Table ronde, carte blanche à RetroNews, le site de presse de la Bnf

La question des archives est au cœur de la table ronde. La presse, bien sûr, mais pas seulement. Pourquoi et comment les ouvriers vont utiliser ce médias ? Il faut préalablement noter qu’aucune synthèse de cette question n’est faite à l’échelle mondiale.

Intervenants

  • Michel CORDILLOT, professeur émérite de l’Université Paris 8 Vincennes-Saint- Denis et coordinateur d’ouvrages aux éditions de l’Atelier, notamment son travail sur la commune.
  • Jeanne MOISAND, maîtresse de conférences à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne,
  • Étienne MANCHETTE, responsable Contenus RetroNews à la BnF,
  • Quentin DELUERMOZ, professeur d’histoire à l’Université de Paris,
  • François JARRIGE, maître de conférences à l’Université de Bourgogne.

François JARRIGE, sur le journal l’Atelier.

Au moment 1830-1840, on assiste à la fois à l’essor de la presse et à l’essor de la classe ouvrière. Ils veulent parler eux mêmes et non parler à travers les bourgeoisies. Le journal l’Atelier (1840-1850) répond à ce besoin. Ce n’est pas le 1er journal ouvrier. Il s’inscrit dans la filiation des journaux d’ouvriers à la suite de la révolution de juillet : l’artisan, l’écho de la Fabrique à Lyon (cf Ludovic Frobert, Les Canuts ou la démocratie turbulente, 1831-1834, 2017), …

En septembre 1840, la naissance du journal l’Atelier par 150 travailleurs d’horizons divers est à replacer dans le contexte des échecs des grandes grèves de l’été… Prendre la parole est une manière de continuer la lutte. C’est un substitut à la grève. 1840, c’est aussi l’année de la publication des écrits de Proudhon, de Blanqui, mais aussi des enquêtes sociales faites par des bourgeois avec un regard misérabiliste, que les ouvriers rejettent.

Parmi les 17 rédacteurs les plus importants, on trouve des ouvriers qualifiés, notamment des ouvriers typographes. Ce journal montre aussi l’importance de la culture lettrée chez les ouvriers. L’alphabétisme a fait des progrès. Parfois aussi, un ouvrier lit le journal pour les autres pendant que les autres travaillent. Ce journal tire à 2000ex max… mais avec ces modes de lecture collectives, on a du mal à saisir l’ampleur de l’audience. On sait aussi que ce journal est retrouvé dans des ateliers hors de Paris, et certains bourgeois étaient même abonnés.

Son contenu est apprécié diversement. Il est donc capable d’être impertinent, polémique envers les icariens communistes et le journal Le Populaire de M Cabet… En 1844, il est poursuivi en justice et acquitté. Mais d’autres lui reprochent d’être trop sage… et même moralisateur chrétien. Il connait un apogée en 1848… devient même hebdomadaire pendant quelques mois et disparaît en 1850.

Jeanne MOISAND sur les journaux espagnols, années 1870.

Après la première Internationale ouvrière en 1864, le langage de classe se diffuse dans les discours ouvriers. En 1868, la « Gloriosa », est une révolution qui met finalement en place la République en métropole et dans les colonies, notamment à Cuba ou commence la guerre d’indépendance. En Espagne le nombre de journaux explosent : la plupart des journaux républicains se dirigent vers un public populaire, sauf les plus libéraux. El Condenado, par exemple est fondé en 1872 par la section madrilène de l’Internationale ouvrière mais sa diffusion est modeste.

La presse à Cuba est encore plus dynamique dans les années 60, notamment dans le milieu des ouvriers du tabac. Milieu composite vu qu’on y trouve des Blancs libres, des Chinois et des esclaves noirs. C’est donc un exemple de journal « interracial ». Il ne dure que de 1865 à 1867… mais avec le déclenchement de la guerre d’indépendance, ce milieu ouvrier se délite car il subit une répression très sévère de la part du pouvoir central. Des migrants fondent à Key West, El Republicano. Moisand note aussi la faible qualité de la conservation de cette presse ouvrière qui rend la parole ouvrière encore plus effacée pour l’Historien.

Quentin Deluermoz : sur la diffusion des événements de la Commune.

Au sujet de la commune, on voit que l’étude des circulations transnationales permet de replacer la Commune dans un contexte plus large, notamment avec l’Histoire de Cuba. Pendant la Commune, de nombreux placards et feuilles paraissent, restituant la parole ouvrière. La presse n’est donc qu’une des modalité de ce discours. D’ailleurs, la parole des ouvriers est portée par des ouvriers mais pas seulement. La Commune de Thiers commence quand les autorités de la ville saisissent le Cri du Peuple lyonnais que les ouvriers de Thiers voulaient lire.

Les années 70 ne sont pas les mêmes que celles des années 40. Le câble télégraphique permet de faire circuler l’information en temps quasi réel. Les événements de la Commune sont suivis minute par minute aux États-Unis. Les agences de presse sont déjà en action. La Commune est un véritable phénomène médiatique, est ce, dès le 17 mars : il ne s’agit pas que de la médiatisation de la semaine sanglante. Deluermoz a aussi enquêté sur le Mexique, à partir d’archives conservées en Allemagne. L’ensemble de la presse suit le déroulement de la Commune, jour après jour, via des flux d’informations qui passent par les Etats-Unis. Il existe donc avec un décalage court (via le câble transatlantique) ou beaucoup plus long avec le récit des correspondants qui transite par bateau. El socialista ne commence à parler de la Commune qu’en Aout. C’est un journal ouvrier qui parle aux ouvriers. Ils trouve les idées des communards très justes… mais ils vont trop loin dans la violence. L’intérêt pour la Commune permet aussi de diffuser le programme de l’International Ouvrière d’abord par la presse conservatrice qui la critique vertement, puis par la presse ouvrière.

Michel CORDILLOT sur l’Union des Travailleurs

Edité entre 1901 et 1916, c’est un journal en langue française qui imprime en Pennsylvanie. Il s’inscrit dans la tradition des journaux des exilés politique après le coup d’Etat de Napoléon III. Louis Goaziou, ancien mineur de fond, dirige le journal. Il passe rapidement du militantisme débrouillard au professionnalisme. L’imprimerie fonctionnera d’ailleurs jusqu’en 2003. Le journal est très apprécié par la communauté française : 1500 à 2000 familles sont abonnées. Les numéros sont ensuite passés à d’autres familles. On estime que chaque exemplaire est lu par environ 10 personnes. Le journal est très militant… mais ses lecteurs ne sont pas tous des « rouges ». Il veut jouer un rôle d’émancipation ouvrière, d’informations et de lien social.

Emancipation ouvrière : Il est très attentif à la situation en France, mais aussi en Belgique et au Québec. Entre ¼ et 1/3 du contenu est consacré aux événements sociaux dans le monde.

Organe d’information générale : il transmet des informations pour les mineurs et les verriers : conditions de travail, salaire, politique répressive… Goaziou, autodidacte veut aussi aider les lecteurs à s’éduquer notamment avec la rubrique « notre université populaire », écrit par un universitaire belge, une page spéciale pour les femmes, et un feuilleton pour garantir la fidélité des lecteurs.

Un rôle de cercle de sociabilité car les lecteurs n’hésitent pas à écrire au journal, qui les imprime dans les « tribune libres » ou « correspondance ». Sans l’aide de ses lecteurs, il n’aurait pas tenu longtemps. Les difficultés financières sont récurrentes … les lecteurs organisent des fêtes, des tombolas, … pour soutenir le journal. L’imprimerie est une destination de visite en famille avec une souscription volontaire. Les lecteurs associent le journal à tous les moments de leur vie ; une collecte a lieu à chaque naissance, mariage et décès. Le journal se fait l’écho de ces événements privés.