de dizaines de milliers de migrants en Méditerranée sans réagir ? A Lampedusa des pêcheurs racontent qu’ils récupèrent des corps dans les filets.

Questions :

  • Qu’entendez-vous par démonétisation des autorités indépendantes ?

  • Claire Rodier : par rapport aux dénonciations faites en matière de violation des droits des migrants, de plus en plus les responsables politiques considèrent que ce sont des jérémiades, reprises par les autorités indépendantes. Un étranger est expulsé parce qu’il n’a pas pu renouveler ses papiers à temps alors que on ne lui a pas donné à temps les pièces nécessaires pour qu’il les renouvelle ? Et ses enfants ? Ce sont les droits fondamentaux de notre Constitution française qui sont ainsi bafoués.

  • François Héran : Sans l’action des associations et le soutien juridique, la distribution des titres de séjour ne serait pas la même. En Allemagne c’est une aide privée, Caritas, car les églises ont un rôle clé. C’est 6000 personnes en Allemagne. Les ¾ des Allemants de l’Ouest payent l’impôt sur le culte contre 1/4 à l’Est effet. L’ONG travaille pour permettre à un militant de suivre le dossier d’un migrant, c’est efficace.

  •  Gildas Simon : Utilité de la famille au village pour intégrer les mineurs étrangers, au niveau de la formation et de l’apprentissage du français. Don d’un vélo par exemple. Le vélo lui a permis de faire du sport, de faire du foot pour s’intégrer. Et grâce à cela il a pu s’intégrer dans une équipe locale de football. La prise en charge doit aussi être collective et pas seulement individuelle.

  • Albanie et Géorgie premiers pays pour la demande d’asile ? Bilan 2018 : Afghan 10000 demandeurs, puis 7000 Albanie… Les pays qui demandent le plus l’asile, ce ne sont pas ceux de l’Afrique subsaharienne, ce sont les pays qui sont déjà plus développés, avec une baisse déjà des taux de de fécondité (Maghreb). 22% des ressortissants des Balkans vivent à l’étranger, alors que ce sont 2% de l’Afrique subsaharienne. Le Mexique est également le grand pays mondial de la migration. Idem pour la Géorgie; il ne faut pas s’étonner que les habitants de ces pays au niveau de développement intermédiaire ont les moyens de leurs aspirations pour migrer, ils ont plus de moyens. L’Albanie est coincée entre la Grèce et l’Italie, et on ne la considère pas comme européenne. Elite francophone. Possiblité d’un visa de 3 mois pour aller dans l’espace Schengen.

  • Olivier Clochard : Aller voir les rapports de l’OFPRA. 15, 20% de protection pour les Albanais, reconnus en danger, même si les autorités publiques considèrent que c’est sûr, il y a des batailles juridiques ; formes d’ instrumentalisation du droit d’asile.

  • Claire Rodier : Ce que les migrants produisent sur la question des associations : émergence de nouveaux  collectifs, auto- organisation des migrants eux-mêmes.

Au total une table ronde intéressante, fort bien animée par E. Laurentin, avec des intervenants complémentaires, impliqués et convaincants.

Pour les Clionautes, Pauline Eliot et Pierre Jégo