Christian GRATALOUP, géographe et professeur honoraire, Sylvain KAHN, géographe et professeur agrégé à Sciences Po, proposent une réflexion sur la construction géohistorique du continent européen, ses limites, et son projet dans le cadre de l’Union européenne.

L’Europe a-t-elle des limites ?

Pour débuter son propos, Christian Grataloup présente trois photos de lieux typiquement européens : un paysage méditerranéen avec des bâtiments qui semblent de style européen, une église chrétienne, une population qui pourrait être européenne au regard de la manière de s’habiller.

Ces photos correspondent à un lieu contesté dans son européanité par le document fondamental de 2004 de la commission de l’Union africaine, qui demande la décolonisation. Il s’agit ici de Madère.
[Notons que les Îles Canaries (Espagne), La Réunion, Mayotte et les Îles Éparses (France), Sainte-Hélène et Ascension (Royaume-Uni) sont des territoires qui aussi ont été contestés]
Madère figure pourtant bien sur les billets de 20 euros. Les Açores, qui se situent aux limites des plaques tectoniques américaine, eurasiatique et africaine, pourraient être revendiqués par l’Union africaine. En effet, Christian Grataloup précise que le document fondamental de l’Union africaine de 2004 est le seul texte diplomatique, à sa connaissance, qui utilise la tectonique des plaques « pour pratiquer une sorte d’impérialisme ». On pourrait imaginer alors que l’Inde réclame l’Australie !
Sur les coupures de 20 euros, les limites de l’Europe sont marquées par un bleu plus pâle. La décroissance du bleuté montre de manière transitionnelle comment on passe de l’Europe à la non Europe. Ici les limites orientales ne sont pas clairement définies.
La carte des billets de 20 euros ayant été faite avant 2003, on peut affirmer qu’il n’y a pas eu de débat sur l’européanité de Chypre et Malte. Chypre était en Asie dans les atlas jusqu’au début du XXe siècle, c’est-à-dire jusqu’à son annexion par la colonisation britannique.
Sur le billet, l’Islande semble d’évidence européenne.

Les limites de l’Europe sont une histoire récente

Avec la carte d’Ortelius de 1595, les limites sont très floues. Au XVIIIe siècle, on commence à s’interroger sur des limites plus précises. On utilise la Vistule, la Volga, l’Oural et le Caucase.
Diderot pour faire plaisir à Catherine II de Russie a mis un maximum d’Europe dans son encyclopédie. Autrement dit repousser les frontières le plus à l’Est possible.
Fin XVe début XVIe, l’idée d’Europe et d’Européens émerge, et se substitue progressivement à l’idée de chrétienté (qui elle-même se fractionne) – au moment où les Européens se mettent à découvrir d’autres territoires.

Carte T-O des Étymologies d'Isidore de Séville
Carte T-O des Étymologies d’Isidore de Séville

Christian Grataloup rappelle la représentation médiévale des cartes en TO des trois continents connus, à partir des trois fils de Noé. Dans ce contexte là, on ne se préoccupait pas de limites précises. L’Europe était le territoire de Japhet.
L’origine grecque (phénicienne), plus ancienne, distingue les deux rives de la mer Égée, Europè et Asià, qui signifie Ouest-Est. Ce n’est donc pas un découpage, mais plutôt une direction. La notion de continent viendra plus tard au XVIe siècle.
L’enjeu géopolitique des limites de l’Europe demeure pour la Turquie et l’Ukraine.

L’Europe que nous considérons comme une aire de société ou de civilisation, se constitue lentement à partir du monde méditerranéen, une histoire de douze siècles.
La diffusion du monde méditerranéen par le Nord s’effectue avec le défrichement.
Dès la période carolingienne, on peut parler d’Europe. Cette notion repose sur la densification de population entre Loire et Rhin, par adaptation au milieu tempéré de culture méditerranéenne (le blé surtout). Les progrès agricoles génèrent de fortes densités. Un noyau se détache du monde méditerranéen.

Cette Europe se diffuse aussi à partir de monuments typiquement européens : le roman, le gothique, le baroque.
L’Europe est un monde en expansion. L’aspect géohistorique fondamental, à partir de la fragmentation de l’Empire carolingien, se traduit par la mise en place simultanément d’un monde polycentrique avec plusieurs noyaux, qui peuvent eux-mêmes se démultiplier, impossible dans un empire en continuité territoriale. La fragmentation s’avère manifeste dès le Xe et le XIe siècle.
L’Europe médiévale s’est étendue vers le Nord, vers l’Est et vers le Sud (Reconquista). L’Europe continuera à s’étendre en outre-mer à partir de 1492. Une Europe dite westphalienne va se constituer, c’est-à-dire de pluralité étatique.

L’Europe a construit le monde

Sylvain Kahn prend la parole et pose une problématique :

Comment passe-t-on de cette Europe, espace civilisationnel ou culturel qui fait société, par-delà ou en-deçà de la fragmentation politique, à une Europe qui est devenue un territoire politique ?

On part de l’Europe westphalienne (carte de l’Europe dessinée par le traité de Westphalie), qui annonce les États-nations, et la naissance de l’État moderne. Les structures étatiques, telles que nous les connaissons aujourd’hui, sont les héritières de cette époque.
En prenant comme critère la stabilité des frontières (à l’exception d’une période de 75 ans de fusion avec le royaume d’Espagne), le Portugal est sans doute le pays, l’État-nation, le plus ancien.

Christian Grataloup intervient pour préciser que l’histoire européenne présente deux temps forts :
– Le Printemps des peuples crée des frontières, des barrières, caractérisé globalement par une fragmentation et des constructions nationales (nationalisme).
– La Révolution industrielle réduit les distances, crée du lien et du supranational.
On observe donc une tension entre les deux : « l’international » dans un cas, « le mondial » dans l’autre. Ce modèle « international-mondial » a été projeté par l’Europe sur le monde actuel ; à la fois un espace mondial produit par une mondialisation permanente et un espace international avec l’organisation de 193 États de l’ONU.
Cette tension entre ces deux modes de structure et d’organisation de l’espace est bien née en Europe.

Sylvain Kahn reprend la parole pour évoquer le processus de création d’États-nations en Europe au milieu du XIXe siècle. Il ne concerne pourtant que 50 % des entités territoriales, à ce moment là.
Cette époque est la plus intense, en terme de construction nationale et de territoires statos-nationaux.
La Suisse est une nation plurielle. De l’autre côté du Rhin, existe des constructions de type impérial, qui assument le multiculturalisme et le multinational. Si un sentiment d’appartenance citoyen se développe, il se fait par-delà ou indépendamment du sentiment national.

A partir de 1918 et 1919 apparaît un morcellement des empires et une consolidation des États-nations.
La territorialité stato-nationale a été réellement dominante en Europe dans les années 1919-1950 (avant la CECA).
L’Union européenne est la forme politique qui permet de réconcilier les Européens avec l’ensemble de leurs héritages territoriaux.
La souveraineté européenne fonctionne par un jeu d’échelle. Les différentes cultures territoriales dialoguent entre elles, héritées des longues histoires des différents peuples européens.
Au-delà de l’Union européenne, on observe l’interdépendance des Européens dans leur diversité (voir le site Géoconfluences – article de Pascal Ogier), au moment où ils sont un peu provincialisés dans cette mondialisation (à l’origine de laquelle ils ont été).

Les Européens se trouvent aujourd’hui dans une situation où ils font cesser cette fragmentation conflictuelle, qui s’accompagne de la capacité à construire la mondialisation (sans se mettre d’accord entre eux, en se projetant de manière concurrentielle). Après avoir été l’épicentre du monde, les Européens veulent montrer qu’il est possible de s’entendre dans le cadre de l’interdépendance. Aujourd’hui une grande province mondiale, l’Europe, cherche à mettre en œuvre un nouveau vivre ensemble, malgré son passé d’États-nations violents à l’égard de ses voisins.

Christian Grataloup poursuit pour indiquer qu’on a crée une Europe maritime, une océano-Europe qui a profondément modifiée son territoire. Les Européens ont développé la route de ce qu’ils ne produisaient pas chez eux (les épices), avec la main mise sur des territoires qui ne sont pas tempérés. Colomb ne cherchait qu’une variante plus courte des routes vers les Indes. L’Europe a colonisé des terres tropicales. Le monde entier parle des langues européennes, à l’exception des sociétés qui étaient l’axe de commerce de l’ancien monde, de la Méditerranée à la mer du Japon. Ce sont des espaces où la colonisation a été plus faible ou plus tardive.

Si on veut réfléchir aux limites de l’Europe sans faire des découpages continentaux traditionnels, on peut prendre des critères d’européanité. Par exemple, en observant la carte de la peine de mort dans le monde, on pourrait dire que l’Australie et le Canada sont européens. La Russie, la Chine, le Japon, et une bonne partie de l’Afrique ne sont pas européens de ce point de vue.

Pour prolonger la présentation…

Pour Sylvain Kahn, des États-nations comme la Belgique, les Pays-Bas, le Luxembourg, la Suisse s’assument comme construction nationale intégrant la diversité. La France, l’Espagne (jusqu’en 1975), le Royaume-Uni assument la volonté de construire une nation par arasement des différences.

Christian Grataloup ajoute que la Chine est aussi un exemple d’État-nation. En reprenant la métaphore chinoise qui dit que le monde se compose de différents types de peuples, il y a « 2 500 ans de cuisson ». Au-delà du monde sinisé (qui respecte les mêmes mythes, les mêmes mœurs…), les barbares « cuits » sont ceux qui sont intégrés au monde chinois, autrement dit tous ceux qui sont en train de devenir chinois.

Selon Sylvain Kahn, le programme du parti politique chinois, « le rêve chinois », ambitionne qu’en 2049 (année du centenaire de la Chine communiste) la Chine sera la première puissance mondiale, s’appuyant sur un projet de mondialisation déoccidentalisée.
Les Européens sont confrontés à ce rêve chinois, à ce projet idéologique, économique et politique, au risque d’être une province dans la mondialisation à la chinoise.

Christian Grataloup pense qu’il existe deux façons de se projeter dans l’avenir :
– Un projet à l’ancienne, composé d’un centre dominant et de périphéries dominées, selon un modèle impérial, jadis européen, aujourd’hui encore largement étasunien, et plus tard peut-être chinois.
– Une autre solution est d’établir un jeu confédéral local. On crée des unions locales, pour dépasser les blocages de l’international, la domination impériale n’étant pas la meilleure solution.

Pour Sylvain Kahn, si l’Europe était moins frileuse, on lui reprocherait un soupçon d’impérialisme ou de néocolonialisme. C’est le cas pour la question des changements climatiques, où les Européens se sont positionnés comme l’avant-garde de la conscience climatique mondiale. Les dirigeants chinois ont montré des réticentes face aux efforts demandés, car les révolutions industrielles passées qui génèrent les problèmes actuels sont indissociables de la prédation des ressources opérés par les Européens.
L’Europe est un projet politique consistant à créer une entité territoriale dans laquelle se retrouve un certain nombre de peuples, d’États-nations qui partage des valeurs et un projet commun, au-delà de leurs différences et de leur pluralité.
Il n’y a pas de raison de réduire ce projet européen à l’espace de la tectonique des plaques. Les limites de l’Europe ne sont finalement qu’une convention.

Christian Grataloup estime que les Européens ont construit un accord entre une indépendance de l’individu et une articulation avec le collectif (la plupart des sociétés européennes sont sociales-démocrates). Mais on ne sait pas vendre à nous même l’européanité, et être fier d’être européen.

Pour conclure, Sylvain Kahn estime que ce projet est dialectique, puisqu’il est en débat et en tension au sein même de l’Europe. Ce projet politique, issu des Lumières, définit l’Europe et exprime la volonté de vivre ensemble.

Eric Joly et Christine Valdois, pour les Clionautes