Les Rencontres Stratégiques de la Méditerranée se déroulant en plein retour du conflit israélo-palestinien, il était évident que ces journées y feraient une large place. Ce fut le cas avec la table ronde « Levant et Méditerranée orientale : nouvel espace d’expression des puissances » proposée par le directeur de La Fondation Méditerranéenne d’Études Stratégiques Pierre Razoux avec un panel de spécialistes de la région à même de nous apporter leurs commentaires éclairés : 

Nomi Bar-Yaacov est chercheuse associée dans le programme de sécurité internationale à Chatham House, experte en diplomatie et au Moyen-Orient, avocate internationale des droits de l’homme, négociatrice internationale et médiatrice avec plus de vingt ans d’expérience dans la médiation des conflits internationaux. 

Dorothée Schmid est chercheuse à l’IFRI, responsable du programme Turquie contemporaine « La Turquie en 100 questions », éditions Tallandier. et Moyen-Orient. Elle est diplômée de Sciences Po Paris, titulaire d’un DESS d’économie appliquée et d’un doctorat en sciences politiques de l’Université Paris-II Panthéon-Sorbonne. 

Marc Semo est journaliste français pour Le Monde. Auparavant, Marc Semo était chef de la rubrique Monde à Libération. Longtemps reporter en Turquie, il a une connaissance approfondie du Moyen-Orient. Depuis 2016, il travaille au Monde pour couvrir l’actualité diplomatique et, désormais, en tant que rédacteur en chef adjoint. 

Hasan Yükselen est directeur de la sécurité et des études stratégiques à l’Institut de politique étrangère d’Ankara (TFPI) en Turquie. Auparavant, il a notamment occupé le poste de conseiller du chef de la division du renseignement au quartier général de l’état- major turc de 2022 à 2023.

 

Pierre Razoux : Nos échanges ont vocation à débattre dans le respect des positions de chacun. Marc Semo, comment analysez-vous les stratégies des protagonistes Israël / Hamas ? 

Marc Semo : La stratégie israélienne ? Inexistante pour l’après. L’immédiat c’est la volonté d’anéantir le Hamas, ce qui se présente comme une opération à très haut risque. Le nombre de morts est inédit pour Gaza et la réaction des opinions publiques occidentales et de la « rue arabe » sont fortes. Par ailleurs, cette guerre est bien des égards différente des précédentes. Pourquoi ? D’abord les massacres atroces perpétrés par le Hamas, et que les Israéliens considèrent comme un pogrom nazi contre 1400 personnes. C’est la raison même de la réaction violente de Tsahal, réaction qui va inévitablement la conduire à faire des erreurs. 

Que veut le Hamas ? Durer le plus longtemps possible. Tuer des soldats et en enlever aurait été plus classique sur le plan militaire. Or le Hamas massacre et diffuse largement les images. Pourquoi ? 

Nomi Bar-Yacoov : Le  but immédiat est déjà dit. Hamas déclare que c’est un processus long qui continuera y compris la possibilité de massacres ultérieurs. Israël est clair par rapport à ses objectifs militaires. Mais entre temps ⅓ des maisons au nord de Gaza sont déjà détruites. Que va-t-il se passer ensuite ? Certainement un rôle-clé par les États arabes ? Déjà plus de 10 000 morts : la suite ne sera pas facile. 

Dorothée Schmid : Il y a eu une initiative consistant en une plateforme de paix en Méditerranée orientale juste avant le conflit. Celui-ci, mis sous le tapis, revient avec le Hamas en haut de la pile. On doit y réfléchir en temps réel tout en prenant en compte des répercussions internes dans nos sociétés. 

Pour Israël, sa sécurité a été remise en cause avec des moyens rudimentaires, non attendus. D’où la stratégie de vengeance avec des aspects de guerre sale assumés qui prévalent au Moyen-Orient où toutes les règles de la guerre sont tombées en Syrie. La 2e étape est la recomposition politique d’Israël, en comptant ses soutiens aujourd’hui : les USA et l’UE soutiennent par réflexe. Mais qui sont les vrais amis ? Les Émirats Arabes Unis sont le seul pays arabe à avoir adressé des condoléances à Israël…

Hassan Yükselen : Hamas et Israël ont en quelque sorte mal agi chacun à leur tour. Et il est difficile de comparer le nombre de morts de Gaza avec ceux d’Israël, qui cherche en bombardant Gaza et sa population civile à retrouver son prestige passablement érodé entre le gouvernement et sa population. Mais éliminer le Hamas est peu probable. Et envoyer la population palestinienne ailleurs ? On parlait peu de Gaza avant. Cela a révélé les failles réciproques et le processus de séparation entre gouvernement et populations dans les deux camps. Cependant, il faut reconnaitre que Hamas a réussi à attirer Tsahal à Gaza. 

 

PR : Quels risques d’escalade voyez-vous ?

HK : Nous voyons déjà certains signes : le Hezbollah est intervenu. L’Iran je ne pense pas. Ils font en sorte que les autres combattent. Attaques éliminées pour l’instant avec des menaces possibles sur les installations pétrolières de l’Arabie Saoudite. Mais il y aurait aussi des signes de désescalades si Netanyahu acceptait un cessez-le-feu avec le relâchement des otages. Ainsi les plus jeunes et les plus âgés – les plus vulnérables – pourraient l’être avec succès. Il est vrai aussi que les puissances régionales hésitent à s’impliquer y compris dans un sens de paix. 

NBY : factuellement on aura officiellement une pause humanitaire de 4h dès aujourd’hui. Le cessez-le-feu, c’est une question de temps ; la libération de tout ou partie des otages aurait un effet important en Israël pour l’imposer au gouvernement Netanyahu. Car je ne vois pas l’Égypte accepter une migration palestinienne vers son territoire.

HK : Je suis d’accord. 

 

PR : Et concernant la situation en Cisjordanie ? 

NBY : Tout dépend comment le gouvernement pourrait contenir les provocations des colons. Le grand rabbin d’Israël a  parlé d’une situation inacceptable. Ce n’est pas suffisant. Un certain nombre de ministres devraient être mis à pied. Tant que le gouvernement extrémiste de Netanyahu reste en place, il n’y aura pas de changements. Il faut aussi distinguer l’armée du gouvernement. L’armée est soutenue par la population. N’oublions pas que le gouvernement avait détourné des fonds publics importants pour les colonies de Cisjordanie et que cela avait été une cause importante du mécontentement et du refus des réservistes de servir. 

MS : Seul Hamas a intérêt à l’escalade militaire. Le Hezbollah sait parfaitement que le Liban n’est pas en situation de supporter un conflit qui se passerait en partie sur son sol. Les colons en Cisjordanie y pensent, encouragés par les  membres le plus extrémistes du gouvernement  israélien. Certes, les Palestiniens ne sont pas un État contrairement à Israël, dont la création est le résultat de la défection morale occidentale avec la Shoah. Mais on ne peut répéter comme un mantra qu’Israël est la seule démocratie de la région alors qu’elle va mal. Le risque principal est en Cisjordanie. Nasrallah est rationnel au delà des postures médiatiques. Seuls les « proxys » Houtis ont été autorisés à frapper et on peut d’ailleurs se poser la question de leur capacité d’autonomie vis à vis de l’Iran.

L’Iran est sur une ligne de crête, car d’un côté il a quasi réalisé ses objectifs géostratégiques dans la région et il arrive au terme de son programme nucléaire. De l’autre côté, la rhétorique révolutionnaire constante galvanise les milices chiites qu’il contrôle. À moins que la situation à Gaza s’aggrave au point que la rue arabe ne devienne incontrôlable pour les gouvernements… 

Le second risque d’escalade c’est dans nos sociétés occidentales, encore plus fragmentées par ce conflit. La manifestation prévue contre l’antisémitisme risque de tourner à la pantalonnade.

NBY : L’Occident ne peut pas permettre la recolonisation de Gaza. Le roi de Jordanie a dit publiquement que ce serait un désastre. La paroles des Occidentaux doit être plus forte contre les colons et les ministres extrémistes. Tous les États arabes me le disent. C’est une stratégie inflammatoire sur laquelle nous devons agir. C’est pareil pour les Palestiniens : le Hamas voulait casser les accords d’Abraham à tout prix. Comment Gaza devra être gouverné ? Par les Palestiniens qui auront besoin d’aide avec une coalition de la ligue arabe. L’ONU a fait ce qu’elle a pu avec un Conseil de sécurité paralysé. 

 

PR : Pensez-vous que les pays ayant normalisé leur rapport avec Israël enverraient des troupes ? 

NBY : non ce n’est pas nécessaire. Les modèles de transition existent ailleurs. L’Arabie Saoudite fera de la reconstruction. Et puis il y aura de nouvelles élections en Palestine. 

HK : je suis partiellement en accord. La reconstruction ? L’érosion du prestige du Conseil de sécurité et de l’ONU est réel après toutes les résolutions votées et restées sans effet. Il faut réactiver la reconnaissance de 2 États indépendants sur les frontières de 1967. Il ne devrait pas y avoir prédominance des radicaux religieux dans les négociations futures. 

 

PR : les accords d’Abraham sont-ils stoppés ? 

DS : les accords d’Abraham ont été présentés comme un grosse affaire de communication. Pourtant c’est une voie de sortie de l’enfermement d’Israël. Ils sont pour l’instant suspendus mais on peut penser qu’ils reprennent, au moins sur le plan économique. La sécurité actuelle d’Israël était de toute façon faillible avec un Liban exsangue et une Syrie en partie occupée, sans compter la cocotte-minute de Gaza. 

Se débarrasser de la question religieuse est impossible, si on rappelle le droit international qu’Israël doit respecter. La négociation saoudienne était conditionnée à la garantie de sécurité par les EU qui sont donc tenus de revenir dans la région. 

MS : Le conseil de sécurité est impuissant car paralysé. 

NBY : La « ligne verte » est le plan à reprendre. La colonisation de la Cisjordanie n’aurait jamais dû avoir lieu. 

 

PR : La Turquie se comporte-t-elle comme un éléphant dans un magasin de porcelaine après les déclarations très dures du président Erdogan vis à vis de l’attaque de Gaza par Israël ? Pour aller plus loin, voir cet article : https://theconversation.com/la-turquie-face-a-la-guerre-a-gaza-erdogan-sur-une-ligne-de-crete-217584?fbclid=IwAR3yR0uiC7YRUbBtdjqfo0dfnlYcCpapThPJt2GCvTQqWEOYBYlLjX-59kY

 

HK : Je m’attendais à la question ! Après la fondation de la république l’autonomie de la Turquie devenait la base doctrinale de la diplomatie turque. C’est toujours vrai aujourd’hui, que ce soit pour l’Ukraine, la mer Noire ou Gaza. Erdogan avait d’abord demandé aux parties d’agir avec contrôle, mais sans résultat. Les relations sont toujours existantes avec Israël, mais tant que Netanyahu reste au  pouvoir rien ne va changer. C’est vraiment une question de personne ! Ceci dit, on ne pourra arrêter les relation bilatérales entre nos 2 pays.

DS : d’accord, mais en 2010, les forces israéliennes ont arraisonné un bateau de secours pour Gaza en mer de Marmara. Et il y a clairement un aspect personnel d’animosité entre les dirigeants. 

Ensuite la Turquie est tiraillée régionalement entre sa volonté d’apparaître comme une puissance positive – un « entrepreneur humanitaire », tout en continuant par la voix de son Président à se proclamer verbalement comme le soutien aux Palestiniens. Mais la Turquie qui est aussi dans le camp occidental pourrait soutenir une initiative internationale, même si je pense que la vraie responsabilité va aux pays arabes. 

MS : Erdogan a été très responsable au départ, en appelant à la retenue, contrairement à la Russie et à la Chine.  Pourquoi avoir gâche cela ? On retrouve le personnage traditionnel, capable d’invectives publiques. 

HK : Erdogan s’est senti trahi par les opérations à Gaza. Qui pourrait aider les Palestiniens alors que les gouvernements arabes ne bougent pas ? 

DS : La diplomatie turque est et a toujours été brillante, y compris quand elle tance les États-Unis. Mais elle doit se placer pour travailler avec les Arabes sur ce dossier. 

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Questions du publicLes Rencontres utilisent un dispositif appelé SLIDO permettant au public d’interagir avec des questions tout au long des conférences. Pierre Razoux en fait la synthèse pour nos intervenants. :

PR : Poutine adopte un ton très dur. Le Hamas est-il infiltré par les Russes ? Enfin, quel rôle pour l’UE ? 

MS : on voit que Poutine joue un rôle trouble. Que s’est-il passé sur l’aéroport du Dagestan ? Il n’y a jamais eu de pogroms dans le Caucase, donc on peut penser à une manipulation du Kremlin. Tout cela ressemble fort à ce qui se pratiquait à l’époque de la diplomatie soviétique. Sergueï Lavrov a récemment déclaré à une chaîne italienne que si « Zelensky fait valoir cet argument : comment le nazisme peut-il être présent [en Ukraine] s’il est lui-même juif. Je peux me tromper, mais Hitler avait aussi du sang juif https://www.france24.com/fr/europe/20220502-hitler-aussi-avait-du-sang-juif-la-sortie-de-sergueï-lavrov-qui-fait-bondir-israël-et-kiev ». Israël de sont côté s’est bien gardé de prendre parti sur la guerre en Ukraine, pas plus que sur le Haut Karabakh d’ailleurs.

Sur l’UE, principal donateur d’aide financière aux Palestiniens et principal partenaire commercial d’Israël, que peut-elle faire ? Il n’y aura pas d’entente a minima tant les histoires personnelles de chaque pays quand au judaïsme sont si différentes. 

NBY : Moins on va s’intéresser à l’Ukraine, mieux c’est pour Poutine. C’est inquiétant mais très clair. Autre donnée : 20% des Israéliens ont des origines russes…

Quant à l’UE, pas de consensus. Seule une « diplomatie souterraine » pourrait être utile.  

HK : Le président Erdogan attend le bon moment pour agir. Il faut d’abord observer et attendre. Comme il le fait avec l’Ukraine, il pourra être dans un rôle impartial. Attention également à la Chine : elle scrute ce qui se passe. Elle est pour la création d’un État palestinien tout en contrant la présence occidentale. Elle ne fera rien d’elle-même mais attendra le bon moment. Tout dépend si la Chine veut prendre ses responsabilités, pour peser dans les relations internationales. 

DS : le Quartet avait longtemps cherché des solutions. Aujourd’hui, la Russie a une préoccupation pétrolière à cause de la guerre en Ukraine. D’où une position pro-arabe et par conséquence pro-palestinienne. On n’aura pas d’accord avec la Russie sur ce sujet. Il faut parler avec la Chine, qui veut prendre ses responsabilités au Proche et Moyen Orient, y compris sur la question palestinienne. 

Sur l’UE, on peut parler d’une dépression forte de sa diplomatie palestinienne depuis l’accord d’association relatif aux échanges et à la coopération signé en 1997 et le mitage de la Cisjordanie par les colons extrémistes. On sait que l’UE ne sera pas unie mais elle pourrait au moins apporter son expertise de négociatrice…

 

PR : oui ou non, ce qui s’est passé au mois d’août, c’est à dire l’élargissement des Brics à l’Iran, l’Égypte, l’Arabie Saoudite, l’Éthiopie ou encore les Émirats, est-ce un game changer pour la région ? Ce processus peut-il être remis en cause par la guerre à Gaza ?

DS : yes, no

MS : non, oui

NBY : …? C’est trop compliqué de répondre !

HK : yes, …? 

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Ainsi s’achève cette table ronde passionnante qui a permis de faire un large tour d’horizon des enjeux posés par l’actuel guerre à Gaza.