Michel Lussault, Thierry Paquot
Samedi 6 octobre 2018 – Espace Georges-Sadoul, salle Yvan-Goll

L’urbanisation au prisme des territoires.

Dans cette conférence à deux voix sur l’avenir des villes et des territoires, Michel Lussault, géographe, et Thierry Paquot, philosophe, se demandent si la France, « dont on ne peut pas parler sans parler du monde », a des spécificités en matière d’urbanisation planétaire. On gagne en effet à étudier ce phénomène au cas par cas, en fonction du territoire observé. Thierry Paquot propose pour exemple la gated community : première dans le classement des modèles urbains les plus vendus dans le monde, le type se décline en multiples formes selon ses terrains d’implantation. En Inde, on vend avec elle la protection de la nature, un cadre paysager, un parc avec un étang ou une piscine ; en Chine, appartenir à une telle community est signe de standing, fournit une adresse, indique l’appartenance à une catégorie socio-professionnelle qui réussit dans la mondialisation. Au Brésil et aux Etats-Unis, elle est perçue comme un moyen de sécurisation des enfants. La ville marchandisée et privatisée est une ville sarclée de fortifications internes – le modèle de la gated community serait-il un microcosme, la matérialisation de ce que réserve l’avenir des villes ? « Dommage pour leur esprit », termine Paquot. Michel Lussault ajoute que ce bien immobilier se répand également dans les couches socioéconomiques les moins élevées, comme en témoigne leur présence dans certains bidonvilles.

Lussault revient sur la privatisation de l’urbain : fort de son observation et de son exercice de conceptualisation des hyper-lieux (voir Hyper-lieux, Seuil, 2017), il l’identifie comme point commun aux lieux emblématiques de la mondialisation tels les shopping malls, les aéroports, les zones de tourisme et de loisirs. La privatisation des aéroports de Paris est imminente. Or, leurs fonctions ne sont pas limitées à la simple logistique. Le géographe les qualifie d’aérovilles, où on peut déambuler, acheter, expérimenter, comme dans les shopping malls, d’ores et déjà privés : des morceaux de ville, donc, donnés à d’autres puissances que la publique.

Il souligne également les paradoxes de la multiplication des limites à l’intérieur de la ville, une phrase de Françoise Choay à l’appui : « la ville est morte : aujourd’hui, c’est le règne de l’urbain, donc de l’illimitation ». Il interpelle les locaux : où s’arrête l’urbanisation de la ville même de Saint-Dié, dont l’intercommunalité comporte pas moins soixante dix-sept communes ? Peut-on encore délimiter, dé-finir la ville ? L’urbain illimité est bien et bien advenu. Deux de ses signes sont les possibilités de mobilité et de connexion (télécommunicationnelle, par exemple) : « l’urbain est chez lui » partout où elles sont. « Nous sommes tous urbains », affirme-t-il, reprenant le titre de la revue Tous urbains à laquelle quel il contribue régulièrement. Rien ne sépare plus l’urbain du non-urbain ; pour autant, la « compétence de franchissement » (l’une de celles qu’il développait en 2007 dans L’Homme spatial) n’a jamais été aussi essentielle dans la pratique de l’urbain que ponctuent des limites diverses dans leurs formes et dans leurs fonctions. De l’espace Georges-Sadoul aux aéroports de tous rangs, une épreuve de franchissement est toujours à passer. Mais l’expansion du modèle des sas, seuils, frontières, même, est plus ancienne qu’on ne le croit : la résidentialisation en cours, en France, depuis la politique des grands ensembles des années 1960, correspond à la clôture, à la sécurisation des parcelles par des barrières matérielles et symboliques qui imposent le franchissement. « Résidentialisation » n’est qu’un euphémisme – quel type de ville (d’urbain) installe-t-on à partir du moment où le privé règne en maître ?

Emergences.

Thierry Paquot présente quelques modèles de ville ayant émergé à partir des années 1970. Edge city : ville spontanée, stratégique, développée au bord d’un aéroport ou d’un golf. World city : concept inventé par Friedmann dans les années 1970, tourné en global city par Saskia Sassen en 1990 à partir de l’étude des villes de Londres, New-York et Tokyo. Ces villes « neuves » concentrent les fonctions administratives, politiques, économiques, culturelles ; elles sont stratifiées, et dans leurs couches souterraines, des migrants travaillent. « Dénationalisées » (mais le terme s’applique mal à la France), ces villes jouent leurs cartes indépendamment de leurs pays de rattachement. Shanghai et Singapour atteignent aujourd’hui le niveau des trois villes de Sassen. Et Paris ? Elle est trop « franchouillarde », d’après Paquot, pour prétendre au titre de global citysmart city, à la rigueur. Puis le bidonville : cette ville illégale à l’intérieur ou à proximité de la ville légale aspirant à devenir un de ses quartiers, qui existe à l’époque des premières formes d’urbanisation (le terme favela apparaît par exemple dès 1902), Paquot l’annonce comme modalité de l’urbanisation planétaire dans les cinquante années à venir. Pour Lussault, toutes les villes sont, à des niveaux différents, des villes mondiales, même Saint-Dié, avec ses salons de tatouage, pratique devenue courante car correspondant à la mondialisation d’une esthétique du corps, signalés à l’entrée de la ville. Autre exemple : que les flux migratoires concernent la totalité des villes, toutes connectées au système mondial de circulation des personnes, des marchandises, des données, depuis l’époque coloniale. Calais, en refusant cette modalité de son insertion dans la mondialisation, la refuse tout court ; le maire de Grande-Synthe a, au contraire, affirmé sa contribution à ce phénomène en développant une pensée de l’hospitalité. Si la ville naît d’un rêve, comme le dit Paquot, alors il faut bel et bien rêver la ville que nous voulons – avec des échelles changées, des insertions dans la mondialisation à assumer, des ambitions sociétales et de justice à porter.

Le refus de la mondialisation, c’est bien ce qui tue les villes, d’après Lussault. Les involutions urbaines de certaines villes et les cas de shrinking cities s’expliquent par un décrochage par rapport au monde. Detroit, comme Saint-Etienne, payent le prix du déclin du modèle industriel d’insertion dans la mondialisation : sans les mines ou les usines qui faisaient leur renommée et les connectaient à des échelles géographiques plus petites, l’avenir est mort. Leurs territoires pâtissent de leur mise en concurrence, dans le cadre d’une mondialisation qu’ils n’arrivent plus à suivre, par rapport à d’autres.

Car la différenciation des territoires est l’autre produit de la mondialisation, avec des conséquences parfois heureuses, pour Paquot, qui donne l’exemple des biorégions urbaines américaines, mais aussi de l’uchronie Ecotopia annonçant la sécession de la Californie des Etats-Unis. Les nouvelles formes de territorialisation des Etats-nations est le fruit d’une concertation démocratique – sauf quand, comme en France, les treize régions sont créées sans concertation, en dépit, pour lui, de la « chance inespérée » que représentent les 36000 communes. Les recompositions territoriales s’effectuent parfois au détriment du bon sens : des régions avec des points d’appui, mais pas de limites ; des interrelationnalités sans dissolution de la différence ; ouverture au spectre des territorialités de chacun, sans prescription d’une et d’une seule ; voilà ce qu’il aurait incité à faire.

L’avenir appartient à ceux qui sauront échanger.

Lussault et Paquot s’accordent sur le fait que la politique, qui sert à la coexistence des individus, exige de trouver des points de convergence… et que cela passe par l’échange de paroles. C’est la fonction initiale d’un espace public, qui permet à chacun, en théorie, de montrer ce qu’il est. Mais eux n’échappent pas non plus aux élans normatifs, aux contraintes, à la standardisation, à la privatisation. Seule la réoccupation de l’espace public, comme lors des manifestations Nuit debout, peut favoriser un retour à l’agora : s’assembler. Pour Paquot, le fait de réinvestir physiquement l’espace public n’est pas suffisant : il faut aussi avoir l’audace d’abandonner temporairement les technologies nouvelles permettant la communication à distance, forme d’exploitation mais facteur de brouillage des différences territoriales, pour être parmi en plus d’être avec. Lussault fait alors l’exercice de quitter le micro : l’expression à voix nue modifiant la parole, le rythme, le ton, le langage du corps, elle mobilise différemment l’attention à l’autre présent en même temps que moi. Voilà où les deux intervenants veulent en venir : que l’espace public devrait être celui où nous acceptons de venir parler ou écouter au regard d‘autrui en ne mettant pas d’abord en avant nos problèmes domestiques et personnels, mais pour être dans l’échange, le partage d’expériences de l’individu au collectif, comme à l’école qui y est vouée, en espérant que les dernières soient utiles au dernier.

Réinvestir l’espace public, c’est aussi redéfinir les territoires d’exercice de la puissance publique. L’heure est au débat sur la sortie des communes : la production de territoires consistants, où les échanges (de personnes, de marchandises, d’information, d’images) adviennent effectivement, à travers les intercommunalités les menacent en effet. Paquot défend le tirage au sort des élus pour décider d’un avenir commun, départi de toute forme d’intérêt politicien. Il préconise la même recomposition territoriale pour les départements : à supprimer, d’après lui, pour mettre en place des gouvernements biorégionaux. On en vient, on l’a compris, à réfléchir à l’avenir même de la France qui, pour lui, passe nécessairement par l’acceptation de sortir du modèle national actuel, entrave pour agir et pour penser, quand la maille doit servir à faire vivre.

Lussault conclut : si notre monde parle de nous, alors il convient en premier lieu d’accepter qu’il soit incommode et d’optimiser malgré tout son habitabilité. « Pessimisme de la raison, optimisme de la volonté » : une belle reprise de Gramsci pour un monde qui reste perpétuellement à inventer.