Introduction par Bertrand Toujouse, directeur de l’observatoire « Armée de terre 2040 » à l’institut FMES : 

L’amiral Ausseur ayant cité Platon ce matin, je choisis de citer Pascal, auteur central du XVIIe siècle français : « Ne pouvant faire que le juste fut fort, nous fîmes en sorte que le fort fut juste ». Car cette citation s’applique parfaitement à la situation de l’Europe après 1945. Nous avons d’abord été plus forts, puis nous avons essayé d’être plus justes. Cette situation que nous avons connu a été régie par le droit. Dès le XIXe siècle, l’Europe a mis en place le droit de la guerre et le droit dans la guerre. Avec 1990, nous avons vécu trente ans de  « dividendes de la paix ». George Bush Père évoquait à ce propos « un nouvel ordre international », suite à un  contrôle complet des armements en Europe et la perspective de « la guerre comme anachronisme ».

Ce monde-là a disparu.

Nous avons basculé dans un monde de compétition, de contestation et d’affrontement, qui s’applique aux règles internationales issues de 1945. La grammaire de la loi du plus fort revient sur le devant de l’histoire.

Quel est l’objectif que nous Européens pouvons poursuivre ?

La responsabilité majeure de notre époque, rappelé par l’ancien chef d’État-major des armées, c’est d’éviter la guerre. Ce qui passe forcément par un retour à une dissuasion crédible et à une préparation à ce que l’adversaire nous imposera. N’oublions que l’histoire est souvent imposée par l’adversaire – voir l’agression russe contre l’Ukraine à laquelle peu d’entre-nous ont cru.

Le panel de ce jour réunit des personnalités qui sont aux affaires dans leurs domaines respectifs, et dont l’éclairage nous sera précieux : 

Mme l’ambassadrice Nathalie Chuard, directrice du Centre de Genève pour la gouvernance du secteur de la Sécurité (DCAF), ayant occupé différents postes au sein du Département fédéral des Affaires Étrangères suisse.

M. Frédéric Pierrucci, fondateur du cabinet de conseil en conformité et en prévention de la corruption « Ikarian », et président de la Commission Intelligence économique à la Direction Générale de l’Armement (DGA).

M. Philipp Burkhardt, de la Konrad Adenauer Stiftung à Berlin, responsable des dossiers Europe – Amérique du Nord.

Mme Tuija Karanko, secrétaire générale des industries de défense aérospatiales finlandaises, et dirigeante du groupe de conseil industriel de l’OTAN.

M. Eric Michel, vice-président du groupe Airbus et longtemps chargé de la division hélicoptères à Bruxelles

Comment chacun d’entre-vous caractériseriez ce monde nouveau, et ce, à l’aide d’une anecdote ?

La surprise du 24 février 2022

TK : je dois revenir au moment de l’invasion russe de l’Ukraine en 2022 car c’est avec cette guerre d’agression que les Finlandais ont pris conscience de la nécessité d’en finir avec le statut de neutralité que nous connaissions depuis la 2nde guerre mondiale, et ont décidé de rejoindre l’OTAN.

PB : nous avons été sidérés tout comme le gouvernement Scholz de ce changement de cycle historique que nous vivions, et que la nécessité d’un véritable budget de La Défense n’était plus tabou.

Mais déjà, sous Trump I, en 2017…

NC : je me souviens parfaitement du 1er discours à l’ONU de la réprésentante américaine de l’administration Trump I, Nikki Healey en 2017, et déjà le changement de doctrine vis à vis de l’Europe était affirmé avec les attaques contre le multilatéralisme. Mais nous ne nous rendions pas vraiment compte de l’importance de ce changement de doctrine des Américains.

EM : Pour Airbus et pour tous les industriels, 2022 a été un choc et un réveil. De nombreux instruments ont été mis en route par la Commission avec les industries de défense. Mais les exigences faites aux Européens de consacrer 3% au minimum de leur PIB à la défense a fait grimper les commandes de matériel US pour les 2/3 de la totalité des achats.

L’Arabie de MBS met fin à l’alliance historique américaine

FP : le moment majeur pour moi a eu lieu en Arabie Saoudite, quand AramCo a pu vendre son pétrole à l’Inde contre des roupies et à la Chine contre des remembis. Soit la fin d’un cycle commené en 45 avec Roosevelt et les Saoud sur le Quincy. en contournant ainsi les sanctions européennes. Ce qui en dit long sur le nouveau type de relations internationales à l’œuvre.

Dans quelles postures sont les enjeux de gouvernance mondiaux actuels ?

Le point de vue allemand sur les principaux enjeux pour l’Europe 

PB : pour moi 3 enjeux ou plutôt 3 hypothèses que je souhaiterais jeter dans le débat :

  • Les différences de perspectives au sein de l’Europe étaient liées à leur appartenance à l’un des 2 camps durant la Guerre Froide. Cette bipolarité simple s’est maintenant complexifiée. Les pays du Centre et de l’Est européens restent marqués par cette expérience historique et n’ont pas le même rapport à Bruxelles. L’Estonie et l’Espagne n’ont pas au vu de leur géographie la même approche du conflit russo-ukrainien. L’Espagne est plus inquiète des soubresauts migratoires du Sud méditerranéen. En 2000, en Allemagne, on parlait de nos investissements en Afghanistan.
  • Les institutions européennes ne sont pas prêtes pour gérer les défis sécuritaires actuels. Or comme le dit le titre de cette table ronde, « L’Europe est sous pression ». Mais s’agit-il de l’UE ? Et le Royaume-Uni, et les membres de l’OTAN comme la Norvège ou la Turquie ? Et la Suisse qui est au centre de l’Europe ?
  • Que va-t-il se passer si 1,5 million de Palestiniens vont devoir quitter Gaza ? Tous n’iront pas en Egypte ou a proximité. Y sommes nous préparés ? L’Europe a besoin de stabilité et de prévisibilité.
  • L’une de nos plus grandes faiblesses, c’est nos capacités de coordination. Pourtant nous savons faire, les BRICS+ n’ont qu’une légère structure opérationnelle de 300 employés.

NC : Nous sommes en Suisse touchés par les changement dans le multilatéralisme tel que nous avons contribué à construire. Le DCAF dont je suis la directrice a été fondée il y a une vingtaine d’années pour être partie prenante du « partenariat pour la paix » de l’OTAN. Il s’agissait d’accompagner l’Europe orientale après leur entrée dans l’Union.

Pour la Suisse, pas de sécurité militaire sans bonne gouvernance !

Nous sommes dans une logique dans les relations publiques beaucoup plus transactionnelle, avec parallèlement une perte de confiance des populations liée aux crises sociales et économiques. J’aimerais retenir 3 éléments pour une défense crédible de l’Europe : le premier, ce sont les capacités, le second, la volonté politique – l’ambassadeur Vimont l’a rappelé ce matin – et puis les questions de gouvernance et de légitimité démocratique. J’apporte ici une nuance : les questions militaires sont un aspect du problème. Pour moi, sans bonne gouvernance, elles ne peuvent pas se construire solidement mais risquent d’être fragilisées de l’intérieur. Les citoyens ne peuvent consentir à des sacrifices que s’ils ont confiance en leurs gouvernements, leurs institutions, leurs armées. Or cela ne va pas de soi en Europe dans le climat actuel, dans lequel les opinions publiques sont fragmentées. La sécurité des citoyens passe donc par la résilience et la redevabilité face aux plateformes d’opinion. Ne négligeons pas le concept de « sécurité humaine » en l’opposant à la sécurité de l’État.

TK : quand j’ai commencé à réfléchir à ce panel, j’ai pensé à ce volet civil dont Nathalie Chuard a parlé et comment nous le développons en Finlande. Il y aussi, les industries, les individus, en fait toute la société !

La Finlande s’est préparée de longue date

En Finlande nous sommes 5,6 M d’habitants soit 18 personnes au km2. Imaginez ce que ça représente pour la France qui n’est que légèrement plus grande. Or, nous partageons 1300 km de frontière commune avec la Russie, soit la frontière la plus longue des pays de l’OTAN. Notre réserve nationale est d’1 million de personnes, soit plus d’un Finlandais sur 5. Chaque famille est concernée, nous sommes tous convaincus de la nécessité de se défendre, et notre entrée dans l’OTAN change la perspective : avant, et ce depuis 1945, nous étions seuls, comme nous l’avions été en 1939-40 lors de l’invasion de notre pays par l’URSS. Nos industries de défense doivent soutenir l’ordre démocratique. C’est un point auquel nous Finlandais tenons particulièrement.

Quelles peuvent être le rôle des grandes entreprises de défense européennes ?

EM : Airbus et l’industrie, nous prenons acte de la géopolitique qui s’impose à nous, avec des projets hégémoniques de la part des EU et de la Chine. L’enjeu n’est pas dans l’hégémonie mais dans une garantie de souveraineté et une autonomie stratégique que nous entendons continuer en coopérant internationalement. C’est exigeant, mais crédible, lorsqu’on arrive à massifier et à investir largement parce qu’on a tenu compte des spécificités nationales de chaque partenaire industriel ou d’État.

Quels challenges ?

Le point essentiel, c’est la bonne complémentarité à trouver entre l’OTAN et l’UE. Sur le futur hélicoptère de combat, on développe des briques technologiques avec les financements comme le Fonds européen de défense et on les utilise dans le cadre opérationnel de l’OTAN.

Le second challenge se situe dans la bonne articulation avec les 27 États-membres (qui ont les compétences de défense) et l’UE pour définir besoins et priorités.

Le 3e est celui de la préférence européenne. Il est problématique de voir qu’un concurrent américain qui conçoit et fabrique les pièces de son hélicoptère pour l’envoyer ensuite être assemblé dans un pays européen et ainsi bénéficier de financements européens. Mais nous savons que tous les pays n’y sont pas sensible…

Une compétition sans limites avec l’industrie américaine ?

FP : Regardons également vers l’Ouest ! Devons-nous rester indéfiniment chez nos parents comme  le Tanguy du film  ?

Nous avons 32 ans et nous sommes priés de quitter la maison familiale. Lors de notre minorité, nous avions été tenus d’accepter les réglés des « parents » : être espionnés avec le projet « PRISM », le Patriot Act, le Cloud Act. Parallèlement, nous avons été contrôlés financièrement avec le système SWIFT et l’imposition du Dollar comme monnaie extra-territoriale. Ainsi, les entreprises européennes ont payé quelques 50 milliards de dollars d’amendes au Trésor américain. Car nous avions voulu créer nos propres outils mais quand nous avons voulu les vendre, nous avons subi des sanctions.

Que veut-on faire de nos vies d’Européens ? Nous sommes en train de faire le monde d’après, mais comment le faire sans autonomie stratégique ? A quoi sert sinon de parler de souveraineté juridique et industrielle ?

Pour terminer, quels seraient vos éclairages spécifiques ?

Où en est l’Allemagne aujourd’hui ?

PB : C’est difficile de répondre précisément. Car le pays a beaucoup de débats internes qui sont des débats sociétaux qui touchent au plus profond de l’histoire allemande.

L’autonomie est une bonne chose qui doit être obtenue, mais les politiciens ne devraient pas en parler. Pourquoi ? Le monde est imprévisible : Trump, stop ou encore ? Nous ne pouvons pas pousser nos amis américains à une telle extrémité.

Comment articulez-vous les industries finlandaises de défense avec l’autonomie stratégique européenne ?

TK : je me doutais de cette question ! Nous ne pouvions pas être autonomes, il nous faut compter sur des entreprises étrangères avec évaluation des risques. Nous avons nous les pays nordiques un lien très fort avec le monde transatlantique. La Russie fait certes peur au nord et à l’est de l’Europe, mais si on regarde le monde, le danger vient surtout de la Chine, et de la compétition technologique qu’elle est en train d’imposer. Serons-nous nous Européens capables d’y répondre, y compris pour nos consommateurs ?

Quels sont les points-clé de négociation d’Airbus avec Bruxelles ?

EM : la complémentarité UE / OTAN, c’est la priorité pour nous, industriels. Le schéma connu – même  présenté ici de façon simpliste – est : 1- en réunion OTAN, on identifie une menace. 2- en réunion UE, on évalue nos moyens de réponse. 3- retour d’expérience à nouveau en réunion OTAN. 4- retour dans les États-membres avec lois de programmation militaires aux entreprises.

Quelles priorités : le MDO (Multi Domain Operation) qui est la collecte de l’ensemble des informations du champ opérationnel ; le MOSA (Modulable Open Système Architecture) qui est la manière dont on peut se brancher un système pour partager les données des États-membres au format UE.

L’industrie française est-elle bien placée pour répondre aux défis actuels ?

FP : déjà un constat : personne n’a intérêt à avoir une Europe forte, ni une industrie de défense française ou européenne forte. Ni les États-Unis, encore moins la Russie ou la Chine.

Il est très facile de semer la zizanie entre les Européens, car chacun regarde ses intérêts en tant que (vieille) nation. Le grand sujet va être de savoir si on accepte d’être lâchés, comme en Syrie avec le gaz de Bachar, ou avec l’Ukraine. Nous avons des intérêts européens communs et nous devons les faire passer aux jeunes générations avec une vision autre qu’à court terme.

La Suisse se pose aussi des questions sur l’évolution de son environnement stratégique

NC : c’est un grand débat public avec la perception d’une sécurité globale. Pas de remise en question de la stabilité, du multilatéralisme et de enjeux de médiation qui sont considérés comme essentiels par l’opinion publique suisse.

Maintenant, 2022 a fait bouger des lignes qui étaient solidement établies, notamment la fin de la neutralité pour la Suède et la Finlande. Nous sommes européens et nous en partageons les valeurs. Les derniers sondages montrent une volonté plus forte de promouvoir la coopération internationale en matière de défense avec l’UE et l’OTAN, même si 83% de la population suisse reste profondément attachée à la neutralité.

BT : un petit regret au moment de conclure, c’est d’avoir laissé de côté le Royaume-Uni et la Turquie. Mais nous avons parlé sans tabou.