Jacques Charlier, professeur émérite de l’Université Catholique de Louvain (Louvain-la-Neuve), est spécialiste des questions liées à la géographie des mers et des océans et particulièrement des transports maritimes et des ports.

 

RÉSUMÉ (texte de Jacques Charlier, présentant son propos)  :

En raison de leur proximité par rapport à l’important marché émetteur de touristes que représente l’Amérique du Nord, les Caraïbes sont le principal terrain de jeu des grandes compagnies de croisières qui s’y bousculent pour proposer des produits différenciés. Cette zone représente 40 % de l’offre annuelle de croisières sur les mers du monde, mais avec de forts contrastes saisonniers. À l’inverse de la Méditerranée, l’offre y est plus abondante en hiver qu’en été et la multiplication des escales dans des îles « paradisiaques » plutôt que dans des hauts lieux culturels constitue une autre différence marquante entre les deux principales zones mondiales de croisières maritimes. C’est aussi en Caraïbe qu’on trouve le plus de navires géants, avec souvent plus de 3 000 passagers à bord.

 

Jacques Charlier ouvre sa conférence par la définition du mot eldorado, signifiant « le pays doré » en espagnol. D’après le Larousse, l’eldorado est un « pays chimérique où l’on a tout en abondance, où la vie est facile ». D’après l’intern@ute : « Terme détourné de son origine mythologique pour désigner une contrée fantasmée où les habitants vivent et s’épanouissent dans l’abondance et l’allégresse ».

 

Les croisières constituent un des segments les plus dynamiques du tourisme. D’après ShipPax (2019), le nombre de croisiéristes annuels est en augmentation régulière : 12 millions en 2006, 20,5 millions en 2010. On devrait totaliser 30 millions en 2019. Avec une prévision à 40 millions en 2024. En 2018, les croisiéristes sont majoritairement étatsuniens. Ils rassemblent 42 % de la part mondiale (3,6 % de la population américaine). Les Chinois occupent le deuxième rang avec 8,5 % (0,2 % de sa population), suivi par les Allemands et les Anglais avec plus de 7 % chacun (autour de 3 % de la population du pays). Les Australiens sont les plus nombreux à s’offrir ce type de voyage, en pourcentage de la population nationale (5,3 %). Les Français sont au 9e rang, soit 1,8 % des croisiéristes mondiaux et seulement 0,7 % de la population nationale pratiquant cette forme de tourisme.

 

Jacques Charlier présente un extrait de l’article « Le transport maritime dans le Bassin caraïbe à l’épreuve de la mondialisation » publié dans le numéro spécial FIG 2019 de la revue La géographie. Terre des Hommes (n°1574) :

« Dans le secteur de la croisière, dominé par de puissants groupes nord-américains, la course au gigantisme se traduit par une impitoyable sélection des escales qui marginalise certains ports ou les contraint à de coûteux travaux. Depuis quelques ports-bases majeurs, Miami et Port Everglades [+ Port Canaveral], sont proposés des circuits qui ont longtemps privilégié la partie septentrionale du bassin où se trouvent les escales les plus fréquentées. L’essentiel de l’activité se concentre dans un triangle entre la Floride au nord, le Yucatan à l’ouest et Sint-Marteen à l’est. Elle est relayée dans les Antilles par les ports-bases de San Juan (Puerto Rico) et de Bridgetown (Barbade) »

(Colette Ranély Vergé-Dépré, p. 28).

 

La croisière : de quoi s’agit-il ? Comment définir le produit ?

Un navire de croisière est un club de vacances mobile. C’est avant tout, un hôtel flottant, avec (en général) une large gamme de restaurants. Plus généralement, c’est un club de vacances flottant, avec un éventail d’activités diurnes et nocturnes, payantes ou pas, à bord comme à terre (excursions facultatives). Mais ce club de vacances est mobile, sur une base quotidienne mais aussi saisonnière; au port le jour, en mer la nuit (quand les ports d’escale sont proches).

Les ingrédients d’une croisière sont donc la mer, le navire, et les ports d’escale.

Les paysages côtiers (vus depuis le navire) et les paysages hauturiers font aussi partie de l’expérience.
Les croisières prennent généralement la forme de boucles de 7, 10/11, ou 14 jours dans une région donnée. Les « grands voyages » sont minoritaires.

Les navires de croisières sont (presque) pour tous les budgets : il existe des critères de standing (de ** à *****+). Un seul*****+ : l’Europa 2 de la Hapag-Lloyd. Le Queen Mary est *****. La plupart des unités contemporaines sont****+/****/***+. Le « low(er) cost » correspond à *** et **+.
On a aussi des critères de taille. 250 navires > 10 000 tjb (tonneaux de jauge brute) en 2017 : infrapanamax, panama, panamaxmax et newpanamax et enfin overpanamax. La plupart sont newpanamax. Ces appellations découlent des dimensions maximum pour faire passer un navire dans les écluses, et déterminent ainsi des normes. Comme pour les conteneurs, les anciennes écluses du canal de Panama limitaient la taille des navires de croisière. En 1996, la croisière est entrée dans l’ère overpanamax avec une première construction neuve, le Carnival Destiny, passant la barre symbolique des 100 000 tjb.
On distingue quatre types de cabines/suites : intérieures sans vue (les moins chères, mais les dernières à partir!), intérieures donnant sur un atrium (couvert ou non), extérieures (avec des hublots ou de vraies fenêtres), extérieures avec balcon (où on peut même avoir un repas).

Les navires de croisières de capacité moyenne (2000 à 2500 passagers) sont les plus nombreux (en 2017), on en compte 54. 71 navires disposent d’une capacité supérieure à 2500 passagers, tandis que 124 bateaux de croisières accueillent moins de 2000 passagers. Les très grands navires, avec une capacité supérieure à 5 000 passagers, se limitent à 3 ou 4.
Le guide Berlitz (guide to cruising), sur une base de 400 critères retenus, dresse un classement qualitatif par étoiles (de **+ à *****+) des navires. On ne peut d’ailleurs pas établir de corrélation entre les étoiles et la taille du navire.

 

Le monde des croisières maritimes comprend quatre acteurs majeurs et quelques outsiders, qui sont membres d’une association mondiale, la CLIA (Cruise Lines International Association). Elle regroupe un grand nombre de marques de croisières, dont beaucoup au sein de trois grands groupes, mais maintenues indépendantes pour des motifs de marketing et pour marquer des niveaux qualitatifs différents. Il s’agit surtout de compagnies océaniques mais il y en a aussi de navigation intérieure. Le groupe Carnival, numéro un mondial (12,4 millions de passagers, soit 46,7 % du marché, en 2018), comprend notamment Costa croisière, Princess cruises, Holland America Line, P&O Cruises… C’est donc une centaine de navires pour une dizaine de marques globales et régionales. Le 2e groupe, Royal Caribbean (5,4 millions de passagers, soit 23,2 %), américain aussi, possède moins de navires, mais qui sont en moyenne plus capacitaires. Au-delà de ces deux mégagroupes américains, on distingue deux autres groupes, de poids moyens (17,7 % des passagers) : le groupe (US) NCL et les MSC Cruises (IT). Les outsiders, comme Disney Cruise Line (US) ou Croisières du Ponant (FR) sont largement minoritaires (environ 12 % des passagers).

La Royal Caribbean Cruise Line a mis en service quatre « monstres des mers » (Oasis, Allure, Harmony, Symphony of the Seas) pouvant accueillir 6 300 à 6 450 passagers.
Le groupe Carnival va mettre en service, en août 2020, son plus gros navire, baptisé « Mardi Gras » en hommage au nom du premier bateau avec lequel la compagnie fit ses débuts en 1972. Correspondant à une nouvelle classe « XL », il mesurera 344 mètres de long pour 42 mètres de large, et sera capable d’embarquer jusqu’à 6 500 passagers et 1 745 membres d’équipage.

 

Plusieurs typologies portuaires sont à prendre en compte :
  • en fonction de la nature des escales : les ports de base (passagers rejoignant/quittant le port) ou les ports d’escale (passagers à terre pour la journée).
  • en fonction du rythme des saisons : escales annuelles ou escales saisonnières.
  • en fonction de la fréquence des touchées : escales régulières (tous les 3/4, 7, 10/11, 14 jours) ou escales occasionnelles (navires « vagabonds »).

Les trois principaux ports de base sont sud-floridiens (14,3 millions de passagers en 2018).
Les trois portes d’entrée sud-floridiennes sont : (1) Miami (5,6 millions de passagers en 2018), (2) Port Canaveral (4,8 millions de passagers), (3) Port Everglades (3,9 millions de passagers).
D’autres ports US sont concernés, mais pour des trafics inférieurs. Sur la côte atlantique : Jacksonville, Savannah et même New York. Dans le Golfe du Mexique : Tampa, Mobile, La Nouvelle-Orléans, Houston/Galveston.
A ceux-là s’ajoutent quatre sous-ensembles : les Bahamas, la Caraïbe orientale, la Caraïbe occidentale et la Caraïbe méridionale. Nassau est la principale escale de croisière aux Bahamas, Cozumel en Caraïbe occidentale, Charlotte-Amelie, en Caraïbe orientale, Philipsburg, en Caraïbe méridionale.

 

Ce secteur d’activité commence à subir une certaine forme de saturation.

La pression touristique liée aux croisières est d’autant plus exacerbée dans certaines escales qu’elle vient y amplifier celle du tourisme classique. Le choix des armements n’est en fait pas infini, car une croisière typique de 7 jours au départ de la Floride vers la Caraïbe centrale (Est ou Ouest) doit idéalement inclure une combinaison de destinations : plage/soleil (dont les « îles privées »), shopping/freetax (mais aussi à bord !), végétation tropicale luxuriante (écotourisme), dimension culturelle et/ou historique, variété de langues étrangères pour les touristes US.
Pour échapper à la foule (« l’enfer, c’est les autres »), les « îles privées » sont en plein essor. On dénombre sept îles dont six sont localisées aux Bahamas et une à Hispaniola (pour ne pas dire Haïti! Il s’agit ici en fait de Labadee, une presqu’île).
La concurrence entre les navires s’accentue. Le marketing présente désormais le bateau comme la destination en elle-même.

L’offre n’est pas constante tout au long de l’année. Mai-octobre représente la saison creuse. Ce qui correspond parallèlement à la période où le marché européen est le plus actif.
La capacité excédentaire est repositionnée en Europe au printemps (et revient en automne).

 

Pour prolonger sur le sujet, Jacques Charlier propose les références suivantes :
  • Dowling. R. & Weeden C. (2017) -Cruise ship tourism, Cabi, Wallingford, 2nd édition (1st ed. 2006).
  • Wild G. P. et al. (2011) –La croisière dans le monde. Marchés, acteurs, tendances et enjeux. Atout France, Paris.
  • Tourret P. (2018) – L’industrie de la croisière : entre croissance et défis. Notes de Synthèse ISEMAR, n°202, pp. 1-4.
  • Rodrigue J.-P. & Notteboom T. (2013) –The geography of cruises : itineraries, not destinations. Applied Geography, Vol. 38, pp. 31-42.
  • Furlanetto G. (2014) – Croisières maritimes : une inégale répartition spatiale et temporelle. Géographie des mers et des océans, N. Esbach (éd.), Dunod, Paris, pp. 345-372.
  • Desse M. (2018) – Les croisières maritimes dans le monde. Les espaces du tourisme et des loisirs, E. Fagoni (éd.), Colin, Paris, pp. 150-170.
  • Charlier J. (1995) – Petite géographie des croisières maritimes. Journal de la Marine Marchande, n°3359, 3360 et 3361, pp.2757-2759, 2837-2838 et 2888-2890.
  • Charlier J. & Mc Calla R. (2006) – A geographic overview of the world cruise market and its seasonal complementarities. Cruise ship tourism, R. Downling (ed.), CABI, Wallingford, pp. 18-30.
  • Charlier J. (2009) – Conférence au Festival International de Géographie 2009 à Saint-Dié : « Les nouvelles frontières géographiques et techniques du marché mondial de la croisière », disponible ici : http://archives-fig-st-die.cndp.fr/actes/actes_2009/charlier/article.html
  • Charlier J. (2014) – Les complémentarités géographiques saisonnières du marché mondial des croisières. Géographie des mers et des océans, R. Woessner (éd.), Atlande, Paris, pp. 150-164.
  • Marti B. (1990) – Geography and the cruise ship port selection process, Maritime Policy & Management, Vol. 17, pp. 157-164.
  • Marti B. & Cartaya S. (1996) – Caribbean crusing : Competition among US homeports, Maritime Policy & Management, Vol. 23, pp. 15-25.
  • Charlier J. (1989) – Miami, capitale mondiale des croisières, Transports, n°335, pp. 286-292.
  • Charlier J. (1996) – La Caraïbe, premier foyer mondial des croisières maritimes, Journal de la Marine Marchande, n°4014, pp. 2784-2787.
  • Logossah, K. (2007). L’industrie de la croisière dans la Caraïbe : facteur de développement ou pâle reflet de la globalisation ?, Teoros, Vol. 26 (1) 25-33.
  • Dehoorne O., Murat C. & Petit-Charles N. (2009), Le tourisme de croisière dans l’espace caribéen : évolutions récentes et enjeux.

 

Eric Joly, pour les Clionautes