Stéphane Cordobes, Michel Lussault, Thierry Paquot
Vendredi 5 octobre 2018 – Lycée Jules-Ferry

 

Les mots ont un pouvoir.

Vendredi 5 octobre, dans l’amphithéâtre du Lycée Jules Ferry de Saint-Dié-des-Vosges, le géographe Michel Lussault et le philosophe Thierry Paquot sont invités à dialoguer par Stéphane Cordobes, animateur de la séance. La question posée, « Peut-on penser la France de demain avec les mots et les images d’hier ? », Cordobes l’introduit par un exemple : le mot « ruralité ». Si on en croit l’INSEE, la ruralité représente tout ce qui n’est pas urbain : c’est un mot creux, vide (un « trou » ?), comme un impensé de l’Institut et, peut-être, des acteurs territoriaux et, peut-être, de l’ensemble des populations. Pourtant, on y revient toujours ; on y revient, comme si on pouvait penser un espace à l’aide d’une catégorie que l’on ne peut manifestement plus définir objectivement, sans recours à un concept autre (l’urbain), qui, du reste, est peut-être lui-même périmé à l’heure où l’urbanisation massive des modes de vie.

Cordobes poursuit : au présent, un présent « stable », la relation entre mots et choses est déjà compliquée. Si on fait l’hypothèse qu’un changement de paradigme est en cours, comme aujourd’hui, les difficultés s’accumulent. Est-on déjà capable de savoir quels mots auront cours dans le contexte paradigmatique à venir ? Lesquels disparaîtront, ou, au contraire, resteront ? Lesquels encore apparaîtront ? Cordobes permet aux intervenants de se saisir de son discours en leur soumettant cette interrogation : quelles méthodes, au sens de chemins, prendre pour appréhender la réalité ? Il passe sur ces mots la parole à Michel Lussault, en lui demandant directement si un changement paradigmatique (un « moment-clé ») a bel et bien lieu.

Pour Michel Lussault, les mots sont des choses vivantes : ils sont intégrés dans les jeux de langage et expriment l’état d’une société. Mais certains mots, aussi usités soient-ils, ne signifient plus rien : la ruralité en est un bon témoin. Il cite Deleuze, qui disait que la tâche de ceux qu’on pourrait nommer les praticiens des sciences sociales était d’inventer des concepts, afin de rendre les réalités intelligibles aux sociétés. Aussi affirme-t-il sa réticence à mobiliser Aristote et Platon dans leurs démonstrations : le but, dit-il, est de donner sens à l’aujourd’hui.

Les mots (s’)éclatent.

Lussault tranche d’emblée : certains acteurs politiques et/ou de l’aménagement prétendent maîtriser le langage du ou des territoires, si ce n’est l’incarner. Le cas de Gérard Collomb, ministre démissionnaire du gouvernement au profit de « sa » ville de Lyon, en est révélateur, comme il l’écrit dans le « Libé des géographes » du 5 octobre. Les erreurs langagières s’enchaînent : ville, campagne, rural, qu’il qualifie de fétiche des discours politiques nourriciers d’une tendance qu’on pourrait dire, avec lui, « urbanophobe ».

Je le cite lorsqu’il déclare que « pour parler des territoires français, il faut n’en point parler ». Il faudrait au contraire parler d’autres processus à l’œuvre, à l’échelle mondiale notamment, pour comprendre leurs effets sur le territoire national qu’ils « embarquent », effets qui ont un point commun : faire qu’en France, on ne reconnaisse plus rien. Si la campagne n’est plus, c’est d’abord parce qu’on n’y comprend rien, du fait de deux phénomènes : la mondialisation et ce qui est, pour Lussault, sa première conséquence, à savoir l’urbain généralisé. Dans toutes les (ex) campagnes, les formes de vie sont urbanisées : l’accès aux produits commerciaux, aux services, aux services de santé, le rapport à la mobilité et à l’institution scolaire, ont profondément évolué en ce sens, même si les paysages ne le paraissent pas à nos yeux à nous, habitués à concevoir l’urbain comme un espace densément bâti et peuplé.

Le changement de paradigme est lié, pour lui, à la prise de conscience des contrecoups négatifs sur les sociétés du changement climatique. Il suscite aujourd’hui des reterritorialisations non seulement inédites, mais qui aussi contestent, ou au moins chamboulent, les formes territoriales en place. « Le territoire, mesdames et messieurs, est atomisé » : et son « boulot », dit-il, consiste à trouver de nouveaux concepts pour penser ces (dé)formations.

A consommer, de préférence.

Pour Thierry Paquot, la question est plutôt de savoir si le vocabulaire correspond à ce qu’on observe. Contrairement à son interlocuteur, il pense que certains concepts anciens méritent d’être réactivés : Platon et Aristote sont ses contemporains, Baudelaire aussi, plus que ne le sont certains « contemporains » du point de vue de la chronologie. L’habitus de Saint-Augustin réapparut chez Bourdieu – qu’en sera-t-il dans dix ans ?

C’est à Edgar Morin qu’il se réfère lorsqu’il plaide pour une « écologisation des esprits ». Pour lui, la hiérarchisation a fait son temps : la nouvelle méthode à mettre en œuvre doit être à la fois processuelle, tranversale et interrelationnelle. L’analyse, au sens de pensée opérant des découpages de la réalité, est elle aussi dépassée : il juge « ridicule » la division du gouvernement en ministères, « aberrante » la pensée rationaliste et progressiste qui continue de « coloniser » les imaginaires. Nous nous rendons tout juste compte de ce qu’annonçait il y a trente ans Paul Virilio, à savoir que « tout progrès génère son accident ». Qu’attend-on pour redresser la barre ?

La deuxième étape est celle de la « désoccidentalisation des esprits ». En écho à Lussault, il rappelle que tout phénomène se saisit aujourd’hui à l’échelle planétaire, et qu’il convient par conséquent d’apprendre à penser d’une manière qui n’est pas la nôtre. La transition s’opère dans le monde de l’urbanisme, « monde honteux », fait d’hommes promouvant le modèle de la ville productiviste. D’autres mots s’imposent dans l’aménagement : décroissance, décentralisation, diversité. Provocateur, il n’hésite pas à donner une définition de la ville : certes elle n’existe plus, mais elle réalise encore l’heureuse combinaison de l’urbanité, de la diversité et de l’altérité.

L’urbanité est celle de Cicéron : un urbain maîtrise la langue. Il peut donc communiquer, puis accueillir l’autre, « l’hospitaliser ». La diversité s’oppose à la logique mono-, spécialisée, intensive, de nos systèmes productifs, où ses acteurs mêmes ne trouvent pas leur compte. Les paysans sont devenus des agriculteurs incapables de se nourrir eux-mêmes de leur propres terres ; le retour au vivrier s’impose. L’altérité, enfin, correspond aujourd’hui au rapport à l’autre qui ne parle pas forcément ma langue. Contre toute attente, Paquot ne pense pas aux « étrangers » : il pense plutôt aux composantes vivantes non-humaines de la Terre. Faune, flore, ciel, terre, eau : pourquoi la Seine n’acquerrait-elle pas une personnalité juridique ? Comment la rendre apte à attaquer la maire ? Cet exemple soulève des enjeux importants : le fleuve pourrait utiliser les humains et leurs modes d’appropriation des réalités pour s’exprimer au sujet des actions qui altèrent ses qualités fondamentales, ce qui, à l’heure de l’anthropocène, n’aurait rien d’incohérent.

Lussault revient sur Edgar Morin, penseur éminent, mais oublié, de la complexité, qui a perçu très tôt l’importance de l’écologisation, du fait des relations systématiques entre les éléments d’un même système. Les géographes en font leur matière dans les années 1990 dans l’ouvrage Le monde : espaces et systèmes, actes d’un colloque tenu en 1984 à Genève. Désystématiser est pourtant une pratique courante : France périphérique, France centrale est en ce sens une scission commune de réalités que l’écologie reconnaît comme co-évolutives. Représenter par les langages (verbal, cartographique) les dynamiques, la systémique, le fait que le mondial se retrouve dans l’urbain et l’urbain à la « campagne », est une tâche difficile pour les sciences sociales francophones, qui ne font, en fin de compte, que métaphoriser des sens à partir de sens initiaux – un travail, donc, de traduction permanente, mais qui ne permet d’émettre aucune certitude quand à la France qui vient.

Il en vient donc à renouveler le vocabulaire proposé par Paquot. A « décroissance », terme modelé en réaction à la philosophie marxiste insistant sur la seule production de biens, Lussault préfère la « post-croissance », qui admet que l’espace humain n’existe que par la production, mais la production de valeurs. Il revisite alors le mot économie, qui, pour lui, devrait signifier ceci : la compétence de groupes humains spatialisés à organiser cette production.

« Horizontalisation » supplante « décentralisation » : alors que la modernité se caractérise par la verticalité des systèmes (qui aujourd’hui explosent ou implosent), il existe aujourd’hui une aspiration à l’horizontalité, un besoin, même, de redéfinir les fonctionnements spatiaux en privilégiant les interrelations sur une autre base de la conception de la démocratie. Il est manifeste que les formes d’implications citoyennes actuelles n’ont plus grand chose à voir avec ceux que les systèmes verticaux (de la démocratie représentatives) promeuvent. La notion de concertation prend un sens différent selon qu’on s’adresse aux représentants de l’édifice politique à la française ou aux gardiens des ZAD. Les arrêts territoriaux découlent de cette organisation verticale alors même que des changements sont voulus et en marche. La diversité, pour sa part, doit être prise d’après lui dans le sens le plus radical du terme. Il est sur ce point en accord avec Thierry Paquot : l’ouverture à l’altérité non-humaine compte. Les forêts, les montagnes, constituent des protagonistes de la géographie sans lesquels on ne peut pas penser l’espace et les territoires. Nous sommes au seuil d’une ouverture qui effraie, notamment les sciences sociales, non préparées à ce type d’analyse. Les Maori, en Nouvelle-Zélande, sont parvenus à faire reconnaître le droit d’un fleuve et de ses affluents, ce qui bouscule les institutions politiques et juridiques. Au Canada, en Equateur, à l’initiative des peuples premiers, des mouvements similaires ont lieu. Même le droit français, pour les forêts, s’y met, en opposant aux chasseurs illégaux ou aux incendiaires des sanctions sévères. « La question de la relation animale doit être traitée de manière diplomatique », écrit Baptiste Morizot, que cite Lussault. Cette question de géopolitique nécessite un basculement du paradigme du milieu comme décor à celui d’acteur.

Pour une approche diachronique des mots, de leur passé à leur futur.

Thierry Paquot propose d’envisager une approche rétro-prospective, en s’appuyant sur un des titres d’Ivan Illich : « dans le miroir du passé ». On remarque que beaucoup de termes utilisés pour désigner des réalités « nouvelles » sont anciens : vitesse, crise, phénomène de mise en culture des toits… datent du XIXe, au mieux du début XXe. L’approche rétro-prospective permet de voir ce qui est périmé et ce qui peut apparaître. En l’occurrence, Lamarck, fondateur de la biologie, avait déjà expliqué que l’homme était un animal ; on les traite aujourd’hui différemment parce qu’on leur reconnaît un langage, des émotions propres. Qu’en est-il de nos « autres » humains ? L’exemple de l’empreinte environnementale, qui dit qu’un burkinabé consomme juste assez pour n’avoir besoin que d’une planète pour vivre, et qu’un éboueur recueille la mémoire de nos actes consommateurs, révèle ceci : qu’en France, on ne le nommera pas professeur, aussi fini ce modèle soit-il. Il s’agit donc bel et bien, à l’avenir, de réconcilier sciences de la vie et sciences de l’homme, à l’école d’abord : voilà Paquot engagé dans une exhortation à revenir à l’école élémentale, où la forme rectangulaire, type terrain de foot, de la cour de récréation cèderait à la multiplicité des éléments tangibles, arbres, buissons, fleurs, reliefs, pierres, lieux pour se discuter ou pour se cacher, pour énoncer d’autres choses – sur l’exemple, d’ailleurs, des écoles nordiques, et, en sus, de l’Australie, pays inventeur de la permaculture.

La –graphie à l’épreuve : comment écrire de/u nouveau ?

Qui voudrait écrire une géographie de la France aujourd’hui se trouverait bien en peine, reconnaît Lussault. Les réflexes cartographique (on démarre toujours de représentations fixes de la réalité) et analytique (on procède par des découpages en types d’espaces ou en territoires) empêchent tout renouvellement de l’écriture géographique, l’avènement, en fait, d’une écriture à la mesure des changements à l’œuvre, capable de dire non seulement le contemporain, mais sa volatilité fondamentale. Pour lui, il faut d’abord partir de cas concrets et documentés, dont on décrirait la capacité à montrer les dynamiques du monde contemporain, à toutes ses échelles : les lieux choisis pour Hyper-lieux, aéroports, shopping malls, camps, en sont de bons exemples. Ces lieux microcosmiques, parce qu’ils donnent à voir le Monde et le local tout en même temps, questionnent la pertinence même de la notion d’échelle, pourtant impératif de la discipline Géographie. Cet outil de décomposition spatiale s’étiole devant l’interspatialité manifeste des réalités. Reste à la manifester dans l’écriture.

Cela implique de se tourner vers ceux que Marc Augé appelait en 1992 des non-lieux et les surgissements de la mondialité en leur sein ; de refuser le fixisme et l’obsession des frontières ambiants, par une écriture non-conventionnelle, désobéissant aux traditions géographiques que les éditeurs continuent de commander aux auteurs qu’ils convoitent ; à dire adieu à la dichotomie ville-campagne et autres avatars de cadres cognitifs dépassés, qui incitent à pratiquer des « géographies de… » plutôt que l’interdisciplinarité dans l’étude de nos objets. Cela implique rien moins qu’un retour au réel, au « terrain » – à l’élémentaire, « l’élémental », peut-être.

Les deux intervenants concluent sur deux questions : continuera-t-on à habiter le monde et les différents lieux (topos) qui nous y importent, polytopisme que permet notamment l’Internet ? Continuera-t-on à habiter notre langue, seul bien dont disposent, ils le rappellent, les migrants campant à Calais ?

N’est-ce pas là une seule et même question ?