Ce jour, Vladimir Poutine a prononcé un discours sur l’annexion de Donetsk, Lougansk, Kherson et Zaporijjia et a estimé que l’Occident cherchait à « coloniser » la Russie. Un discours déroutant, qui s’approprie des territoires qui ne sont pas gagnés militairement et dont la population est vidée de ses éléments les plus favorables à l’Ukraine. Les trois intervenants, emmenés par le questionnement habile et vif d’Émilie Aubry, présentatrice bien connue du Dessous des cartes, sont revenus pendant plus d’une heure sur ces (déjà) sept mois de guerre. Autour de la table, on comptait : 

  • Cédric Gras, lauréat du prix Albert-Londres et auteur des Alpinistes de Staline (Stock, 2020).
  • Delphine Papin, responsable du service infographie et cartographie du journal Le Monde et auteur de l’Atlas géopolitique de la Russie (Les Arènes).
  • Ivan Savchuk, géographe à l’Université nationale de Défense d’Ukraine (Kiev)

Que faisiez-vous le 22 février dernier lorsque la guerre s’est invitée dans vos vies, lorsque la guerre à l’ancienne a fait son grand retour en Europe ?

Pont, détroit de Kerch, inauguré par Vladimir Poutine en 2018, qui arrime la Crimée à la Russie.

Ivan Savchuk : Je travaillais à l’université de Défense nationale de l’Ukraine où je donnais des cours de géostratégie. Je souhaiterais aujourd’hui partager avec vous une réflexion sur les objectifs stratégiques de la Russie. L’objectif initial consistait à encercler Kiev, prendre Kiev et renverser le gouvernement, le tout en trois-quatre jours maximum. Un nouveau gouvernement devait ensuite prendre le relais. Parmi les autres objectifs, il y avait la création d’un couloir stratégique entre la Crimée et le Donbass et la réouverture d’un grand canal qui desservait la Crimée et qui partait du grand fleuve Dniepr.

Mais cette guerre imaginée ne s’est jamais réalisée. Ce qui est frappant, c’est que cette guerre s’est déroulée sans stratégie. Il y a quelques opérations tactiques mais pas de guerre navale ni aérienne. Il y a peu de lien entre les frappes de missiles et l’artillerie de campagne, et à terme, aucun encerclement

Au maximum, les Russes ont occupé environ 24% du territoire ukrainien et n’en possèdent plus aujourd’hui que 19% du territoire occupé. La ligne de front longeait la frontière de 1795. On peut supposer que Poutine souhaite s’arrêter là. Cela correspond à une Russie historique, du temps de Catherine II.

La guerre en Ukraine a réinventé la carte

Émilie Aubry : On sait que Vladimir Poutine construit son projet avec des cartes, en jouant de l’implantation des minorités russophones par exemple (scénario géorgien). Depuis février dernier, depuis ce projet de renversement du régime, Vladimir Poutine a changé de braquet avec de nouvelles offensives autour d’Odessa, de la mer Noire et dans le Donbass. Désormais, il y a en plus l’annexion de ces quatre oblasts et la volonté, affirmée aujourd’hui, de réouvrir des négociations. Comment va réagir Volodymyr Zelinsky, le président ukrainien ?

Ivan Savchuk : Zelinsky a dit qu’il n’accepterait jamais les résultats des référendums et qu’il voulait restaurer les frontières à leur état précédant l’annexion de la Crimée. Le chef d’état-major a déclaré que le but définitif de l’Ukraine serait après la guerre de s’assurer l’indépendance définitive de l’Ukraine.

Émilie Aubry : Delphine, vous présentez l’Atlas géopolitique de la Russie et qui condense le travail effectué au Monde. Comment la carte s’est-elle réinvitée et réinventée dans le traitement de cette guerre ?

Delphine Papin : Entre le 22 et le 24 février, au Monde, toute l’attention est concentrée sur les élections françaises. Quand la Russie attaque, c’est une grosse surprise, que personne n’avait vu venir, même parmi nos grands éditorialistes qui avaient été à Moscou en 1990.

La première carte sort le 24 février et propose de donner l’ordre de bataille de Poutine. Pour nous cartographes, c’était une guerre qui, pour une fois, était transnationale, autour d’une frontière. On avait perdu l’usage du vocabulaire adapté à ce genre de cartes, à représenter la conquête, les contre-offensives. Nous avons repris des cartes de la guerre de 1870 et des deux guerres mondiales. Depuis quinze ans, nous avons dessiné les cartes du printemps arabe, de la Syrie ou du Yémen, des conflits différents et avec des sources beaucoup moins nombreuses. En Syrie, le principal défi consistait à représenter la diversité des acteurs, les sunnites, les chiites, les forces gouvernementales, les Kurdes, l’État islamique. Sur le conflit ukrainien, les acteurs sont bien connus. L’enjeu est ailleurs. Il a fallu se focaliser sur la représentation que Vladimir Poutine avait de l’Ukraine, sur ses temporalités aussi, différents de ceux des Ukrainiens.

L’Ukraine, un pays en profonde mutation depuis 2014

Émilie Aubry : L’une des erreurs tactiques et stratégiques de Vladimir Poutine a été d’ignorer les changements en Ukraine, sur le point de l’aménagement du territoire, de la langue, de la psyché collective, entre 2014 et 2022.

Ivan Savchuk :  Après 2014, l’armée, qui était jusqu’ici une armée de parade, est reprise en main. Des manœuvres sont organisées avec l’Otan. Quand vous regardez la ligne de front autour de Donetzk, le système de fortification mis en place à partir de cette date n’a pas changé et a bien tenu. Ce système répondait aux calculs russes, à ses tactiques d’encerclement qui datent de la Seconde Guerre mondiale et qui n’ont pas changé depuis. L’Ukraine a montré de bonnes capacités de défense.

Pouvait-on anticiper la guerre en Ukraine ?

Émilie Aubry : Cédric Gras, vous êtes un géographe voyageur, vous avez dirigé un certain nombre d’instituts français dans cet espace post-soviétique. Personne n’a vu venir les violations de ces frontières de l’Ukraine. Est-ce que vous, qui aviez une connaissance plus intime de la région, vous faisiez partie des aveugles ?

Cédric Gras : Je n’avais aucune certitude. Trois jours avant l’invasion, j’étais à un dîner à la fondation Vuitton où je discutais avec le commissaire de l’exposition Chtchoukine. Dans le fil de la conversation, je me suis surpris moi-même à envisager l’invasion. Peut-être que c’était maintenant ou jamais pour Poutine car l’Ukraine se réarmait depuis 2014. Deux-trois jours avant l’invasion, il y avait eu auto-proclamation et reconnaissance de l’indépendance d’une partie des territoires de Lougansk et Donetsk, lesquels étaient déjà en sécession de fait. En 2014, il n’y avait pas eu cela pour la Crimée ; il y avait eu annexion pure et simple.

Un durcissement annoncé des combats

Émilie Aubry : comment vous jaugez sa réaction ? Avec la mise en scène de ces annexions, on a l’impression d’une reprise en main de Vladimir Poutine dans le cours de cette guerre, mais c’est une reprise qui est contredite par la réalité.

Cédric Gras : Nous en sommes à déjà sept mois de guerre et c’est maintenant qu’on rentre dans le dur. La contre-offensive ukrainienne dans la région de Karkhov a été une victoire pour les Ukrainiens mais dans le narratif russe, on peut se réfugier derrière le discours du « oui, mais la région n’a jamais été un objectif ». Pour Donetzk, c’est différent. Un des représentants de la république autoproclamée de Donetzk a confessé hier que les troupes russes étaient quasiment encerclées à Lyman, ville-clef à l’entrée de la région de Lougansk. Or, on est ici dans ce qu’on pourrait appeler les « conquêtes incompressibles » de Poutine. Si l’armée urkainienne reprend pied ici, Poutine est acculé et c’est d’ailleurs dans ces moments qu’il parle de l’arme nucléaire. Je pense que l’armée russe va donc vraisemblablement défendre plus âprement le Donbass, qui est le seul objectif clair de cette guerre dans le grand flou poutinien. C’est pour cela je pense qu’il y a la mobilisation des réservistes. Poutine doit maintenant assumer, pour ne pas dire subir, son propre narratif.

Émilie Aubry :  dans le discours russe sur la grandeur passée à reconquérir, Poutine avait laissé croire à sa population que cette guerre ne perturberait pas leur quotidien. Il ne voulait pas réveiller le traumatisme de la première guerre de Tchétchénie. Ce contrat est aujourd’hui rompu, en dépit de la mise en scène de ce discours du 30. Comment regardez vous cette contradiction ?

Cédric Gras : Le Donbass joue un rôle clef dans l’adhésion au projet poutinien. La première offensive à Kiev en février avait désarçonné les Russes. Quand Poutine a parlé du Donbass en avril, ça a rassuré. Je l’ai bien senti avec mes collègues russes. J’ai perçu une adhésion comparable dans l’opposition russe au moment de la Crimée en 2014.

Cette mobilisation est déroutante pour les jeunes Russes, non pas parce qu’ils ne soutiennent pas la guerre mais parce qu’ils ne pensaient pas que l’armée russe serait à ce point humiliée. L’armée russe dispose de ressources importantes mais pratique une guerre du XXe siècle. Paradoxalement, les Ukrainiens leur apprennent à faire la guerre du XXIe siècle.

La guerre en Ukraine, conflit du XXIe siècle

Émilie Aubry : D’abord on a cru à une guerre à l’ancienne et de territoire, puis on a perçu l’importance de la guerre de l’information, des vidéos de Volodymyr Zelinsky dans la mobilisation d’une opinion publique occidentale, de la guerre cyber et de toutes ces guerres « hybrides ».

Ivan Savchuk : L’Ukraine s’est préparée à la guerre informatique, en créant en 2015 une section spéciale dédiée. Les officiers ukrainiens, de façon générale, se sont formés aux standards de la guerre de l’OTAN et ont abandonné les modèles soviétiques, notamment celui où il faut, pour gagner, trois fois plus d’hommes et de moyens que l’adversaire. Aujourd’hui, les forces russes espèrent que la mobilisation permettra un renversement du front sur cette base mais cela ne résoudra pas tout. Il faudra former et acheminer ces hommes. Un mois minimum sera nécessaire. Quand on regarde où Poutine est allé chercher ses nouvelles recrues, c’est du côté des minorités nationales et de la Sibérie, pas du côté de Moscou ou de Saint-Petersbourg. On prend des fils de paysans, capables de s’adapter au front.

Une guerre de l’image

Émilie Aubry : Nous avons accès à quantité d’images, comme par exemple celle de ce restaurant branché de Moscou où l’on ne voit que des femmes ou encore des Casernes au Daghestan avec des jeunes sont formés à la dure. Comment travailler ? Comment produire des cartes ?

Les destructions de Marioupol, carte du service cartographie du Monde

Delphine Papin : On est submergé par les données en open source, accessibles facilement depuis Google. Ce sont des images satellites ou de radars, via des sources libres de droit. Au Monde, on trie et on facilite la lecture. En temps réel, on peut être extrêmement précis sur l’état d’une avancée, avant ou après un pont, un fleuve ou une usine.

Cette abondance tient aussi au fait que l’Ukraine est géographiquement proche. Rien que pour notre journal, quatre à six personnes sont sur place depuis des mois; ils sont arrivés par la Roumanie et la Pologne. C’est beaucoup plus simple que pour le Kivu ou le Mali. Il y a donc pléthore de journalistes internationaux. Enfin, Internet a tenu. Il n’y a pas eu de coupure. Je n’ai pas parlé des données satellites, peu exploitables au mois de mars à cause des nuages, mais cela a été mieux ensuite. Nous disposons aussi des radars.

Nous avons donc des possibilités de recoupements formidables par rapport à la Syrie ou au Yémen. Sur Marioupol, il n’y avait pas de journalistes internationaux ou très peu or on savait que c’était là que ça se passait. Mais grâce aux radars, nous avons pu pointer exactement les bâtiments endommagés. 80% avait un impact, même dans les zones résidentielles, à rebours des discours de Poutine qui évoquaient des cibles stratégiques. Dans la mesure où les parcs n’étaient pas ciblés, on a su qu’il n’y avait pas de « hasard » dans les tirs russes.

Une guerre autour d’infrastructures

Émilie Aubry : on a beaucoup dit qu’il s’agissait d’une guerre de territoires mais elle se joue aussi dans les airs et dans les mers. Le sabotage de NordStream 1 et 2 dernièrement l’a rappelé. Est-ce que les Ukrainiens sont prêts à y faire face ?

Ivan Savchuk : les Russes ont pris le contrôle des circuits de distribution d’électricité et du gaz à Lougansk et à Kherson. Il y a eu des combats autour de sites nucléaires, dans les contreforts de la forêt autour de Tchernobyl et à Zaporijia. Poutine souhaitait aussi la réouverture d’un grand canal pour la Crimée, indispensable à l’agriculture. Les Russes souhaitent détruire les infrastructures vitales à l’Ukraine mais aussi à l’Europe.

La Russie, seule ?

Émilie Aubry : En Asie centrale, il est frappant de constater les évolutions dans la position des États, notamment lors du dernier congrès de l’OCS (Organisation de coopération de Shanghaï) à Samarcande en Ouzbékistan. Certains souhaitent s’émanciper de la Russie mais comment Poutine va-t-il réagir ?

Cédric Gras : J’ai vécu douze ans dans la région, six ans en Russie, cinq ans en Ukraine dont quatre au Donbass. J’ai fondé l’Alliance française à Donetzk en 2010 et j’ai dû tout abandonner en 2014. Je travaille en ce moment sur ces régions d’Asie centrale. Le Kazakhstan est très inquiet officiellement pour sa frange septentrionale, où il y a une petite minorité russophone. Mais en fait, pour l’essentiel, au Tadjikistan, en Ouzbékistan, au Kirghizistan et aussi au Kazakhstan, les minorités russes sont reparties en Russie. Cela n’empêche pas des prises de position assez écartées du Kremlin. Je pense au président Tokaïev du Kazakhstan qui dit qu’il va protéger les Russes qui fuiraient la mobilisation et qu’il ne reconnaîtrait pas les annexions. Depuis plusieurs années, ces pays essaient d’échapper à la double tutelle de la Chine et de la Russie et commencent à voir dans l’Europe, une issue intéressante, au moins sur le plan commercial. Je le constate concrètement, il est beaucoup plus facile de faire des tournages aujourd’hui qu’hier.

Cartographier pour le grand public

Émilie Aubry : nous avons eu du mal à savoir où en était la question gazière sur le terrain, ainsi que la façon de cartographier cette question, qui plus est dans l’émission du Dessous des cartes où nos cartes sont animées.

Delphine Papin : nous nous sommes intéressés à une autre source de gaz qui était celle de Total. Grâce à des photos satellites, nous avons démontré que le gaz qui sortait d’une région où Total était installé, servait à alimenter des avions en kérosène qui allaient bombarder ensuite les lignes de front du Donbass. C’est pour cela que Total est parti. On a un rôle en temps réel.

Émilie Aubry : comment fonctionne ce service cartographie du Monde, qui est assez unique dans son genre?

Delphine Papin : on est 18 en tout. L’Ukraine n’est pas notre seul sujet. À côté des géographes, 1/3 du service sont des infographistes et illustrateurs. La cartographie est à mi-chemin entre la statistique et l’esthétique.

Émilie Aubry : la télé russe a-t-elle recours également à la cartographie ?

Ivan Savchuk : Pas beaucoup de cartes non. C’est lié à la censure. Mais les cartes existent, ce sont celles du Service spécial de l’état-major pour l’essentiel. Il y a beaucoup d’atlas sur les guerres, notamment sur la Seconde Guerre mondiale. C’est un choix politique de ne rien montrer.

L’identité ukrainienne depuis 2014

Émilie Aubry : comment avez-vous éprouvé cette identité ukrainienne spécifique qui s’émancipe à partir de 2014

Cédric Gras : quand je suis arrivé au Donbas, je venais de passer six ans en Russie, encore assez nostalgique de l’URSS. Au Donbass, cela a été un choc car j’avais vraiment l’impression d’être encore dans l’Union soviétique, alors que j’étais moins à l’Est qu’avant ! Des villes entières n’étaient quasiment pas modernisées. Le Donbass est un bassin minier et sidérurgique  stratégique de premier ordre. En arrivant, j’ai vraiment perçu cet héritage et cette inertie. Les mines d’anthracite, destinées aux hauts-fourneaux, étaient exploitées soit par des oligarques, soit par l’État.  J’étais frappé par la contraste entre Donetsk, ville jeune, pro-ukrainienne, avec des gens qui ont étudié et ont pu aller à Kiev, et le Donbass, région arriérée, prolétaire, avec une omniprésence des symboles de l’époque communiste. Par exemple, on trouvait encore des statues de Félix Dzerjinski, fondateur de la Tchéka !

À partir de 2014, les identités ont bcp changé. Des gens sont devenus pro-russes et pro-ukrainiens, ou alternativement. Il y a eu des combats en 2014 sur place. Beaucoup se sont positionnés à ce moment-là. Est-ce que je dois fuir ou rester ? Est-ce que je dois combattre ? Ces républiques auto-proclamées ont mobilisé et réquisitionné jusque dans la rue. Donc beaucoup ont dû répondre à une question qu’ils ne s’étaient pas forcément posés. À l’Alliance française, sur mes douze employés, un est parti en Russie, un autre est resté dans le Donbass et les 10 derniers ont rejoint les rangs de l’Ukraine. Au passage, cela doit vraiment relativiser les référendums, qui ont été posés sur une base territoriale alors que la population entre temps s’était dispersée.