Le numéro des Annales de fin 2021 présentait une note critique du livre de Camille Schmoll et l’idée a germé de présenter une table ronde autour des migrations féminines en Méditerranée.

Intervenants

  • Delphine Diaz, historienne, maîtresse de conférences à l’université de Reims, autrice de En exil, les réfugiés en Europe de la Fin du XVIIIe siècle à nos jours paru dans la collection Folio Histoire, 2021
  • Céline Regnard, historienne, maîtresse de conférences HDR à Aix Marseille université, autrice de En transit Les Syriens à Beyrouth, Marseille, Le havre, New York 1880-1914, Editions Anamosa, 2022
  • Camille Schmoll, géographe, maîtresse de conférences à l’université de Paris, autrice de Les damnées de la mer , femmes et frontières en Méditerranée, paru à La Découverte en 2020
  • et Vincent Azoulay, historien de l’Antiquité et directeur de la revue Les Annales, qui anime le débat.

Un enregistrement sonore de la conférence est disponible. 

Thèmes abordés

Le temps long : Comment aborde-t-on ces migrations dans la longue durée ? Que font la territorialisation et la nationalisation à ces migrations ?

La perspective transnationale : Qu’en est-il du XIXe siècle, cette ère des nationalités, qui a bouleversé notre façon de concevoir les territoires ?

L’articulation entre parcours de vie et expérience collective : Quelle est la part des itinéraires individuels ?

Ecriture de l’histoire : Quelle part est donnée à la fiction et à l’histoire ?

La question du genre a été plutôt oubliée par Les Annales puisqu’elle a longtemps été une revue d’hommes qui est passée à côté de l’histoire des femmes et du genre.

L’invisibilité des femmes dans l’historiographie et le problème des sources

On ne les voyait pas et pourtant les diasporas grecques posent déjà cette question. Les colonies sont sensées être créées à partir des migrations d’hommes qui choisissent ensuite les femmes à l’endroit de leur installation. On penche soit du côté de la culture du viol (L’enlèvement des Sabines) soit du côté de l’hybridité avec mariages mixtes donc une vision enchanteresse. Mais les sources apportent un autre éclairage et on voit que les femmes sont amenées dans les colonies en plusieurs vagues. La circulation des femmes est bien réelle dès l’Antiquité.

Historiographie des mobilités féminines

Delphine Diaz : l’histoire des migrations correspond d’abord à l’histoire des travailleurs immigrés de chaque côté de l’Atlantique.

  • Gérard Noiriel, dans les années 1980, a été pionnier de l’histoire de l’immigration étrangère.
  • La question de la présence des femmes est venue ensuite dans les années 1990. Cela apparaît au moment où Georges Duby et Michelle Perrot font paraître la monumentale Histoire des femmes en Occident. Un chapitre du tome consacré au XIXe siècle s’intitule « Sortir » c’est-à-dire sortir de l’espace domestique par le voyage et les migrations.
  • La revue Clio, revue de l’histoire des femmes, s’implante à ce moment également. Une fois que la situation des femmes devient intéressante, l’historiographie se penche sur le genre au début du XIXe siècle. Qu’est-ce que le genre ? C’est la traduction sociale des rapports entre les sexes. Ici, il s’agit de voir comment les migrations bousculent ou ne bousculent pas les répartitions de rôles sociaux attachés aux sexe masculin et au sexe féminin.
  • On essaie d’envisager une histoire mixte, une histoire des interactions ou des non-interactions entre les hommes et les femmes et l’évolution des rôles sociaux. La revue Clio publie, à cet égard, en 2020 un numéro sur « femmes, genres et migrations». Il s’agit de questionner l’intime, le corps et la sexualité dans les migrations féminines.

L’invisibilité des femmes

Des sources rares

Delphine Diaz a travaillé initialement sur la question des réfugiés étrangers dans la France de la première moitié du XIXe siècle. Les sources du contrôle étudiées présentent très peu de femmes. Dans les listes de réfugiés secourus, les femmes sont rarement nommées. Dans le cas d’un homme accompagné de son épouse, cette dernière n’est pas nommée. De même sur les passeports, les femmes et les enfants sont dénombrés mais anonymes.

Les femmes moins contrôlées

Les femmes sont généralement moins contrôlées car considérées comme moins dangereuses. Elles ne laissent donc pas de trace ce qui pose problème à l’historien. Pour faire l’histoire des femmes et du genre, il est nécessaire d’être plus inventif donc aller chercher des écrits intimes, des correspondances, des articles de journaux c’est-à-dire des matériaux plus épars que les sources habituelles. On réalise alors que les femmes circulent davantage que les hommes car elles sont moins surveillées. Elles transportent alors des correspondances, des journaux interdits dans leur pays d’origine.

Camille Schmoll : l’histoire qui a oublié les femmes

Michelle Perrot disait que les femmes avaient été doublement marginalisées dans l’histoire car migrantes et femmes. Des pionnières, cependant, telle l’historienne américaine Nancy Green, ont fait émerger l’histoire des femmes.

On a longtemps assigné les femmes à la sédentarité. Lors de sa thèse, il y a 20 ans, Camille Schmoll avait « naturellement » travaillé sur les hommes puisque les femmes étaient invisibilisées. L’évidence des migrations féminines est arrivée grâce au terrain. On est passés des femmes au genre puis au féminisme. La littérature s’est enrichie des différentes approches féministes : sur l’identité, sur les minorités sexuelles et c.

La féminisation des migrations (années 90 – 2000)

C’est un terme majoritairement utilisé par les sociologues et qui a fait penser que la migration féminine était un phénomène nouveau. Les historiens ont montré que c’était un sujet ancien. Les sociologues et géographes ont réalisé qu’ils s’étaient laissés berner par un stéréotype de genre justement. Notre regard a été alors féminisé. Donna Gabaccia et Katherine Donato qui travaillent sur la démographie historique, dans Gender and international migration, (2015) montrent que la part des femmes dans les migrations a toujours été importante.

La diversité des migrations féminines

Le stéréotype de la femme « suivante » est éliminé puisqu’elles sont plus nombreuses aujourd’hui à migrer seules. On a, actuellement, une grande diversité de formes migratoires au féminin tout comme autrefois.

Vincent Azoulay : ce stéréotype de migration est aussi un stéréotype de classe.

Les femmes dans l’Antiquité étaient classées de bonne famille ou non en fonction de la sédentarité. Selon Jean Pierre Vernant, les hommes étaient du côté d’Hermès et les femmes du côté d’Hestia. Mais cela correspondait à une certaine classe sociale. On sait que les autres femmes bougeaient énormément.

Céline Regnard propose une exemple de l’invisibilité des femmes :

sur les bateaux négriers, on comptait 51 % de femmes, qui voyageaient séparées des hommes. Or, dans nos représentations, la traite ne concerne que les hommes.

« Il y a plus inconnu encore que le migrant, sa femme ! » est un slogan du MLF qui montre l’oubli des femmes car les sources sont moins faciles d’accès et parce qu’elles sont étudiées par des hommes. L’étude de l’histoire du genre est plutôt accaparé par les femmes, ce qui montre bien ce décalage d’intérêt.

Centrer la recherche sur les acteurs et les actrices des migrations

Ce changement de paradigme, que l’on peut centrer sur les individus, oblige à étudier le genre.

L’invisibilité est sociale, culturelle, générationnelle. Trouver des sources est difficile donc il faut chercher sur les photographies, les autobiographies, les enquêtes ethnographiques.

Est-ce que les femmes et les hommes se déplacent différemment ?

Camille Schmoll : aborder la migration du point de vue des femmes permet de faire émerger des éléments parfois difficiles à entendre. Mais les informations sur les femmes permettent d’éclairer également les migrations masculines. Plusieurs points apparaissent par l’étude des migrations féminines.

  • La dimension émotionnelle
  • Les traversées de déserts (Libye, Méditerranée) avec des enfants ou seule
  • La dimension corporelle : l’intime, la sexualité, les techniques corporelles. Qu’est-ce que cela suppose d’avoir ses menstruations dans un camp, lors d’une traversée ?
  • Les violences de genre sont aussi une raison du départ. Les raisons du départ sont liées à des conflits, des raisons économiques mais la dimension des violences de genre sont évidentes. Ces violences sont présentes pendant la trajectoire et lors des passage des frontières (les gardes, les geôliers, les passeurs sont généralement masculins). Les compagnons de route sont potentiellement inclus dans les violences.
  • Les femmes ont développé des tactiques : elles voyagent en groupe de femmes, avec les enfants ce qui est plus compliqué mais peut prémunir contre les violences.

Stratégies féminines

Une fois en Europe, elles développent des stratégies résidentielles. Elles ne s’installent pas dans les mêmes endroits que les hommes notamment pour ne pas subir le regard stigmatisant qui leur est réservé tant dans les espaces de départ (partir c’est trahir) que dans les espaces d’arrivée. Une femme qui part est considérée comme une prostituée. Donc pour se protéger, les femmes vont s’invisibiliser.

Les désirs d’émancipation, les trajets migratoires sont à peu près identiques entre les hommes et les femmes. Les comportements observés par les historiens donc pour des périodes chronologiques lointaines se retrouvent aujourd’hui.

À échelle plus fine les différences surgissent

L’étude des logements montre que les femmes se retrouvent dans des hôtels dans certaines villes mais vont en éviter d’autres. Elles pratiquent l’espace public de manière différentes : elles ne fréquentent pas les mêmes endroits. Il existe également des femmes passeurs à qui elles d’adressent en priorité.

Les politiques migratoires des Etats se répercutent sur la protection du corps des femmes. Les contrôles sanitaire et administratif séparent les hommes des femmes pour les protéger. Sur les bateaux les hommes et les femmes sont séparés également.

Tout cela produit une expérience de la migration qui est différente.

Partir seule ou accompagnée ?

Delphine Diaz : pour le XIXe siècle, l’accompagnement de la voyageuse ou de la migrante est une question importante. La situation de classe sociale intervient aussi.

Les voyageuses aisées…

Le chaperon permet de garantir la moralité de la voyageuse. Certaines voyageuses, de classe sociale élevée, tentent de s’émanciper de leur chaperon. Emily Lowe qui part explorer l’Etna (Sicile) seule en 1857. Elle théorise ensuite son expérience dans un livre. Au XIXe s, la princesse lombarde Belgiojoso vient en exil en France avec son mari, en 1831, puis repart seule en 1848. Elle entame un autre type de déplacement avec son enfant adultérin. Une gouvernante l’accompagne bien sûr.

…et les autres

Les travailleuses migrantes italiennes, génoises, piémontaises qui pratiquent l’allaitement mercenaire dans le Sud Est de la France, se déplacent sans hommes. Le départ en solitaire inquiète les autorités étatiques qui ont peur de la traite des blanches. On constate alors l’émergence de structures d’encadrement pour protéger les migrantes. Elles sont accueillies parfois dès la descente du train.

Les spécificités méditerranéennes et le genre

Trois modèles migratoires différents : Maghrebin, Moyen-Oriental et Sud Européen. Dans tous ces pays, on retrouve un modèle migratoire féminin qui fonctionne avec la domesticité. En Europe du Sud, on constate que la femme de ménage, la gardienne des enfants, l’employée à temps plein est quasiment toujours une migrante. Des sociologues évoquent ainsi de nouveaux modèles familiaux.

L’occupation de l’espace public

La question ukrainienne est importante car en Italie où s’était établie une diaspora ukrainienne importante, s’ajoutent les nouvelles arrivées liées à la guerre. La sphère domestique est donc en pleine transformation. À Chypre, qui reçoit une migration proche de celle des pays du Golfe, les travailleuses domestiques sont asiatiques et vivent parfois dans une contexte de violence.

En Europe du Sud, les espaces publics sont investis par des femmes ukrainiennes ce qui transgresse les modèles classiques du monde méditerranéen. L’espace se transforme : certains jours, on ne voit que des Ukrainiennes, des Polonaises, des Philippines sur les marchés.

Nuances

La Méditerranée est une mer de taille assez réduite, plutôt fermée, c’est un carrefour donc historiquement un espace de connexion et de circulation. L’idée de spécificité méditerranéenne est à nuancer car les migrants ( chrétiens d’orient, ottomans…) qui s’y retrouvent viennent de mondes différents. On ne quitte pas la culture méditerranéenne en traversant simplement l’Atlantique. On crée une société hybride, qui évolue mais ne disparaît pas.

Ainsi les femmes libanaises qui arrivent aux EU travaillent à l’extérieur comme les hommes : colportage, porte à porte. Elles sont sur les routes. L’empire, d’ailleurs, pense que ces femmes déshonorent les Ottomans. Elles continuent de plus à s’occuper du foyer, à faire la cuisine comme au pays. Elles logent des locataires pour augmenter leurs revenus.

Questions :

Avoir un enfant pendant la migration, dans un camp

C’est une réalité mise en lumière dans « Les damnées de la mer ». C’est une histoire longue. On la retrouve dans la situation de femmes internées à l’été 1914 car de nationalité d’un pays belligérant. Elles sont dans des camps de concentration (déjà nommés ainsi) et racontent leurs accouchements. Des enfants meurent prématurément. Ces cas ont été longtemps ignorés car jugés peu intéressants.

Statut de réfugié politique accordé plus facilement aux hommes ou aux femmes ?

Au XIXe siècle, on parle déjà de réfugiés au sens international. Le réfugié est pensé comme un homme. Dans l’Europe, du XIXe siècle, les femmes n’ont pas de droits civils, pas de droits politiques non plus. La convention de Genève en 1951 attribue le statut de réfugié politique selon le critère de la persécution individuelle (politique, raciale, religieuse) ou pour des raisons d’appartenance sociale dans le pays d’origine. En raison de leur appartenance sociale, les femmes peuvent être visées et victimes de persécutions.

Aujourd’hui, le fait d’être une femme ou d’appartenir à une minorité peut intervenir positivement dans l’attribution du statut de réfugié. Mais les violences subies en route ne sont pas prises en considération.

L’Europe a construit un mur de frontières

de plus en plus dur avec une politique inhumaine dans les camps (îles carcérales grecques). Les migrants deviennent des sujets humanitaires de par la situation des frontières. Cela devient genré par la question du viol en route qui rejoint la maternité et la grossesse. Une partie des femmes rencontrées arrivent enceintes ou venant d’accoucher. Ce qui est choquant, c’est le contraste de traitement compassionnel et le traitement réel. Le fait d’avoir des enfants peut donc freiner la migration. On se souvient du nouveau-né nommé Mercy, dont l’histoire avait donné lieu à une chanson passée à l’Eurovision qui a ému tout le monde, mais qui est restée 18 mois dans un camp avec sa mère.

Les violences omniprésentes

La séparation liée à une logique de protection des femmes. Les autorités ont peur de la criminalité dont la traite des femmes qui est alimentée par les migrations. Cela génère un contrôle excessif des femmes : leurs sorties, leurs déplacements, leur téléphone portable.

Les avortements

Cela n’est pas visible pour le XIXe siècle. Ce sont des angles morts. La mort des enfants est évoquée dans les sources mais les avortements ou les règles resteront invisibles dans les migrations.

Aujourd’hui des Érythréennes mettent des implants contraceptifs avant leur départ ce qui montre l’anticipation du risque. Malgré ces dangers, la volonté de partir est plus forte. L’accès à l’avortement notamment en Italie est difficile et de nombreuses femmes ne souhaitent pas avoir recours à l’avortement pour des raisons culturelles.

Y a-t-il des histoires de migrantes heureuses ?

Les migrations sont porteuses d’émancipation laquelle est souvent à l’origine du départ.