La conférence est menée par Martine Drozdz, docteure en géographie et urbanisme, et Jean-Laurent Cassely, journaliste.
Ils explorent les mutations des espaces urbains sous l’effet de l’ascension des super-riches. Depuis les années 1980, la concentration des richesses et la financiarisation de l’économie ont donné naissance à une ville ploutocratique. L’urbanisme ne répond plus aux logiques traditionnelles de la métropolisation, mais se structure autour des besoins et des caprices d’une infime minorité. Les travaux de Saskia Sassen sur la ville globale et ceux de Thomas Piketty sur la captation des richesses servent de cadre à cette analyse. Ils montrent comment les élites économiques redéfinissent les territoires en fonction de leurs propres intérêts.

La métropolisation dépassée par une urbanisation des élites

Autrefois, la métropolisation était marquée par la compétition entre les villes pour attirer capitaux et talents. Aujourd’hui, il a cédé la place à des dynamiques plus radicalement inégalitaires. La fortune des super-riches ne repose pas sur le travail mais sur un patrimoine immobilier et financier. Ils transforment les métropoles en coffres-forts où le capital se matérialise dans l’espace. À New York, la Billionaires Row et ses pencil towers incarnent cette tendance. Des tours résidentielles étroites sont conçues où chaque étage abrite un appartement de luxe. Ils n’ont pas vocation à être être habitées, mais pour servir de placements financiers. Ces constructions, souvent vides, illustrent une logique de thésaurisation plutôt que de spéculation immobilière classique.

À Londres, le phénomène des mega-basement révèle une autre facette de cette appropriation de l’espace.

Les propriétaires de maisons géorgiennes creusent des sous-sols luxueux. Ils sont équipés de piscines, de garages et les espaces dédiés au personnel domestique. Avec plus de 400 projets de ce type, cette pratique témoigne d’une bunkérisation des élites.  Le sous-sol devient un territoire réservé, inaccessible au reste de la population. Cette tendance s’étend même au stockage d’œuvres d’art dans des ports francs défiscalisés, comme à Genève.  Des kilomètres de galeries souterraines abritent des collections privées, soustraites à toute fiscalité.

Plus radicalement encore, des villes comme Dubaï se transforment en villes fantômes.  Des résidences de luxe, souvent détenues par des fonds d’entreprises ou des investisseurs étrangers, restent vides. Ce phénomène s’inscrit dans une logique plus large de marchandisation de la citoyenneté. L’urbanisme et le droit du sol sont mis au service d’une économie de la mobilité et de l’évasion fiscale.

Le phénomène des golden visas

Comme le souligne Martine Drozdz, Dubaï a développé une politique entrepreneuriale visant à attirer les capitaux étrangers en offrant des golden visas. C’est un investissement immobilier qui donne accès à une citoyenneté permettant de voyager sans visa dans une centaine de pays. Cette pratique, déjà observée en Europe, a été industrialisée à Dubaï. Elle a conduit à la construction de villes fantômes, des quartiers entiers d’immeubles de luxe restés inoccupés.

Des îles des Caraïbes, comme Saint-Kitts-et-Nevis un mécanisme similaire est en place. L’achat d’un bien immobilier permet d’obtenir un passeport. Cela offre ainsi une mobilité internationale à des investisseurs souvent issus de contextes politiques ou économiques instables. Ces dispositifs, qu’on qualifie de golden passports, transforment la citoyenneté en un produit accessible à ceux qui peuvent se permettre d’investir dans l’immobilier, sans nécessairement résider dans le pays.

Dans les deux cas, que ce soit à Dubaï ou dans les Caraïbes, ces programmes créent des villes-coffres-forts, où l’immobilier devient un simple placement financier, déconnecté des réalités locales et des besoins des populations. Ces résidences sont souvent inoccupées. Elles servent avant tout à concrétiser un investissement et à offrir une citoyenneté de complaisance, plutôt qu’à répondre à une demande réelle de logement.

Paris : entre embellissement et concentration du pouvoir économique

Paris, bien que moins marquée par ces excès, n’échappe pas à cette logique. Des acteurs comme LVMH et Kering y déploient une stratégie d’acquisition immobilière qui dépasse le simple commerce de luxe. En contrôlant un réseau d’enseignes et de foncier, ces groupes étendent leur emprise sur des quartiers entiers, tout en contribuant à leur embellissement. Cette esthétisation du pouvoir rappelle les transformations des cités italiennes avant la Renaissance, où l’architecture monumentale servait à la fois de vitrine et d’outil de domination politique. Patrick Boucheron, dans De l’éloquence architecturale, montre comment les cités italiennes pré-renaissantes ont été transformées par les élites : le pouvoir communal, initialement exercé dans des espaces publics ouverts, a été remplacé par des palais princiers et des murs d’enceinte, symbolisant une oligarchie excluant les couches populaires. Aujourd’hui, les métropoles contemporaines reproduisent ce schéma à travers une urbanisation ploutocratique.

Les tours de luxe

Les tours de luxe et les quartiers d’affaires, comme la Billionaires Row à New York ou le Quartier Central des Affaires à Paris, remplacent les palais en matérialisant la puissance économique des élites tout en réservant l’espace urbain à une minorité. Les mega-basement londoniens et les ports francs genevois, quant à eux, jouent le rôle des remparts en créant des territoires exclusifs, inaccessibles au reste de la population. Enfin, les projets d’embellissement urbain, comme ceux portés par LVMH, légitiment ce pouvoir en associant l’élite à l’amélioration de la ville, tout en marginalisant ceux qui n’ont pas accès à ces espaces.

La métropolisation contemporaine ne fait que réactualiser une logique historique : utiliser l’urbanisme pour affirmer une domination sociale, en transformant la ville en un instrument de pouvoir.

Le Quartier Central des Affaires (QCA), centré sur les Champs-Élysées et La Défense, concentre les sièges des grandes entreprises et des GAFA. Ces dernières, en quête de prestige, privilégient des adresses parisiennes plutôt que des campus de banlieue. Cette centralité répond à une double logique : séduire une clientèle aisée et attirer des cadres supérieurs en quête de qualité de vie. Les loyers y atteignent des sommets, reflétant une hiérarchisation de l’espace où le luxe résidentiel et les services haut de gamme cohabitent avec les bureaux des multinationales.

La « route de Diana » : un circuit méditerranéen au service des ultra-riches

Jean-Laurent Cassely décrit une route maritime précise, la « route de Diana », qui structure les déplacements des super-yachts en Méditerranée. Ce parcours relie des ports emblématiques comme Saint-Tropez, Monaco et la Sardaigne, où les milliardaires rejoignent leurs yachts par jet privé pour des séjours éphémères. Les ports, comme La Ciotat, ancien chantier naval reconverti, deviennent des bases logistiques pour l’entretien de ces navires de luxe. Cette économie locale, bien que spécialisée, reste précaire et dépendante des flux de richesse, sans ancrage territorial durable.

L’exemple de La Ciotat illustre cette dynamique : les anciens chantiers navals, après leur déclin industriel, ont trouvé une seconde vie grâce au « refit » (réparation et entretien des yachts). Les propriétaires y font de brèves apparitions, tandis que les yachts restent en maintenance, créant une économie locale dépendante des caprices des ultra-riches.

Les clubs exclusifs et la culture du luxe : une géographie sociale segmentée

Les élites fréquentent des clubs exclusifs.

Des clubs traditionnels, comme l’Automobile Club, réservé à une bourgeoisie conservatrice, uo bien plus contemporains, comme la Fondation. C’est un espace hybride mêlant hôtel cinq étoiles, salle de sport et brasserie chic. Ces lieux, concentrés dans l’ouest parisien, reflètent une géographie sociale segmentée. L’appartenance à une élite se signale par l’accès à des espaces réservés.

La culture populaire, à travers des films comme Parasite ou des séries comme Succession, met en scène cette opulence. Elle révèle les tensions sociales qu’elle engendre avec les classes populaires. Les médias, comme le magazine How to Spend It du Financial Times, participent à cette glorification du luxe. Ainsi, ils proposent des publicités pour des jets privés ou des services réservés aux ultra-riches.

Précarisation et retour de la domesticité : les conséquences sociales d’une ville plutocratique

L’ascension des super-riches s’accompagne d’une reconfiguration du marché du travail. L’automatisation des tâches routinières réduit les emplois intermédiaires. Cependant, on note le retour de la domesticité se manifeste dans les mega-basement londoniens ou les résidences secondaires. Au Brésil, des chambres sans fenêtres sont réservées au personnel de maison. Cela reproduit une hiérarchie sociale que l’on croyait disparue. Les métiers de femme de chambre ou de serveur sont non automatisables. Ils  deviennent des emplois précaires mais indispensables, tandis que les salaires des cadres supérieurs s’envolent.

Les transports illustrent aussi cette fracture. À São Paulo, les élites se déplacent en hélicoptère pour échapper aux embouteillages. Les projets de drones-passagers laissent entrevoir une mobilité réservée à une minorité. Ces innovations, loin de démocratiser l’accès à la ville, renforcent au contraire les inégalités spatiales.

Entre fascination et rejet : la perception ambivalente des élites

La perception des ultra-riches oscille entre admiration et ressentiment. Leur mode de vie est exposé dans les médias ou sur les réseaux sociaux. Ce modèle exerce une fascination sur une partie de la population, qui y voit un modèle de réussite. Cette visibilité croissante alimente des mouvements sociaux et des débats sur la taxation des grandes fortunes. Donald Trump, avec son esthétique kitsch, incarne cette ambivalence. Son image séduit ceux qui aspirent à la richesse ostentatoire. Mais d’autres y voient le symbole d’un capitalisme débridé.

Conclusion : la ville comme miroir des inégalités contemporaines

Martine Drozdz et Jean-Laurent Cassely démontrent comment les élites transforment les villes en espaces de placement et de distinction sociale. L’urbanisme se met au service d’une minorité détentrice du capital. On note une verticalisation spéculative et bunkérisation des riches. Cela va de pair avec la précarisation des classes populaires. La ville ploutocratique dessine une géographie où l’accès à l’espace devient un marqueur de pouvoir.

Paris est moins touchée que d’autres métropoles mais elle n’échappe pas à cette logique. La généralisation de ces dynamiques interroge l’avenir des villes, tiraillées entre embellissement et exclusion. Cela pose la question de la soutenabilité de ce modèle urbain. Ainsi, la richesse se matérialise dans l’espace au détriment de la cohésion sociale. Autrefois, la ville était un lieu de mixité et de production. Aujourd’hui, elle devient le reflet des inégalités contemporaines, où le luxe et la précarité cohabitent sans se rencontrer.