Jeanne d’Arc une héroïne au service des mangas : en voilà une drôle d’association ! Pourtant vous allez découvrir que derrière cette idée étrange, se trouvent des chemins qu’il faut avoir l’audace d’explorer

Une guerrière derrière la Reine ? …

 

Depuis la fin du XIXe siècle, les relations culturelles entre la France et le Japon ont toujours été marquées par une forme d’intensité et de respects mutuels qui se sont exprimés à de multiples reprises. Le manga s’est fait la traduction de l’intérêt porté par les Japonais pour la culture et l’histoire de France, et réciproquement, comme en témoigne l’importante publication de Paul Erman Europe Japon, regards croisés en bande dessinée parue chez Glénat en 2009. Cet ouvrage se proposait alors de confronter et de réfléchir sur les visions réciproques de ces deux cultures parfois aux antipodes l’une de l’autre à travers le manga. Cette comparaison repose essentiellement sur les représentations historiques et sociétales que se font les deux pays à travers quelques exemples choisis. Jeanne d’Arc en fait justement partie.

Ce serait également enfoncer une porte ouverte que de rappeler la fascination des Japonais pour l’histoire de France comme en témoigne leur présence et même l’existence de syndrôme de Paris, trouble psychologique spécifique aux japonais visitant la capitale tandis qu’à l’inverse, pour beaucoup de français reste le fantasme « d’aller au Japon ». La fascination pour les icônes et la culture locales est réelle et réciproque.

Parmi les personnages de l’histoire de France qui fascinent les Japonais nous retrouvons, non pas un ou plusieurs héros masculins, mais deux femmes avec en tête de liste LA reine française par excellence aux yeux des japonais : Marie-Antoinette.

Dans la génération des 40tenaires (dont je fais partie … Chut !), rares sont ceux qui ont échappé aux premiers dessins animés diffusés qui n’étaient pas estampillés Made in Japan. A l’époque, les programmateurs ont fait la part belle aux anime en provenance du Japon susceptibles de parler à la culture occidentale en sélectionnant les programmes porteurs de cette culture réciproque en provenance du Japon : on pourrait citer Saint Seiya qui repose sur les mythologies grecques et nordiques, City Hunter (avec son Ryo Saeba à mi-chemin entre un Belmondo et Alain Delon en version obsédé sexuel) mais aussi Lady Oscar qui très vite a montré tout l’intérêt que la culture populaire japonaise a porté à Marie -Antoinette et la période de la Révolution Française. Mais, mais …. Peut-être plus encore que cette dernière qui a sans doute trop focalisé l’intérêt français (de mon point de vue de lectrice de mangas), un autre personnage-phare de l’histoire de France a certainement davantage fasciné les mangakas : Jeanne d’Arc. Sa représentation a commencé à susciter l‘intérêt en France de manière assez tardive à l’occasion de la publication de la série Jeanne par Yoshikazu Yasuhiro chez Tonkam en 2003 qui a fait l’objet d’un certain nombre d’articles conséquents à l’époque. Et pourtant, ce manga, très soigné sur le fond et la forme, n’était ni le premier ni le dernier consacré à la Pucelle d’Orléans.

Par curiosité durant le confinement, j’ai donc procédé à une rapide recension des publications japonaises prenant Jeanne d’Arc pour héroïne. Malgré la distance et l’impossibilité de procéder à un décompte final précis, j’ai néanmoins réussi à recenser une … trentaine de titres sûrs depuis les années 50. Avouons que pour un recensement mené à distance, c’est déjà pas mal …[1]

Je me propose donc à travers ce premier article que je signe pour Clio Geek de revenir (de manière modeste) sur la manière dont Jeanne d’Arc a été représentée aussi souvent dans les mangas. Je me suis posée deux questions : pourquoi Jeanne d’Arc a été reprise comme héroïne principale ou secondaire par les mangakas et comment ?

Par souci de démarche scientifique pure et dure, je rappelle deux failles majeures difficiles à surmonter :

-l’impossibilité de recenser tous les mangas amenant Jeanne d’Arc dans le récit de manière directe ou indirecte,

-le degré de connaissance réel du personnage historique par un certain nombre de mangakas / si possible leur degré de connaissances de Jeanne même si, sur des titres parfois très fantaisistes de bonnes surprises émergent témoignant d’un réel souci historique et pédagogique de la part des auteurs … Donc, tout en ayant conscience de ces failles, nous allons aborder le sujet de notre point de vue avec 10 heures de décalage horaire (sans compter l’enregistrement des bagages et l’attente dans la salle d’embarquement).

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Rappel : chronologie de la vie de Jeanne d’Arc (pour mieux situer les éléments qui vont suivre …)

1412 : (6 janvier ?) naissance de Jeanne d’Arc

1424 : Jeanne entend des voix qu’elle identifie à celles de Sainte Catherine, de Sainte Marguerite et de Saint Michel. Ces voix lui parleraient au nom de Dieu pour lui confier une mission, celle d’aller trouver le Dauphin et de l’amener à Reims pour le faire couronner roi.

1428 : Jeanne décide de quitter ses parents pour se rendre à Vaucouleurs, une forteresse proche de Domrémy. Elle souhaite y rencontrer Robert de Baudricourt, le capitaine de la place, afin qu’il l’emmène voir le roi.

8 mai 1429 : libération d’Orléans.

17 juillet 1429, Charles est couronné roi de France dans la cathédrale de Reims en présence de Jeanne, et prend le nom de Charles VII.

8 septembre 1429 : échec de la reconquête de Paris.

23 mai 1430 : Jeanne est faite prisonnière à Compiègne par les Bourguignons qui la vendent aux Anglais pour 10 000 livres. Elle est emmenée à Rouen pour être jugée par un tribunal.

21 février – 30 mai 1431 : procès de Jeanne sous la présidence de l’évêque Pierre Cauchon.

30 mai 1431 : Jeanne est brûlée sur la place du marché à Rouen. Ses restes sont jetés dans la Seine.

1453 : fin de la guerre de Cent Ans

1456 : procès en réhabilitation de Jeanne d’Arc.

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Jeanne d’Arc, un idéal féminin franco-japonais pour le mangaka 

Comment expliquer cette surreprésentation d’une figure féminine, majeure, de l’histoire de France ? Plusieurs explications peuvent être avancées.

Premier élément que j’invoquerai : Jeanne est « exotique » car française, lointaine ce qui autorise à priori plus facilement au Japon la fantaisie et les distorsions de l’histoire. En effet, Jeanne a cet avantage local de ne pas subir de pression de la part de groupements nationalistes, ici japonais, ce qui ne serait pas forcément le cas avec une icône de l’histoire japonaise. Puisqu’il n’existe aucune pression, le mangaka est libre de l’utiliser dans toutes les situations possibles en fonction du public, du genre visé et du message à faire passer.

Dès lors qu’il s’agit d’incarner la France Jeanne semble choisie de préférence sans doute à cause des caractéristiques que nous allons développer. Je prendrais ici un exemple : le cas du manga satirique Hetalia : Axis Powers, créé par Hidekaz Himaruya distribué en ligne puis publié par Gentosha sous forme de tankōbon (recueil de chapitres) depuis 2008 et qui a la particularité d’anthropomorphiser les différents pays du monde. La France a pour allégorie un amateur de bons vins Francis Bonnefoy dont l’anniversaire a lieu (coïncidence ?) le 14 juillet. Si l’époque de la guerre de 100 ans n’est pas l’objet d’histoire privilégié, dans un album d’illustré ainsi que dans l’anime correspondant, Jeanne apparaît comme la personne représentative du patriotisme, celle qui s’est sacrifiée, personnellement, pour (la) France. Elle peut cependant représenter aussi un miroir inversé et inconscient de l’idéal du samouraï avec qui elle partage la religiosité, la discipline militaire, les armes, et un certain sens du sacrifice.

Ensuite, tout lecteur de manga dénué d’hypocrisie reconnaîtra volontiers que Jeanne épouse a priori un certain idéal féminin majoritairement présent dans les mangas, à savoir la jeune fille qui se situe à mi-chemin entre l’adolescence et l’âge adulte, (Jeanne étant morte à 19 ans) s’inscrivant dans la catégorie des guerrières. Héroïne par excellence, elle peut sans problème être placée au premier rang de l’histoire et éviter le rôle de la potiche hypersexualisée, plus courant, et qui est censée mettre en valeur le héros (sauf exception récente). Revêtue de son armure, elle est ainsi parfaite pour rejoindre la tradition très représentée dans les mangas de la jeune fille combattante pour une juste cause.

N’oublions pas également deux reproches majeurs qui lui furent formulés de son vivant : le port de l’habit d’homme et la pratique de la sorcellerie. Ces deux accusations permettent ainsi au mangaka de la glisser dans deux autres catégories très présentes dans les publications : celles des femmes travesties et des « magical girls ».

Ayant choisi l’habit masculin de son vivant, elle rejoint là aussi malgré elle une autre tradition de représentations féminines classiques dans les mangas que l’on retrouve avec des personnages connus tels que Princesse Saphir ou Lady Oscar.  Mais ce caractère s’est sensiblement estompé au fil du temps et les représentations récentes font de Jeanne un personnage de plus en plus sexualisé, parfois à outrance.

Le genre travesti remonte à la création du personnage de « Princesse Saphir » par Ozamu Tezuka en 1953. Au début des années 50, Tezuka cherche le moyen d’attirer un lectorat féminin, jusqu’alors peu visé par les auteurs. Mais il se heurte à un problème : comment engager son héroïne dans des scènes d’action alors que l’époque reste encore imprégnée d’un conservatisme total concernant la représentation des femmes ? En effet, cette dernière est vue avant tout comme un être fragile, futile et secondaire, dont l’occupation unique demeure les travaux ménagers. Par conséquent, la mentalité de l’époque ne permet pas à Tezuka de mettre en scène une fille accomplissant des actions héroïques et politiques, domaines réservés aux garçons. Mais … (parce qu’en histoire, il y a toujours un « mais » …) la solution est trouvée : son héros sera une jeune fille travestie par nécessité mais ayant en prime un comportement naturel doublement stéréotypé respectant la tradition : elle est à la fois masculine (intrépidité et courage) et féminine (le goût des beaux vêtements y compris féminins). Cette particularité repose sur la faute commise par un ange malicieux Tink, qui la dote d’un cœur masculin et d’un cœur féminin. La trame repose dès lors sur le synopsis suivant : Saphir est l’héritière du trône du royaume imaginaire de Silverland. Mais ce trône étant réservé aux garçons, Saphir est élevée comme un garçon par son père. A la suite de plusieurs malversations orchestrées par le (forcément vilain) duc de Duralumin, Saphir se voit contrainte de cacher son identité féminine afin d’hériter et d’empêcher la prise de pouvoir par Duralumin aidé par Lord Nylon. Le succès est immédiat auprès du lectorat visé, ce qui ouvre par la suite de nombreuses perspectives aux mangakas qui multiplient les genres en direction des publics féminins et masculins.

La « magical girl » apparait peu après dans les mangas avec les personnages d’Akko, héroïne du manga de Himitsu no Akko-cham publié à partir de 1962, puis, plus connue en Occident, Sally la petite sorcière publiée à partir de 1966. La « magical girl » se définit comme étant une jeune fille, plutôt solitaire, liée à un royaume magique, et possédant des pouvoirs magiques exercés avec discrétion. Son but est, bien entendu, de faire le bien autour d’elle. Elle est la plupart du temps accompagnée soit d’animaux magiques, soit de rares compagnons initiés. Les personnages les plus représentatifs du genre connus en Occident sont : Gigi et surtout Sailor Moon qui a constitué dans les années 90 un tournant. Sa créatrice Naoko Takeuchi y insère dans son récit des éléments du genre Sentai à savoir le groupe destiné à accomplir une mission supérieure pour le Bien de l’humanité. Mais Jeanne d’Arc, qui s’insère historiquement parfaitement à ce genre avec, entre autres, Gilles de Rai dans son groupe, serait plutôt actuellement intégrée à un autre sous-genre plus récent et daté des années 2000 : le « magical guntai » où l’héroïne est intégrée à un groupe de magiciennes marqué par la présence d’une hiérarchie quasi militaire entre ces dernières. Cette trame se retrouve notamment dans le manga Mahou Shoujo Taruto Magika : the legend of Jeanne d’Arc, écrit et illustré par le duo Magica Quartet composé de Masugitsune et Kawazuku et publié chez Honbusha à partir de 2013. Nous sommes en 1425. Jeanne aperçoit un jour une fée. Attaquée par des soldats visiblement possédés, elle est secourue par une jeune fille aux pouvoirs magiques, Riz, et une créature nommée Kyube que Jeanne confond avec un ange et qu’elle est la seule à pouvoir voir. Kyube finit par proposer à Jeanne (qu’il rebaptise Tart) d’intégrer son équipe de magical girls et conclut un contrat qui changera l’histoire de la France. Tart accepte, suit une initiation au combat sous la direction de Riz et quitte Domrémy en 1428.

Mahou Shoujo Taruto Magika : the legend of Jeanne d’Arc rejoint naturellement un autre genre :  le mahō shōjo. Ce dernier genre est qualifié de « féministe » car les histoires proposent aux lectrices japonaises (les premières visées) un idéal féminin émancipateur à l’opposé de la vision traditionnelle de la société japonaise qui impose encore une certaine idée de la jeune fille soumise au patriarcat et cantonnée aux travaux domestiques. Revêtue d’un uniforme (ici son armure), elle fait face à ses ennemis, non sans pleurer parfois comme une madeleine et sans éprouver de la peur. Tout en se battant en tant que fille, elle parvient au fil de l’histoire à surmonter ses angoisses et à se contrôler. Elle n’est plus la victime soumise mais la fille qui gagne et domine. Jeanne d’Arc présente une nouvelle fois le profil idéal pour les auteurs.

Pour toutes ces raisons évoquées, il paraît donc difficile de voir dans la représentation de Jeanne dans les mangas une figure purement militaire ou militariste puisqu’ici elle ne fait qu’empiéter sur un domaine masculin et elle s’efface au profit d’une dimension plus intime et féministe car destinée à un lectorat  féminin, en priorité japonais. Si nous écartons les mangas à vocation pédagogique dont nous reparlerons dans une seconde partie, les intrigues politiques de l’époque et sa lutte contre les Anglais est rarement au premier plan et ne sert que de trame et de cadre de fond. En ce sens, nous pouvons même voir une forme de conservatisme de la part des auteurs qui hésitent à faire de Jeanne l’héroïne majeure et affirmée d’une affaire politique européenne, la guerre de Cent Ans, cette dernière étant édulcorée, réduite au minimum, voire absente. La politique reste une affaire d’hommes.

 

Des angles morts parfaits pour la fiction

 

-Cheveux longs ou cheveux courts ?

Jeanne d’Arc est enfin une candidate parfaite pour les mangas grâce aux nombreux angles morts de son histoire. Le premier concerne son image puisqu’elle demeure une jeune fille dont le visage (et le corps) reste du domaine de l’imagination, aucun portrait réalisé de son vivant n’ayant traversé le temps[2]. N’ayant donc pas réellement de visage historique sur lequel s’appuyer, le mangaka se retrouve donc libre d’y poser le profil qu’il souhaite sans avoir le sentiment de trahir franchement l’histoire. Malgré tout, il existe des descriptions et des traditions orales de Lorraine et de la région d’Orléans qui nous donnent une idée de l’allure de la Pucelle.

Selon les divers témoignages, Jeanne d’Arc aurait été brune, portait les cheveux coupés en rond comme les hommes de guerre de son temps, et mesurait environ 1,60 m. Qualifiée de « bien compassée et forte » dans La chronique de la pucelle, elle apparaîtrait plutôt sportive[3]. Ce sont les miniaturistes italiens des années 1500 qui l’imaginent blonde, grande et mince. Cette dernière image perdure à travers le temps. Deux autres représentations de Jeanne d’Arc ont traversé le temps :

  • Le plus connu est issu du Journal de Clément de Fauquembergue, greffier au Parlement de Paris, un croquis de profil réalisé en marge en 1429 où Jeanne, de profil porte les cheveux longs, une robe et une épée sur le côté. Mais il est assez peu probable que son auteur ait rencontré Jeanne et il semble certain qu’il l’ait plutôt réalisé d’après les rumeurs et/ou son imagination.
  • Le second portrait plus complet à notre disposition a été réalisé vers 1450, vingt ans après la mort de la Pucelle. Il s’agit d’une enluminure dont l’auteur est inconnu, qui apparaît dans un manuscrit des « Poèmes » rédigés par Charles 1er d’Orléans, prince poète et cousin du Dauphin Charles VII[4].

Globalement, les auteurs ont sensiblement respecté les descriptions de l’époque et ce dernier portrait jusqu’aux années 2000 : Jeanne est une jeune fille aux cheveux courts châtains ou roux et en armure. Depuis les années 2000, la fantaisie est de mise : elle est généralement plutôt blonde aux yeux clairs (sans doute pour respecter aussi les stéréotypes japonais concernant la femme occidentale), les cheveux longs parfois et, parfois, dans la tradition conservatrice du manga, un peu naïve (mais pas trop). Son armure est remplacée par un costume clair orné le plus souvent de la croix d’une manière ou d’une autre et de la fleur de lys, symbole de la royauté présent sur son étendard.

Mais ces représentations restent minoritaires, l’idée d’une Jeanne aux cheveux courts est plutôt respectée comme le montre la couverture du tome 2 du seinen de Yuu Hikasa Marion publié en 2019 où Jeanne d’Arc est certes secondaire dans l’intrigue mais un aspect de l’histoire important. L’héroïne y apparaît avec une épée, autre attribut marquant de la Pucelle.

Dans les autres versions (plus ou moins barrées) la mettant en scène, ce sont aussi les cheveux courts qui ont visiblement la préférence comme le montre la version de Jeanne proposée dans Afterschool charisma écrit et dessiné par Kumiko Suekane. Cette version envoie du rêve (!) comme le montre parfaitement le synopsis de base proposé par l’éditeur : « À l’académie St Kleio, le droit d’entrée est très exclusif. La prestigieuse institution n’accueille que des clones de personnages historiques célèbres : Mozart, Élisabeth Ire, Freud, Napoléon ou Hitler. Sommés d’exceller dans les disciplines où ont brillé leurs modèles, ils ignorent tout de la raison de leur existence. Parmi eux, une seule anomalie, le jeune Shiro Kamiya, adolescent tout ce qu’il y a de plus ordinaire. Alors que le lycéen tente à grand-peine de s’intégrer au milieu de ses illustres camarades, John Kennedy, premier clone sorti de l’académie, est assassiné en pleine campagne électorale. Un clone est-il condamné à revivre le destin de son modèle ? Quels moyens a-t-il d’échapper à son sort ? ». C’est ainsi que Jeanne, naturellement présente, se retrouve parmi d’autres figures féminines notoires : Marie Curie, Elizabeth 1ère ou encore l’impératrice Cixi. Cheveux courts châtains clairs aux yeux bleus, elle incarne la figure féminine forte à la fois mâture et distante de l’histoire mais paniquée par son statut de clone d’une figure de l’histoire à la fin tragique.

-Jamais sans mon épée ni mon étendard !

Les deux autres vides (et pas des moindres) largement exploités par les mangakas concernent son environnement matériel et familial.

Bien qu’elle soit célèbre, il ne reste aucune trace, aucun objet possédé par Jeanne de son vivant. Aucun objet lui ayant appartenu n’a été retrouvé, ni armes ou armure, ni étendard ou épée personnelle. Lors de son procès, Jeanne expliqua elle-même les symboles inscrits sur son étendard :

 « Interrogée si, lorsqu’elle vint à Orléans, elle avait une enseigne, en français estandard ou bannière, et de quelle couleur elle était, elle répond qu’elle avait une enseigne dont le champ était semé de lys, et il y avait là le monde figuré et deux anges sur les côtés (sans doute Sainte Catherine et Sainte Marguerite), et il était de couleur blanche, de toile blanche ou boucassin, et étaient là ces devises : Jhesus Maria, ainsi qu’il lui semble, et les franges étaient de soie »[5].

L’étendard de Jeanne n’est pas oublié par les mangakas, bien au contraire et nous le retrouvons dans la plupart des représentations de Jeanne quelquesoit le degré de fantaisie du personnage et du scénario. Il rejoint là une tradition du héros/ de l’héroïne qui possède toujours un attribut matériel le/la caractérisant, l’auteur n’ayant pas besoin ici de l’inventer. Si les anges n’apparaissent pas forcément, la fleur de lys dont la symbolique n’échappe pas au lectorat japonais, est retenue voire en constitue le seul élément. Dans le cas de Mahou Shoujo Taruto Magika, la bannière insère par contre de manière opportune, Kyube entre Sainte Catherine et Sainte Marguerite.

-Le procès et le bûcher

Certaines autres failles ou ambiguïtés sont aussi largement exploitées sporadiquement par les mangakas. Je ne prendrai pas ici le procès en lui-même, ni le traitement de l’Évêque Cauchon, qui mériterait une analyse comparative approfondie, mais plutôt un autre point sensible, celui concernant les témoignages faisant état d’une tentative de viol contre Jeanne après son jugement et avant son exécution. Deux témoignages contradictoires laissent ainsi une porte entrouverte.

Le premier est formulé par le frère Martin Ladvenu. Ce dernier, membre de l’ordre des frères prêcheurs au couvent de Rouen, âgé d’environ cinquante-six ans au moment du procès de Jeanne, rapporte avoir appris de cette dernière qu’un seigneur anglais serait venu vers elle et aurait tenter de la prendre de force. À la suite de ce moment de tension elle aurait repris l’habit d’homme afin d’éviter toute nouvelle tentative. Ysambard de La Pierre, dominicain du couvent de la Pierre quant à lui affirme alors l’inverse : Jeanne aurait été bel et bien violée à l’occasion de cette rencontre. Un troisième témoignage existe : celui de Pierre Cusquel, maître maçon au château où est détenu Jeanne, qui rapporte les « on dit » et infirmerait la version de Martin Ladvenu. Dans tous les cas, c’est à la suite d’un rapport conflictuel non éclairé, avec des visiteurs peu scrupuleux qu’elle aurait décidé de reprendre l’habit d’homme. Ce doute est exploité par le seinen horrifique Dance Macabre – A Brief History of the Darker Side, signé Kôichi Onishi et publié en 2009 au Japon [6]. Ce manga se propose de revenir en deux volumes sur quelques épisodes historiques sanglants de l’histoire occidentale, Jeanne d’Arc constituant le premier, l’Inquisition, Caligula et la crucifixion de Jésus lui succédant. L’histoire débute en 1430 par sa capture et se termine par sa mort. Entre temps, ce one shot présente Jeanne d’Arc dans la tradition de la frêle jeune fille victime de la barbarie et des calculs politiques, et lui fait subir un viol collectif orchestré par Cauchon qui la force ainsi à reprendre l’habit d’homme, raison principale pour laquelle elle fut brûlée.

-À Catherine …

L’autre faille exploitée concerne sa famille sur laquelle demeurent des inconnues. Si ses parents ont une identité avérée par contre ses frères et sœurs nés avant elle, ont parfois connu un destin incertain. Jeanne avait 3 frères : Jacquemin, Jean et Pierre et une sœur Catherine, morte en 1429 [7]. Ici aussi, ce sont les incertitudes qui permettent une liberté de scénario. Dans la version rattachée au genre shonen proposée par Akio Shiba et Ryo Kurashina[8], Catherine apparaît comme une sœur jalouse de la beauté de sa sœur. Dans Mahou Shoujo Taruto Magika à l’inverse, Catherine est une sœur cadette admirative qui apprend à se battre pour imiter Jeanne, tandis que ses trois frères sont 3 jumeaux. Sa mort, due à une attaque de soldats anglais possédés, sert alors de déclencheur : Jeanne/ Tart part se battre aux côtés de Kyube et des magical girls afin que personne ne connaisse la même tragédie et elle fait le vœu auprès de Kyube de posséder : « le pouvoir d’illuminer la France », vœu qui lui est accordé.

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Pour achever cette première partie, je procéderai rapidement aux rappels de quelques évidences. Jeanne d’Arc fait l’objet depuis le XVe siècle de nombreuses rumeurs et légendes entretenues au fil des siècles, qui sont propices à des scénarios divers et variés tandis que son histoire personnelle et familiale est remplie de failles propices pour un scénario de fiction. Et l’imagination peut aller très loin même si cette mythologie semble peu utilisée à priori par les mangakas. Par conséquent, Jeanne d’Arc offre en tant que personnage historique authentique cette double qualité d’être à la fois de s’ancrer dans le réel (attrait culturel et commercial non négligeable) et de pouvoir coller complètement un personnage féminin fantasmé sur lequel ne pèse aucun enjeu au Japon….

Dès lors, une typologie des différentes « Manga-d’Arc » avec quelques surprises à la clé, est possible, ce que nous verrons dans une seconde partie … (attention la 3ème Jeanne vous étonnera …)

Cécile Dunouhaud

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[1] Pour rappel : en 2009 ce sont pas moins de 1400 titres qui sont publiés au Japon. En France ce sont 150 à 200 sorties enregistrées par an selon les éditeurs. Par conséquent, nous partons sur une hypothèse basse.

[2] Le seul portrait probablement assez fidèle mais perdu depuis, que Jeanne dit avoir vu comme tel fut celui qu’elle dit : « avoir vu, à Arras, une peinture de la main d’un écosser : il y avait la ressemblance d’elle toute armée et présenter une lettre à son droit et était agenouillé d’un genou ». L’auteur de ce portrait, fut probablement James Poulvoir qui avait peint l’étendard de Jeanne d’Arc et avait côtoyé cette dernière.

[3] Cité par Colette Beaune Jeanne d’Arc, vérités et légendes, éditions Tempus, p.213.

[4] Durant sa captivité en Angleterre, il rédige des poèmes (où la Pucelle n’est pas mentionnée) où apparaît ce portrait de Jeanne. Aucun de ses poèmes ne fait mention de Jeanne, mais nous pouvons facilement concevoir que Charles ait connu ou aperçu Jeanne et donc, que ce portrait est pourvu d’une certaine authenticité.

[5] Extrait des minutes du procès datées des 27 février et 10 mars 1430 (traduction).

[6] Ce manga n’a (apparemment) pas été traduit en français dans le cadre d’une publication officielle.

[7] Mariée, Catherine est probablement morte en couches comme beaucoup de femmes de son époque.

[8] Non traduit en français mais disponible en anglais. Publié au Japon à partir de 2013, Il a été publié en 2019 aux éditions Medibang.