Monde hostile et dangereux, la mer suscite crainte et fantasmes. Il convient d’apaiser les puissances qui la commandent, les dieux et déesses dans l’Antiquité (Poseïdon et Isis), de chercher le secours des saints, et de les remercier par des ex-voto. Mais la mer est aussi le domaine de légendes fantastiques, de rites propitiatoires ou de passage, solidement ancrés dans les imaginaires collectifs. Sans prétendre à l’exhaustivité, les spécialistes tenteront d’en présenter les aspects essentiels

Intervenants

  • Michel Balard, professeur émérite, d’histoire médiévale à Paris 1 Panthéon Sorbonne.
  • Alain Cabantous professeur émérite, d’histoire moderne, de l’université Paris 1 Sorbonne.
  • Emmanuelle Rosso, professeur à l’université Paris 4, d’histoire des arts et d’histoire ancienne,
  •  Maurice Sartre, professeur émérite, d’histoire ancienne de l’université de Tours (modérateur).

Un enregistrement sonore de cette conférence est disponible. 

La mer est un danger permanent

C’est un monde inconnu peuplé d’animaux effrayants qui engloutit les hommes. La mer est crainte surtout car elle ne rend pas les corps. Ils ne peuvent donc pas recevoir les soins dus aux défunts.

On y découvre l’important du sacré : les dieux, les saints c’est-à-dire le surnaturel. Cependant, la mer est aussi nourricière.

Dès l’Antiquité, les peuples la considèrent comme une danger permanent. Les Egyptiens l’appelle la mer Verte et pour l’antiquité biblique, les animaux révoltés contre leur créateur, le Leviathan, s’y retrouvent.

Dès l’Antiquité grecque et romaine, un imaginaire de la mer dangereuse ?

Emmanuelle Rosso : la mer est effectivement un espace hostile peuplé de créatures monstrueuses. L’Odyssée est émaillée de rencontres avec divers monstres. Scylla, dont les bras se transforment en serpent et en chiens qui dévorent tout, ou bien Charybde, qui engloutit puis vomit l’eau noire quotidiennement, sont des exemples terrifiants. Certaines créatures heureusement sont plus pacifiques : les Néréides (nymphes marines) accompagnent les dieux marins. Des nymphes sont également présentes dans les sources, les fleuves et la mer. Ces monstres marins sont représentés sur les objets tels des vases, des plats. Les mythes sont donc parfaitement connus par les populations. Ces objets constituent également des offrandes pour conjurer les dangers.

Et au Moyen Âge ? Croit-on toujours à ce genre de choses ?

Michel Balard : la mer reste un lieu dangereux car elle est conçue comme un gouffre sans fin, c’est l’antichambre de l’enfer comme le disait Jean Delumeau.

Les sources, des récits de pèlerinages et des chroniques, font sentir les dangers de la mer. Ludolph de Sudheim témoigne : pour aller en Terre Sainte, on part en bateau sur la Méditerranée. La Méditerranée subit les influences cycloniques de l’Atlantique qui soufflent d’Ouest en Est, donc les vents sont favorables. Mais pour revenir cela pose problème et on met beaucoup plus de temps. Il faut donc prévoir assez de nourriture. Les dangers sont nombreux : le coup de vent, les tourbillons, les bancs de sable, les rochers aux abords des côtes, et les requins qui s’approchent des navires. Les pèlerins, comme les marchands, sont souvent des terriens qui ne connaissent ni la mer ni la navigation.

Ces témoignages sont-ils fiables ?

Michel Balard : les côtes tunisiennes et libyennes sont effectivement dangereuses. Les principaux itinéraires passent au Nord, au large du Cap Malée, puis la Crête, Chypre, Rhodes avant d’arriver à Alexandrie ou Jaffa.

Alain Cabantous : Les peurs ne disparaissent pas à la Renaissance mais elles ne sont plus liées à la présence de divinités antiques. En revanche, la dimension infernale de la mer abyssale demeure. La mer est désormais peuplée de créatures diaboliques parce que, selon le 1er Testament, le fond des mers n’appartient pas à Dieu. Dans les cartes marines, on représente des monstres qui errent entre les continents. L’Islande est, par exemple, entourée de monstres qui semblent la protéger. Ces montres vont peu à peu disparaître mais sont ensuite représentés sur les bateaux.  Ils commençaient à être contrôlés. Ce qui est vrai pourtant c’est que des monstres attaquent des navires même si ce ne sont pas exactement les fameuses pieuvres gigantesques de Jules Vernes et du capitaine Nemo. On a des témoignages de cachalots qui attaquent un baleinier et le font couler.

Vaisseaux fantômes, barques des morts, quel imaginaire lié à la mort ?

Mourir en mer

Alain Cabantous : La grande inquiétude des marins, marchands…est de mourir en mer car cela signifie mourir sans sacrements ce qui est terrible dans le monde chrétien. De plus, son corps tombe dans les abysses infernaux, un espace diabolisé.

L’origine du vaisseau fantôme est située au XVIIe siècle quand un marin hollandais revenu de Sumatra passe un pacte avec le diable pour rentrer plus vite que les autres. Mais le diable laisse finalement errer ce bateau avec ce capitaine mort-vivant et les squelettes des marins. À la fin du XIXe siècle, le prince Georges, futur roi d’Angleterre, annonce avoir rencontré ce vaisseau fantôme. La parole du roi ne peut être mise en doute donc la réalité du bateau s’installe.

Maurice Sartre enchaîne pour indiquer que ce genre de mythes existe toujours au XXIe siècle. Ainsi, le triangle des Bermudes abriteraient 4 Juifs qui joueraient aux cartes l’avenir du monde au fond de la mer.

La mer est donc bien un milieu jugé dangereux même si la navigation existe depuis la plus haute Antiquité.

Comment se protège-t-on des dangers ?

Emmanuelle Rosso : dans un système polythéiste, il est utile de cumuler les protections. Neptune est évidemment convoqué mais pas prépondérant dans les témoignages de piété. Il garde les caps, les promontoires et est donc autant terrien que marin. Les épithètes des dieux sont protecteurs et considérés comme sauveurs. Isis, reine des flots, est essentielle. Zeus, est également le dieu des navigateurs car en tant que dieu des Cieux il favorise, par un temps calme et un ciel clair, une navigation sereine. Il empêche donc les tempêtes.

Le relief Tortolonia

C’est un tableau de marbre qui provient d’Ostie, grand port de Rome qui approvisionne tout l’empire. Deux navires marchands au 1er plan cernés d’images divines qui les protègent au port et en mer. Neptune apparaît au 1er plan et à la même échelle se trouve Bacchus (Liber Pater). Il incarne un lien avec tout ce que la mer apporte de croissance, de prospérité, de fécondité. Le relief présente aussi un œil immense qui flotte dans la scène et constitue les nombreuses divinités qui veillent sur les marins. Au port, ce sont les divinités topiques notamment par la présence du phare. Cette construction guide les bateaux et sert de génie protecteur qui accompagne les bateaux la nuit.

Maurice Sartre ajoute à la liste, Poséidon, qui est aussi le dieu des tremblements de terre. Ainsi, quand il veut le patronage d’Athènes, il offre en frappant avec son trident, une source d’eau salée. Cette eau n’ayant pas beaucoup d’intérêt il échoue.

Isis tend, à l’époque impériale, à remplacer toutes les divinités féminines, elle accumule donc les protections.

Au Moyen-Àge,  le christianisme se tourne vers la Vierge et les saints.

Michel Balard : Les noms des navires, au XIe siècle, choisis par l’armateur, sont très auguratifs : Allegresse, Dominica : la maîtresse, La richesse, La bénie, Rosa, Tartaria (par un armateur gênois qui fait commerce avec la Mer Noire où se trouvent les Tatares (Mongols), Stella, Bonaventura. Puis, les noms évoluent car les marins se tournent vers Dieu, la Vierge et les Saints. Des bateaux s’appellent alors Jesus Christus, La Croix, Maria… Vers la fin du MA, on cumule les noms : la vierge associée à un ou deux saints tels saint Antoine, saint Jean, Saint Martin ou saint Nicolas. La présence de Saint Nicolas peut surprendre mais doit être lié au fait que les reliques de saint Nicolas ont été ravies par les Vénitiens et se trouvent à Venise.

Tout au long d’un voyage en Méditerranée, différents jalons de protection se succèdent.

Deux textes (génois et florentin) de la Bonne Parole servent de sources. On évoque la protection de Dieu et des saints dès le départ du navire : « Dieu aide-nous… » Cette Bonne Parole est récitée par les marins et sert aussi de preuve de l’engagement du marin qui monte à bord. Le bateau peut partir un ou deux jours plus tard. Pendant le voyage, des cérémonies s’installent même en l’absence de prêtre. Le matin, les marins récitent des antiennes et des litanies à la Vierge. Puis en fin de matinée, les marins et les passagers sont assemblés autour du mât central et se pratique une « messe sèche ». C’est une messe sans oblation mais avec lecture d’épitres et chants (cantiques). Le soir, on chante des complies c’est-à-dire les prières de la fin du jour avec des litanies, psaumes et chants.

Sur le chemin en  Méditerranée, on trouve des lieux sacrés où les bateaux font longtemps escale pour aller vénérer des reliques et participer à des cérémonies liturgiques (messes). Une carte des lieux sacrés d’escales est ainsi dessinée.

Maurice Sartre : pendant l’Antiquité, un bateau, entre l’Egypte et l’Inde, porte également un double nom : Hermes et Apollon, deux dieux pas forcément liés à la navigation.

Qu’en est-il des noms de bateaux à l’époque moderne et contemporaine ?

Avant la Réforme

Alain Cabantous : Les bateaux continuent à être effectivement nommés à l’époque moderne et la prépondérance de la Vierge est notable. Certains navires se nomment Saint Jacques, en revanche, saint Pierre, apôtre pourtant pêcheur est absent. Les bateaux sont baptisés ou plutôt sanctifiés selon un rituel. À partir de la 2ème moitié du XVIIIe siècle, une forme de laïcisation, plus marquée sur les bateaux de commerce que sur les bateaux de pêche, des noms apparaît. Cela ne signifie pas que les marins sont moins craintifs car seul l’armateur nomme le bateau. L’équipage n’est pas impliqué dans ce choix. Dans la 2ème moitié du XIXe siècle, on retrouve des noms religieux.

La protection est nécessaire non seulement pour les navires, pour les hommes mais également pour les marchandises. Lees ex-voto propitiatoires sont nombreux : on offre un ex-voto pour demander une bonne traversée.

Un document, une confession générale, montre que les hommes sont absous, en cas de mort, avant le départ quelque soit leur comportement à bord.

Après la Réforme

La coupure religieuse du XVIe siècle entre catholiques et protestants pourrait avoir des conséquences puisque les protestants interdisent le culte des saints. Les marins anglais, écossais, néerlandais protestants détournent l’interdit et demandent aux marins catholiques d’aller en procession pour eux, de leur apporter une bougie ou une médaille qui sera cachée dans leurs bagages. À la fin du XVIIIe siècle, une description de Walter Scott, montre des marins pêcheurs écossais qui font le tour de l’ancienne chapelle catholique pour obtenir une bonne pêche. Ils continuent donc à « pappister ». la religion protestante a répondu de manière inégale à ce besoin protecteur et a confié cette tâche au livre. Des pasteurs édictent alors des prières à lire au moment d’une tempête. Mais les marins, ne sachant pas forcément lire, cherchent d’autres solutions.

La fête de l’ouverture de la mer

Dans l’Antiquité, une coutume de l’époque impériale romaine, l’ouverture de la mer, le 5 mars,est l’occasion de fêtes très populaires.

Emmanuelle Rosso : la fête de l’ouverture de la mer lance sur les flots un bateau roi, avec des voiles brodées, colorées sans équipages qui contient des offrandes en grandes quantités. Toute la cité participe à cet événement spectacle. Toute la population souhaite l’abondance grâce à la mer.

Cependant, on comprend que les hommes ne sont secourables que si les Hommes sont pieux. On promet donc des récompenses aux dieux si la vie des marins est sauve. Le relief est la récompense.

Comment se passent les situations de crise (tempêtes, piraterie) ?

Michel Balard : la tempête, les pirates, le calme plat et la brume permanente constituent de graves dangers. Exemple de tempête : en 1341, lors de l’Ascension, une tempête mémorable est racontée : de nombreux bateaux font naufrage, jettent leurs cargaisons à la mer.

Que faire ?

– La confession entre marins puisque absence de prêtre.

– La prière : invoquer l’aide de Dieu, de la Vierge et de tous les saints. Chaque marin demande la protection des saints souvent ceux de sa région d’origine.

– Les marchandises sont balancées à la mer pour alléger le bateau (autorisé depuis l’Antiquité).

– Les reliques sacrées, l’eau du Jourdain recueillie pendant le pèlerinage sont données à la mer pour demander la protection divine. Le diable qui a provoqué la tempête va être annihilé par ces objets sacrés et le calme va revenir.

– Formuler des voeux : promesse d’acquérir un cierge qui sera porté dans son église, promesse de faire une pèlerinage à Notre-Dame de Lorette pour les Italiens.

Alain Cabantous : à l’époque moderne, dans la mer du Nord ou dans l’Atlantique, les marins jettent, selon le même principe qu’au MA, l’Evangile à la mer. De même, dans la nuit de Noël, les marins catalans, espagnols ou de Provence, recueillent les miettes du repas sacré pour s’en servir en cas de tempête : ils les balanceront à la mer.

Progressivement, la laïcisation s’installe dans ces cas aussi. Ainsi on voit désormais que pendant la tempête chacun essaie de survivre et de sauver le bateau, donc la prière vient ensuite. Les équipages sont souvent d’origines diverses et les réactions sont différentes. Un capitaine raconte qu’au moment d’une tempête, les Français tentent de sauver le navire quand les Italiens et les Espagnols prient.

Et l’aumônier ?

Très peu d’aumôniers montent à bord, sauf sur les navires de guerre où ils ont formés dans dans séminaires spécialisés. Le problème de l’aumônier par gros temps est de déterminer le bon moment pour donner l’absolution. En effet, soit c’est trop tôt et l’équipage va abandonner toute combativité face au danger soit c’est trop tard…donc impossible à réaliser. La conscience pastorale est mise à l’épreuve : quand intervenir ? Certains commandants choisissent de conduire l’aumônier, dès l’approche de la tempête, en fond de cale afin de ne conserver que les marins sur le pont.

Les messes

Certains navires interdisent les messes, notamment après le Concile de Trente, en cas de roulis ou de légers mouvements car le vin du calice ou les hosties peuvent se renverser et bouleverser la cérémonie qui est donc profanée. La peur du sacrilège est toujours très présente.

Dans le même esprit, lorsque des prières ont été adressées à un saint et qu’il n’a pas joué son rôle c’est-à-dire qu’il n’a pas protégé les marins, l’image, ou la statue du saint, est retournée.

Les pirates ?

Alain Cabantous : À l’époque moderne, certains bateaux transportant des marchandises précieuses naviguaient de conserve, étaient armés et étaient accompagnés de navires de guerre.

Au XVIIe siècle, les navires de commerce sont armés.

Michel Balard : Au MA, la solution est de naviguer en groupe en ajoutant une galère de garde qui les escorte pendant quelques temps. On peut ajouter quelques arbalétriers pour défendre les hommes à bord.

Emmanuelle Rosso : Dans l’Antiquité, les bateaux qui partent en Inde prennent des risques dans le Golfe d’Aden déjà cernés de pirates sont équipés d’archers. Un autre moyen de se prémunir contre les attaques est de choisir des bateaux très imposants pour un effet dissuasif.

Du point de vue individuel, d’où viennent les croyances du domaine de la magie ?

Alain Cabantous : Le lapin est un animal interdit sur un bateau car on craint qu’il ne ronge le bois et fasse couler le navire. De même, croiser un curé ou une femme avant de monter à bord porte malheur parce que le navire est un espace exclusivement masculin. Le prêtre avec sa soutane est assimilé à la femme. Les aumôniers sont admis car ils sont dans un phénomène administratif et ils portent une soutanelle spéciale pour les voyages.

Est-ce que les marins accomplissent leurs vœux au moment du retour ?

Michel Balard : Au MA, on a peu d’informations sur les pèlerinages de retour. Le pèlerin déclare simplement s’être rendu à Notre-Dame de Lorette. Il s’est libéré de son vœu et l’aventure est terminée.

Maurice Sartre : En Bretagne, dans certaines églises, les bateaux suspendus sont des témoignages de vœux accomplis.

Alain Cabantous : À l’époque moderne, des marins viennent faire un pèlerinage pieds nus pour remercier la Vierge ou un saint. Des messes sont demandées également pour rendre hommage à des personnes mortes en mer.

Emmanuelle Rosso : Dans l’Antiquité, les objets qui nous parlent des tempêtes et des protections sont des ex-voto. Le votum est une promesse prise très au sérieux. On trouve le plus infime poisson votif pour remercier d’une pêche aux filets de pêche, aux ancres gravées jusqu’aux bateaux complets. À Délos, le monument « des Taureaux » accueillait un navire offert en ex-voto et exposé en offrande aux dieux.