Si le sujet de cette table ronde n’est pas directement lié à « La mer », il entre fortement en résonance avec la crise actuelle  des réfugiés en Méditerranée qui tentent, par tous les moyens de rejoindre les côtes de l’Europe. Le sujet des réfugiés divise profondément l’opinion publique et occupe une place médiatique importante et ceci n’est pas nouveau,  comme nous le verrons plus loin, au travers de trois cas  historiques. Suivant l’ordre chronologique, la modératrice Claire Blandin donne successivement et équitablement la parole aux trois intervenants. Au fil des conflits, les populations migrantes et réfugiées occupent une place importante dans l’espace public et les débats politiques. Depuis la période moderne, les chroniques, journaux, revues puis émissions s’intéressent à la circulation des femmes et des hommes. Cette table ronde souhaite présenter l’actualité historiographique des représentations de ces circulations entre les frontières. Il s’agit d’interroger la question des images médiatiques des réfugiés à travers des conflits et des aires géographiques variées.

Un enregistrement sonore de la table ronde est disponible. 

Intervenants

  • Marion Brétéché, maîtresse de conférences en histoire moderne à l’Université d’Orléans.
  • Caroline Moine, professeure en histoire contemporaine à l’Université de Versailles.
  • François Robinet, Maître de conférences à l’Université de Versailles.

La table ronde est animée et modérée par Claire Blandin, professeure  à l’Université de la Sorbonne.

La table ronde est proposée par la Société pour l’histoire des médias (SPHM) qui publie la revue « Le Temps des Médias ».


Quels réfugiés à l’époque moderne? ( Marion Brétéché)

En préambule, Marion Brétéché rappelle que les réfugiés sont nombreux à l’Époque moderne, et cela dès 1492 avec l’expulsion de Juifs d’Espagne. Les réfugiés sont donc essentiellement des minorités religieuses : Juifs puis Morisques en Espagne ; protestants de France.

Les Protestants pourchassés sont essentiellement les Huguenots, dont on peut distinguer deux moments d’exil : le « premier refuge » pendant les guerres de religion, entre 1560 et 1572 ; et surtout le « deuxième refuge », conséquence de la révocation de l’édit de Nantes, en 1585, qui provoque l’exil d’environ 150.000 Protestants, principalement vers l’Angleterre, l’Allemagne et la Hollande.

Les réfugiés protestants apparaissent parfois dans les premiers journaux français du 17è siècle mais on ne peut parler de sujet médiatique. L’expérience de l’exil est relatée plutôt dans des mémoires personnelles, telles les mémoires d’Anne-Marguerite du Noyer, publiées en Hollande, où elle avait trouvé refuge.

À la fin du siècle, les Protestants français apparaissent comme un groupe politique en soutenant la cause de Guillaume d’Orange, lors de la révolution anglaise de 1688.

Après 1785, ils profitent de la liberté et du grand dynamisme de la librairie hollandaise. On les retrouve nombreux comme journalistes et rédacteurs des journaux publiés en langue française et qui sont ensuite diffusés sous le manteau dans le Royaume de France. Ils jouent un rôle essentiel dans la rédaction d’une  nouvelle formule de journaux :  les « Mercures de Hollande ». Ces journaux mensuels d’une centaine de pages regroupent des articles d’analyse et d’opinion, avec l’ambition de fournir aux lecteurs de la matière à réflexion. La ligne éditoriale est évidemment très hostile à Louis XIV.

La Hollande constitue donc, à la fin du règne de Louis XIV, un refuge intellectuel et politique pour les Protestants français. Refuge à partir duquel ils peuvent développer, dans une atmosphère de liberté, une critique sévère de l’Absolutisme.

Exilés chiliens et médiatisation après le coup d’état du 11 septembre 1973 (Caroline Moine)

En introduction, Caroline Moine rappelle que le coup d’état militaire du 11 septembre 1973, qui mit fin au gouvernement de l’Unité populaire dirigé par Salvador Allende, fut largement médiatisé. Les images du bombardement du palais présidentiel de la Moneda, celles  d’une ville en état de siège et  celles, quelques jours  plus tard,  du stade national transformé en camp de concentration, firent le tour du monde. Ce sont ces images qui vont accompagner les chiliens et les chiliennes dans le(s) pays de leur exil.

Les réfugiés sont d’abord des exilés politiques, membres des partis de l’Unité Populaire, militants syndicaux, militants de gauche ou d’extrême-gauche. Beaucoup se réfugient dans les ambassades avant de réussir à fuir à l’étranger, soit dans les pays occidentaux, soit dans les pays de l’Est. Avec leurs familles, on estime que près d’un million de chiliens auraient  quitté leur pays à partir de septembre 1973.

Ce qui distingue la médiatisation du coup d’état et  des réalités de la dictature de Pinochet, c’est la part très active prise par les réfugiés chiliens pour faire connaître ce qui se passe dans leur pays.  Beaucoup de ces  réfugiés arrivent avec une culture politique solide et une longue expérience du militantisme qu’ils vont mettre à profit  pendant l’exil,  afin de  combattre la dictature de Pinochet.

Tous les médias sont utilisés : presse, bulletins de réfugiés, radio, cinéma, mais aussi musique… Caroline Moine en  donne quelques exemples, parmi les plus marquants.

Sur le plan radiophonique, elle cite l’émission quotidienne produite par Radio-Moscou « Escucha Chile », diffusée sur les ondes courtes jusqu’au Chili. L’émission est animée par des réfugiés chiliens, en particulier l’ancien sénateur communiste Volodia Tetelboim. Ils apportent leurs témoignages et incitent les Chiliens  à la résistance.

C’est aussi l’ex-sénateur communiste Volodia Tetelboim qui dirigea la revue  la plus importante de l’exil chilien : Auraucaria de ChileFondée en 1978, éditée à Paris puis à Madrid, elle se distingue par la qualité des articles publiés, tant sur le plan culturel que sur le plan de la réflexion politique. Revue trimestrielle éditée de 1978 à 1989, la renommée d’Auraucaria de Chile dépasse largement le cercle des réfugiés chiliens et intéresse aussi d’autres exilés latino-américains.

Les groupes de musique chilienne en exil ont fait beaucoup pour la diffusion d’une image positive, à la fois festive, populaire et engagée, des exilés chiliens. Les groupes Quilapayun et Inti Illimani sont les plus célèbres. Ils enchaînent, à partir de 1973, les concerts « de solidarité » en Europe et   font de certaines chansons de véritables slogans politiques.

Le cinéma également se fait l’écho du coup d’état chilien et de son corollaire, l’exil politique. Entre documentaire et fiction, le court-métrage de Chris Marker, L’Ambassade, tourné en décembre 1973, est immédiatement associé par le public aux récents événements du Chili. Tant il est vrai que l’Ambassade fut pour beaucoup de chilien-nes la première étape vers un long exil.

Selon Caroline Moine, les réfugiés du Chili  ont donc été fortement acteurs de la médiatisation de leur propre exil. Cela a sans nul doute contribué à leur intégration dans leur pays d’accueil respectif. Cela a également  contribué à nourrir une image idéalisée  du réfugié chilien en Europe, image qui laissait dans l’ombre la réalité de dissensions politiques parfois profondes entre réfugié-es des différents partis, dissensions qui n’ont pas disparu avec l’exil.

La présence des réfugiés chiliens en Europe de l’ouest est aussi un fait générationnel qui a joué un rôle dans la politisation (à gauche) de nombreux étudiants des  années 70.

Bisesero 1994 : quand l’armée française sauve des rescapés du génocide des Tutsi… (François Robinet)

François Robinet est à la fois un spécialiste de l’histoire des médias et un spécialiste de l’histoire du génocide des Tutsis au Rwanda. Son intervention est à la croisée de ces deux spécialités.

François Robinet part d’un reportage diffusé au journal télévisé de 13 heures sur  France 2, le 1er juillet 1994. Les images ont été tournées la veille dans la région de Biserero, une chaîne de collines située à l’ouest du Rwanda. Les Français découvrent devant leur télé des images de réfugiés protégés par les militaires français. On y voit des mères, des enfants, des malades pris en charge par les soldats français.  Les images suggèrent que l’espoir renaît mais que la menace est persistante. Les militaires français sont présentés comme des sauveurs, des professionnels protecteurs.

Selon François Robinet, ces images auraient joué un rôle important dans la médiatisation auprès des Français du statut de victimes des Tutsis. Il rappelle que la médiatisation du génocide en France a connu plusieurs phases : une forte médiatisation au début (c’est à dire en avril 1994) ; puis en mai, on en parle peu. Le Rwanda commence vraiment à intéresser de nouveau  les médias français avec  l’opération Turquoise lancée le 22 juin 1994 avec l’accord de l’ONU.

La réalité des événements qui se sont produits à Biserero en  juin 1994 est plus complexe. C’est un lieu de refuge pour des rescapés de massacres qui ont fait plus de 50.000 morts dans cette zone. Ce sont des journalistes présents sur le terrain, notamment Vincent Hugeux grand reporter à L’Express, qui ont été les premiers à alerter sur le fait que les Rwandais de Biserero étaient des réfugiés menacés d’extermination.  Les journalistes, dans ce cas, ont pris conscience du danger avant les responsables militaires de l’opération Turquoise. Cette affaire de l’action (ou de l’inaction) des militaires français à Biserero en 1994 fait l’objet depuis quelques années d’une controverse, mais cette question n’a pas été abordée par le conférencier, bien qu’elle soit en filigrane dans son intervention.