De 1941 à 1945, 30 000 soldats africains américains, considérés comme peu efficaces et dont on redoute une possible mutinerie, sont confinés en Arizona et soumis à une ségrégation rigoureuse. Mais afin d’éviter que leur camp ne s’embrase, on leur offre des divertissements attractifs et on les fait même bénéficier de ce qui se fait de mieux alors en matière de soins médicaux. Fort Huachuca illustre bien le rapport difficile et tortueux de l’Amérique à ses soldats noirs.

Intervenante

Ancienne élève de l’Ecole Normale Supérieure, agrégée d’histoire, Pauline Peretz a soutenu en 2004 une thèse portant sur « L’émigration des Juifs soviétiques : le rôle des États-Unis, de 1953 à la fin des années 1980 », une recherche qu’elle avait commencée dans la même université par une maîtrise portant sur « Le regard des Américains sur l’Union soviétique, 1928-1933 » puis par un mémoire de DEA sur « La communauté juive américaine au secours des Juifs soviétiques. Étude d’un mouvement, 1964-1975 ». Elle travaille actuellement sur les usages du passé parmi les Africains-Américains. Elle vient de publier au Seuil un ouvrage intitulé Une armée noire. Fort Huachuca Arizona, 1941-1945. C’est le contenu de ce livre qui est l’objet de sa conférence.

Un enregistrement sonore de la conférence est disponible.

Rassembler les soldats noirs et les éloigner

En 1941, après Pearl Harbor, les Américains entrent en guerre et se voient forcés d’accepter dans les rangs de leur armée un nombre très important d’Africains-Américains (pas une seule fois au cours de son intervention Pauline Peretz ne prononcera le mot « Noir »…) Puisque la ségrégation est appliquée au sein de l’Armée, l’état-major va imaginer d’organiser des divisions (la plus grande unité de l’Armée) d’infanterie intégralement constituées de soldats noirs.

Mais les officiers blancs qui commandent l’Armée craignent ces soldats : ils craignent leur rébellion, ainsi que les contacts avec la population blanche, avec les femmes blanches en particulier ; aussi décident-ils de les envoyer le plus loin possible, aux confins du pays, dans le désert d’Arizona près de la frontière avec le Mexique. C’est un ancien fort des guerres indiennes qui est choisi, Fort Huachuca. Il va connaître une renaissance : c’est là où vont être entraînés le plus grand nombre de soldats noirs de toute l’histoire des Etats-Unis.

L’expérience de la Première Guerre mondiale

Pendant la Première Guerre mondiale avaient été créées deux divisions de soldats noirs qui avaient été maltraités par un état-major composé de racistes sudistes, qui ne les avait pas fait combattre mais les avait prêtés à l’Armée française. Certains de ces soldats noirs ont joué des rôles majeurs dans les dernières offensives victorieuses de 1918. Ces soldats pensaient être devenus des citoyens américains à part entière, mais lourde fut leur désillusion de constater qu’ils étaient toujours victimes du racisme et de la ségrégation. Dans le Sud, ils n’ont toujours pas de droits civiques et sont relégués socialement et économiquement. Il leur est de plus interdit de rester dans l’Armée.

De cette expérience, les officiers blancs ont gardé l’image de soldats noirs qui sont paresseux, peureux, rebelles. En conséquence, ils vont développer une doctrine du sous-emploi des soldats noirs : les cantonner à des fonctions de logistique, de soutien, et continuer à les entrainer de la manière la plus ségréguée possible. La Seconde Guerre mondiale venue, les décideurs de l’Armée sont pris en tenailles entre un état-major raciste et à la fois des pressions du pouvoir exécutif (le président Roosevelt n’est pas opposé à l’intégration des noirs dans l’Armée, tout en ne cherchant pas à la réaliser), et des demandes pressantes des organisations de défense des Noirs qui exigent l’intégration raciale de l’Armée.

Faire accepter la frustration et la ségrégation par la culture et le sport

L’Armée américaine va improviser à Huachuca un régime racial unique, appelé All Black Post, qui n’existe nulle part ailleurs aux Etats-Unis, avec 15 000 soldats noirs et seulement 1000 hommes blancs d’encadrement. Au départ ils vont essayer d’appliquer les règles de ségrégation stricte qui sont en fait l’extrapolation des règles de ségrégation appliquées dans les camps mixtes, avec des hommes blancs et des hommes noirs. Plusieurs régimes raciaux vont se succéder dans ce camp, avec des tolérances plus ou moins grandes pour l’émancipation des soldats noirs et des femmes auxiliaires. On trouve dans ce camp, et c’est une autre de ses originalités des femmes auxiliaires, qui sont les premières femmes noires de l’Armée dans une expérience également inédite.

Le colonel Harris, commandant du camp de Huachuca fait preuve d’un certain pragmatisme afin que ce qui était un lieu potentiel d’émeute et d’explosion, ne le devienne pas. Il va notamment organiser une maison de prostitution devant les portes du camp, en dehors de toutes les règles de l’Armée. Le colonel Harris va aussi imaginer que la culture et le sport peuvent devenir des échappatoires pour des soldats noirs. Il s’agit de leur faire accepter une frustration qui est quotidienne, par les humiliations constantes qu’ils subissent de la part des cadres officiers et sous-officiers, et par le fait qu’ils sont jugés incapables d’aller combattre.

Il va concevoir le camp comme un gigantesque terrain de sport, ouvrir des stades de baseball et de basket,  accueillir de très nombreux spectacles, des productions de Hollywood avec uniquement des noirs (on voit passer par le camp les plus grandes stars noires de cinéma). On observe qu’il s’agit de la reprise et de la perpétuation des stéréotypes culturalistes racistes : les Noirs sont des bons sportifs, ils aiment le jazz, on va donc leur donner des concerts et leur faire faire du sport !

Nous sommes là dans quelque chose de nouveau nous dit Pauline Peretz, dont elle ne voit pas bien la généalogie : s’est-il inspiré de la Harlem Renaissance,(mouvement de renaissance de la culture afro-américaine dans l’entre-deux-guerres) ces artistes Noirs qui proclamaient la spécificité de leur identité, le retour à l’identité africaine ? C’est possible puisqu’il organise en plein désert d’Arizona une grande exposition d’art africain-américain, et il fait venir de Washington des toiles et des sculptures qui ont été exposées dans le reste du pays et qui ont été commandées par l’Etat fédéral à des artistes noirs.

Une toile en particulier a retenu l’attention de Pauline Peretz. Elle a pour titre Five American Negroes, peint par Charles White, un jeune artiste promis à un grand avenir, qui raconte l’histoire de l’émancipation des Africains-Américains autour de cinq grandes figures de l’histoire des noirs, des figures de la contestation et de la rébellion. Elle estime qu’il y a « un malentendu terrible » de la part de ce colonel qui propose aux soldats des images d’émancipation. « Je défends l’idée que le colonel Harris a imaginé des moyens pour permettre aux soldats d’échapper à une ségrégation si stricte et si punitive. » L’histoire des Etats-Unis depuis 1776 est une histoire de lutte entre une promesse d’égalité et une exclusion de cette égalité d’un nombre important de catégories d’individus : les femmes, les Noirs et les Amérindiens.

Organisation spatiale et temporelle de la ségrégation

Le plan du camp traduit la recherche de la ségrégation. En arrivant dans le camp on trouve d’abord les baraques des femmes, puis on arrive aux deux hôpitaux militaires, puis aux lieux de loisir. Les baraques sont toutes identiques avec des toits en tôle ondulée, construite à la hâte, n’épargnant pas les hommes d’une terrible chaleur. Un ou deux miles plus loin, en allant vers la montagne se trouve la place d’appel historique où se déploie le commandement, lieu des parades, des revues et aussi des logements des noirs les plus gradés, les médecins en particulier.

L’organisation du temps contribue à la ségrégation en permettant que les gens ne se rencontrent pas, à la piscine, dans les théâtres, au cinéma etc. Il n’y a pas de soldats blancs, donc la séparation des soldats ne se pose pas. Mais il y a des officiers noirs, dans les premiers rangs de la hiérarchie car une règle non écrite fait qu’un noir ne peut commander un blanc. Or, les officiers blancs ne doivent pas rencontrer les officiers noirs. Il faut créer des filtres. L’un est la séparation physique dans les moments de loisirs, d’où la création d’un club des officiers noirs, plus éloigné, moins agréable, mais néanmoins convivial pour les noirs. C’est là qu’on lieu les spectacles. Certains essaient néanmoins de boycotter ce club.

L’hôpital, séparé en deux bâtiments reliés par une passerelle, est un lieu à part. En effet les meilleurs médecins noirs viennent y exercer en ayant demandé à y faire leur service militaire. Ce sont souvent des diplômés d’exception auxquels les médecins de l’hôpital blanc n’arrivent pas à la cheville. Aussi sont-ils conduits à demander l’aide des médecins noirs. On assiste donc à une intégration au niveau des médecins, et aussi au niveau des patients. Les malades blancs acceptent la proximité des noirs quand il s’agit de les soigner ! Cette expérience sera après la guerre un argument pour une possible déségrégation.

Beaucoup de visiteurs rendent compte par des lettres ou par des articles  de ce qui se passe à Huachuca. Un reportage photo de Life plaide pour l’envoi de soldats Noirs sur le Front. Une commission du Ministère réfléchit à l’emploi des Noirs au combat. Mais avant il a été envisagé de les envoyer récolter du coton ! Les soldats se retrouvent assignés au rôle qui était le leur pendant l’esclavage.

Lorsque le gouverneur les réquisitionne, un véritable soulèvement se produit et pour la seule fois la National Association for the Advancement of Colored people (NAACP), puissante organisation de défense des noirs, se mobilise. A ce propos Pauline Peretz constate que les autorités de l’Arizona ont utilisé le Fort pour leur développement économique car il permettait la perfusion de fonds fédéraux dans l’économie locale. Mais surviennent des accusations de meurtres, de viols, qui tendent les relations entre civils blancs et soldats noirs. Le confinement des Noirs en fut accru.

Pauline Peretz s’attache à écrire une histoire qui se situe au plus près des hommes et des femmes. Elle prête une grande attention au corps. Elle observe en pleine guerre un lieu où il n’y a pas de combat, un lieu qui permet de mettre à distance les deux grands récits héroïques, le récit des héros blancs et celui des héros noirs, car il y en eut quelques-uns quand ils furent envoyés au front. Mais la réalité c’est que 450 000 soldats sur 500 00 sont restés dans des postes subalternes dans l’ennui et l’attente du retour à la maison. Quand ce moment arriva, les soldats noirs ne purent bénéficier des aides dont bénéficièrent les Blancs.