2023, l’année du centenaire de la fondation de la République de Turquie est marquée par des échéances majeures. La victoire de Recep Tayyip Erdogan et de l’alliance qu’il dirigeait aux présidentielles et législatives du mois de mai ont confirmé des tendances lourdes de la vie politique en Turquie. Comment le pays va-t-il se projeter vers l’avenir ? Comment les évolutions sur la scène politique intérieure vont-elles se décliner ? Comment les axes de sa politique extérieure vont-ils se concrétiser ?

La Turquie vient de connaitre une année mouvementée entre les élections électorales, le tremblement de terre en février 2023 et les différentes crises internationales lié à la position géographique du pays. En étant la deuxième puissance armée de l’OTAN, les intervenants ont pu alors questionner les relations qu’entretient la Turquie avec les pays du monde et comment le pays allie ses politiques étrangères avec ses politiques internes.

Bayram Balci est chercheur au CERI/Sciences Po Paris, habilité à diriger des recherches et à travailler sur les questions politiques et religieuses dans l’espace turc – Turquie, Caucase et Asie centrale. Il a été, entre 2017 et 2022, directeur de l’Institut français d’Études anatoliennes à Istanbul. Il a récemment co-édité, avec Nicolas Monceau l’ouvrage Turkey, Russia and Iran in the Middle East. Establishing a New Regional Order (Palgrave, 2021), qui traite du rôle respectif et des interactions de trois puissances régionales dans le conflit syrien et les mutations récentes du Moyen-Orient.

Didier Billion est directeur adjoint de l’IRIS, spécialiste de la Turquie et du Moyen-Orient. Auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur les problématiques régionales, il a également rédigé de multiples études et notes de consultance pour des institutions françaises et entreprises agissant au Moyen-Orient. Parmi ses dernières publications figurent notamment Géopolitique des mondes arabes (Eyrolles, 2021, 2e édition) et La Turquie, un partenaire incontournable (Eyrolles, 2021).

Sümbül Kaya est chercheuse à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM). Docteure en science politique, elle a soutenu en novembre 2013 une thèse intitulée « La production militaire du citoyen. Sociologie politique de la conscription en Turquie ».
Elle travaille sur l’armée et la justice en Turquie. Jusqu’en août 2021, elle était pensionnaire scientifique et responsable du pôle des études contemporaines de l’Institut français d’Études anatoliennes à Istanbul. Elle est co-autrice de L’épreuve des discriminations dans les quartiers populaires (PUF, 2021).

Marianne Meunier est journaliste à La Croix et couvre la littérature étrangère et les questions internationales au service Culture après avoir été en charge du Moyen-Orient au service Monde.

Sami Ramdani est enseignant-chercheur en géopolitique de l’énergie et des matières premières à l’IRIS. Il est responsable de la formation courte « Enjeux géostratégiques de l’énergie » dispensée par IRIS Sup’.Il est doctorant à l’Institut français de géopolitique (IFG) de l’Université Paris 8. Ses travaux portent principalement sur les dynamiques géopolitiques de l’approvisionnement gazier européen. En 2019, il a notamment été chercheur invité pendant six mois au Centre d’excellence OTAN pour la sécurité énergétique à Vilnius.

Une réélection surprise ?

Pour Didier Billion, ces élections marquent une forme de surprise. Le président sortant, R.T. Erdogan, sort victorieux de ces élections, bien que les sondages avaient prédit sa défaite. Aux législatives, son parti atteint la majorité absolue dès le premier tour. Contrairement aux élections précédentes, Erdogan doit passer par le second tour pour être élu. Cependant, ces sondages ne sont factuellement pas faux. En effet, D. Billion insiste sur l’impact des taux d’inflation extrêmement élevés, de la violence du séisme mais aussi de la diminution des libertés ; facteurs qui auraient alors pu être à l’origine de la chute de Erdogan.

Ces élections montrent alors une polarisation de la vie politique, une polarisation de la société, mais est aussi le reflet d’une situation économique plutôt bonne, avec une augmentation du niveau de vie. Cela permet également d’affirmer que la Turquie n’est pas une dictature puisqu’une grande partie des régions dynamiques du pays, soit un peu plus de la moitié des plus grandes villes, ont voté pour l’opposition. R.T. Erdogan se lance alors dans une nouvelle campagne : celle de reconquérir les villes, sans assouplissement de sa politique.

La question et la place des Turcs en France, et de l’image de Erdogan en France

Depuis, 2014, les Turcs en France peuvent voter depuis la France ; ces électeurs sont issus d’une vague de migration, des années 1960s, de travailleurs provenant de régions rurales plutôt conservatrices. Marianne Meunier explique que la mobilité sociale connue en Turquie n’a alors pas forcément affecté les Turcs en France, ce qui fait qu’Erdogan remporte la majorité des voix de ces votants. La prise de conscience de ce « gisement d’électeurs » pousse R.T. Erdogan à mener des campagnes en dehors de la Turquie et renforce ce conservatisme turc en France. A l’étranger, c’est un homme politique fort qui parvient à imposer ces politiques et qui sait représenter la Turquie.

Les conséquences de ces élections

Pour Sümbül Kaya, ces élections ont permis à R.T. Erdogan de renforcer sa légitimité, mais aussi la poursuite d’une politique où le Hard Power est central. Les politiques étrangères menées par la Turquie entrent dans une nouvelle ère et ont pour but de servir ces propres intérêts nationaux et son autonomie. Le dossier Syrien est au cœur de la politique turque, puisqu’il est considéré comme un dossier intérieur en raison du nombre de ressortissent Syriens en Turquie.

Cette nouvelle ère de la politique étrangère turcs marque aussi la multiplication des partenaires et des alliances, ainsi que la normalisation des relations avec certains pays comme l’Egypte, l’Arabie Saoudite ou encore les Emirates Arabes Unis. Ces élections marquent un renforcement du hard power turc mais aussi des politiques étrangères en vue de devenir un acteur majeur sur la scène internationale, tout en assurant ses intérêts nationaux.

L’expansion de l’influence turque en Asie centrale

Selon Bayram Balci, la Turquie a pour ambition de créer en Asie centrale un espace turcophone. Pour cela, le pays use massivement de son soft power et passe par la culture, les films, l’éducation avec la volonté de créer une véritable communauté a travers la turcophonie, la religion et la culture.

Mais elle doit composer avec d’autres acteurs majeurs sur ces territoires : la Chine et la Russie. La Turquie se doit alors de développer ces liens avec ces deux pays en se rapprochant également de l’Ouzbékistan. La Turquie est alors assez active sur la scène internationale et sur les territoires où les puissances traditionnelles n’ont plus le monopole de l’influence.

La question kurde est le défi numéro 1 de la Turquie

Pour rappel, 20% des citoyens turques sont kurdes. On comprend alors que la gestion de ce conflit en devient encore plus difficile. Ce conflit est à l’origine de nombreux déplacements de population ainsi que de nombreux morts, et pose alors des questions sécuritaires; notamment face au PKK, considéré comme un groupe terroriste Kurde. Ce conflit a fait l’objet de plusieurs négociations qui n’ont abouti à rien. Didier Billon rappelle ainsi que les conflits ne pourront être résolu sans négociations. Cependant, l’affirmation sur la scène internationale de la Turquie ne favorise pas l’émergence de nouvelle négociation. Le renforcement des racines nationaliste se fait alors au détriment de la population kurde.

Les tensions entre la France et la Turquie

Les relations conflictuelles qu’entretiennent la France et la Turquie sont lié à différents évènements qui dégradent leurs liens. Marianne Meunier en relève d’ailleurs certains comme l’accrochage au large de la Lybie entre les marines des deux pays ; mais aussi le discours sur la liberté tenu par E. Macron après l’assassinat de Samuel Patti. Celui-ci  a valu au président français l’émission de doute concernent sa santé mentale par R.T. Erdogan ainsi qu’un boycott des produits français. Le mois de juillet a également été marqué par des émeutes en France qui ont poussé R.T. Erdogan à placer ces émeutes sur le compte du passé colonial et du racisme systémique français.

De plus, une des causes profondes qui expliquerait le ressentiment de la Turquie envers la France, serait son soutien accordé aux forces syriennes. La France serait alors un acteur dans les conflits qui existe entre les Turcs et les Kurdes, ce qui en termes de relation est rédhibitoire pour les Turcs. Pour la journaliste, c’est également l’importance du dossier du génocide arménien, et la pénalisation par la France de la négation de ce génocide.

Cette situation pèse alors beaucoup sur les peuples puisque la communauté turque en France représente 700 000 personnes.

Les relations entre la Turquie et l’OTAN

La relation entre la Turquie et l’OTAN est conflictuelle. L’importance pour la Turquie de ces intérêts nationaux peut être source de crise et d’une remise en question de la fiabilité de cette alliance. Selon Sümbül Kaya, on peut même parler de crise de confiance mutuelle qui se met en place entre la Turquie et les autres membres de l’alliance atlantique. Parfois, sur certains conflits, la Turquie décide seule prenant alors une forme d’indépendance militaire.

Cependant, la guerre en Ukraine marque un tournant dans les relations qu’entretient la Turquie avec le reste du monde. Cette guerre est une occasion de sortir de l’isolement et de s’affirmer comme un médiateur dans le conflit, un soutien pour l’Ukraine, en autorisant les navires à circuler dans le détroit du Bosphore. Ce conflit replace alors la Turquie en position de force, lui permettant de défendre ses intérêts auprès de l’OTAN et imposer sa propre grille de lecture sécuritaire. Avec son droit de véto à l’entrée ou non de certains pays dans l’OTAN, la Turquie possède un véritable pouvoir sur la scène internationale.

L’Etat se sert alors du multilatéralisme pour servir ses intérêts, notamment grâce à un nouvel espace de négociation : l’Union européenne.

La Turquie en Afrique

L’Afrique est un continent qui attire, et qui intéresse de plus en plus tous les pays émergents. La Turquie cherche à rivaliser avec la présence coloniale de certains pays comme la France.

L’arrivée au pouvoir de R.T. Erdogan relance cette stratégie et le président décide alors de développer son soft power en Afrique, grâce notamment à l’ouverture d’écoles, de centres culturels ou encore d’entreprises.

Bayram Balci montre que la Turquie use de différents moyens pour s’affirmer sur ces territoires. Le pays utilise notamment l’aspect religieux dans certains pays d’Afrique : R.T. Erdogan se présente comme le protecteur des musulmans du monde et met également en avant qu’il n’était pas colonisateur. Le président prend cette politique très au sérieux et se déplace régulièrement dans des pays d’Afrique pour tisser des relations. Cependant, la Turquie n’est pas le seul pays à convoiter ces territoires et malgré ces ambitions, les pays anciennement colonisateurs comme la France reste bien installés dans certains de ces pays.

Pour conclure : les élections de 2023 ont permis d’affirmer les politiques interne mais aussi étrangère de la Turquie qui ont pour but de favoriser les intérêts nationaux. La Turquie se doit désormais de composer avec une multiplicité d’acteurs, que se soit sur la façade atlantique mais aussi asiatique, et doit en même temps rester tourné vers l’Afrique. La Turquie tend à s’imposer sur la scène internationale, mais peut être freiné par les conflits engagé notamment face aux Kurdes mais aussi aux tensions avec la France et avec l’OTAN

Pour aller plus loin :

La Turquie ou la tentation du pouvoir en Méditerranée | ARTE – YouTube

Julie Prime classe préparatoire Saint François Xavier Vannes, pour la rédaction du compte-rendu, (les élèves de Caroline Villordin),  relecture Morgan Le Loupp