La notion de sobriété énergétique est longtemps restée impensée et indéfinie. Il n’existe aucun instrument pour la sobriété dans l’OCDE, et la France est le seul pays occidental à réfléchir à la notion.

Avec : G. Gressani (philosophe – directeur du « Grand continent ») / E. Hache (directeur de recherche à l’IRIS – « revue géopolitiques de la société ») / Y. Saheb (chercheur à Sciences-Po – participation au GIEC) / A. Stéphant (géologue minier – Systex)

La sobriété énergétique, un terme à penser et à définir

D’abord parce qu’il s’agit d’une notion difficile à définir. Ainsi que l’expose le philosophe G. Gressani, le terme de sobriété possède deux étymologies différentes qui rendent la notion ambiguë. La première étymologie de sobriété, latine, est sin ibrius, ce qui signifie « sans ivresse ». La seconde étymologie, grecque, traduit plutôt la notion comme « ne pas être fou, avoir une juste modération ». La définition de la sobriété énergétique est donc sujet à débats.

Toutefois, Y. Saheb, chercheuse à Sciences-Po et membre du GIEC, est parvenue à inscrire et définir la sobriété énergétique dans le 6e rapport du GIEC en ces termes : « pratiques et habitudes quotidiennes qui permettent de diminuer la demande d’énergie afin de réduire l’impact environnemental ». C’est la question des limites, penser un « contrat social vert ».

Ensuite parce que la sobriété n’est pas spontanée. Ni pour le gouvernement, ni pour les citoyens. Vouloir la sobriété, c’est donc faire un effort pour la sobriété,  de campagnes informationnelles, de hausse des prix de l’énergie…

Pourquoi donc commencer à parler de sobriété énergétique maintenant ? Quels avantages à la sobriété ?

Dans le contexte climatique mondial, il apparait de plus en plus urgent de considérer une « transition énergétique ». Or la sobriété énergétique, c’est avant tout un levier pour la « transition énergétique ». En effet, la « transition énergétique » telle qu’elle est envisagée aujourd’hui, c’est-à-dire dépourvue de l’idée de sobriété, s’apparente plus à un changement de dépendance qu’à une réduction de la dépendance. Son effet est donc limité. La sobriété repousse cette limite. En réduisant les dépendances, elle garantit non seulement un climat sain et attractif au territoire, mais aussi et surout une certaine autonomie sur le plan internationale. La sobriété peut alors être envisagée comme un instrument politique et stratégique. Un exemple éloquent est un slogan ukrainien utilisé dans la guerre avec la Russie : « isoler sa maison, c’est isoler Poutine ».

La dépendance minérale internationale

La dépendance aux minéraux est accentuée par deux facteurs. Le modèle économique fondé sur la croissance, et la « très mal nommée transition énergétique ».

En effet, l’idéologie de la croissance encourage la consommation, la compétitivité, et accentue ainsi la dépendance humaine aux minéraux. Pour produire plus, les hommes ont accrus leur dépendance à certains minéraux ; pour produire mieux, plus compétitif (plus petit, plus efficace), ils ont créé des dépendances qui n’existaient pas auparavant.

D’autre part, la « transition énergétique » que les intervenants résument comme le simple passage d’une dépendance à une autre, est de fait le passage de la dépendance aux énergies fossiles à la dépendance à l’énergie électrique. Or, fonctionner à l’énergie électrique, très demandeuse en minéraux (pour les batteries au lithium par exemple), c’est encore accentuer la dépendance humaine aux minéraux. La « transition énergétique » est donc un multiplicateur de la demande en minéraux.

Si les hommes ont toujours extrait des métaux pour produire, on constate donc que leur demande en métaux n’a cessé de croitre dans les dernières décennies.

L’impact environnemental de cette dépendance minérale internationale est « alarmant » pour A. Stéphant, et d’autant plus alarmant que la teneur en minéraux des sols diminue avec le temps. Il est alors nécessaire d’exploiter plus pour récupérer la même quantité de métal qu’avant.

Pour A. Stéphant, « le modèle n’est pas soutenable ». Le changer, c’est changer la « cartographie de la dépendance ». La transition doit être envisagée comme une réduction de la demande (la sobriété) que comme un passage d’une dépendance à une autre. Il s’agit pour la géologue du « seul moyen d’aller moins vite dans le mur ».

La question de la réduction de la demande

Aujourd’hui en France, il est pour Y. Saheb « quasiment impossible de réussir à vivre et à élever un enfant de manière sobre ».

Pourquoi ? Simplement parce que, selon Y. Saheb, la question de la réduction de la demande, c’est-à-dire de la sobriété, n’est pas réellement posée. Elle commente : « on dit que ça rentre dans les accords de Paris… Alors que bon… ». La réduction de la demande est évoquée en ce qui concerne les sources d’énergies fossiles, mais pas en ce qui concerne les minéraux. En réalité, la consommation de minéraux estimée dans les trois années à venir semble même gargantuesque, puisqu’elle dépasserait la consommation de minéraux décomptée depuis l’Antiquité.

Pour Y. Saheb et E. Hache, les pays européens discutent de la transition énergétique, mais ils ne la regardent pas en face : « On invente des lois pour nous permettre de faire ce qu’on a envie de faire », dénonce Y. Saheb. Par exemple, tous les calculs d’émission sont basés sur les émissions sur le territoire, sans prendre en compte les émissions indirectes, les émissions dans d’autres pays. Le bilan des émissions européennes apparait donc bien moins important qu’il ne l’est en réalité, et les scénarios mondiaux considérés comme compatibles avec les accords de Paris ne le sont pas. De fait, l’objectif de neutralité carbone se résume à une exportation de la production de carbone ailleurs, que Y. Saheb condamne : « Si on peut coloniser des territoires, on ne peut pas coloniser l’atmosphère. Cela reviendrait à tuer toute forme de vie dans les pays du Sud. ».

La transition énergétique ne peut se résumer à un changement de dépendance

Elle passera par de la sobriété, c’est-à-dire par un changement de comportement, par une réduction de la demande. Cet effort vu comme un effort de « privation », est contre-intuitif dans le modèle capitaliste. Il n’est donc pas envisagé sérieusement par les gouvernements, qui préfèrent le penser la transition énergétique en d’autres termes. Toutefois pour E. Hache, la sobriété ne peut être substituée ni par de la technologie, ni par de l’économie.  La norme de la consommation doit être repensée en une « norme de suffisance », dans un contexte de limites planétaires.

E. Hache cite Gandhi : il nous faut apprendre à « vivre simplement pour que tout le monde puisse vivre simplement ». Cela passe par un changement dans la norme de la demande, évidemment, mais aussi un changement dans la norme l’offre, qui doit notamment supprimer le « marketing du désir » (en 2020 : 60% des – de 25 ans ont changé de téléphone alors que l’ancien était encore fonctionnel), et nuancer la promotion des produits d’ « éco-conception ». En effet, ainsi que le souligne E. Hache : « La sobriété ce n’est pas que consommer « éco… » ou « green… ». Consommer de l’éco-conception, cela reste consommer. Ce qu’il faut, c’est bien reconsidérer les besoins. ». Construire en écoconstruction est intéressant, mais s’interroger sur la taille des logements est prioritaire !

Y. Saheb conclut en ces mots : « On ne peut pas tricher avec l’atmosphère, on ne triche qu’avec nous-même. ».

S’engager pour la sobriété

Il est difficile de devenir sobre dans le modèle politique, économique et social actuel, pour toutes les raisons évoquées précédemment. Or la sobriété est nécessaire, au regard des limites planétaires aujourd’hui faciles à percevoir.

S’engager pour la sobriété, s’engager pour un modèle dans lequel la sobriété est possible est donc une nécessité pour les quatre intervenants.

Pour Y. Saheb, l’Europe est « le seul espoir ». Constatant que l’électorat négationniste se mobilise dans l’Europe, tandis que l’électorat de la sobriété peine à se faire entendre, elle appelle à une mobilisation renforcée de l’électorat de la sobriété pour les élections européennes.

Pour aller plus loin :

La sobriété énergétique est-elle atteignable ? – YouTube

Défi énergétique, le choix de la sobriété – YouTube

Maëla Le Mignon, classe préparatoire Saint François-Xavier Vannes pour la rédaction du compte-rendu, (les élèves de Caroline Villordin),  relecture Morgan Le Loupp