La femme guerrière  – Épisode 2, le retour

 

Dans l’épisode précédent nous avons fait une petit peu d’étymologie et avons exploré quelques pistes concernant des représentations des activités guerrières féminines. Dans ce nouvel épisode nous allons explorer l’absence des femmes au moment de la naissance et la féminité tronquée de certaines héroïnes, sans prétendre à la moindre exhaustivité mais avec l’espoir de titiller votre curiosité …

 

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II – La naissance ou les origines familiales : l’absence de l’élément féminin

 

Exaleiptron attique à figures noires montrant la naissance d’Athéna de la tête de Zeus (570–560 av. J.-C.)

 

Encore et toujours Athéna

Nous commencerons par évoquer le cas de la déesse Athéna, par excellence. Déesse guerrière de naissance car née toute en armes, son enfantement est marqué par l’absence de la mère et la contrainte. En effet, elle est la fille de Zeus et de Métis, une Océanide. Le grand-père de Zeus, Ouranos, lui prédit qu’un fils né de Métis s’emparerait du trône. Par conséquent, apprenant que Métis est enceinte, Zeus décide de l’avaler car elle avait pris la forme d’une goutte d’eau. L’élément féminin est donc évincé dès le début : la prédiction annonce un fils, Zeus remplace malgré lui la mère dans la gestation. Ainsi, chez Eschyle, la déesse déclare-t-elle : « Je n’ai pas eu de mère pour me donner la vie ». [1]

Le cas d’Athéna souligne combien la nature guerrière de la déesse ne peut coexister avec l’élément féminin : son enfantement, ou plutôt son engendrement, élimine sous tous ses aspects la présence du féminin comme étant incompatible avec les armes, préoccupation par essence masculine. Il en va de même pour une autre figure légendaire de femme guerrière, Atalante : fille d’Iasos, roi du Péloponnèse et de Clymène, son père ne voulant pas de fille, elle fut abandonnée à la naissance, et recueillie par une ourse dans la forêt du Pélion[2]. Là encore le refus du caractère féminin de l’enfant à a pour effet de l’ôter à sa mère et d’engendrer chez elle une nature « masculine » car Atalante est célèbre pour ses talents de chasseresse. La mentalité antique ressurgit dans ces deux exemples comme symptomatique de cette incompatibilité du masculin et du féminin : tout caractère vécu comme masculin chez une figure légendaire féminine trouve une origine dans une naissance où la féminité (la mère ; le sexe de l’enfant) est absente ou refusée.

 

Des héroïnes de la pop-culture nées de la même cuisse ?

Daenerys Targaryen, interprétée par Emilia Clarke, et son frère aîné, le prince Viserys, interprété par Harry Lloyd

 

Nous retrouvons ce trait dans certaines héroïnes modernes comme Daenerys, Lara Croft ou encore Katniss. Tout d’abord, la mère Daenerys meurt en la mettant au monde et Daenerys a fui avec son frère Viserys à Essos afin d’éviter les assassins que Robert avait envoyés. Née à la fin de la guerre qui a vu la chute de son père, neuf jours après la mort de celui-ci, Daenerys n’a jamais connu le continent de Westeros. Il s’agit donc d’une héroïne déracinée, davantage entourée dans son enfance par l’élément masculin que par l’élément féminin, ce qui peut expliquer ses aptitudes guerrières, sur lesquelles nous reviendrons plus loin. Nous pouvons comparer Daenerys avec Kerra, la princesse guerrière, héroïne de la série Britannia, écrite par Jez Butterworth,et diffusée en 2018 : refusant le mariage, elle apparaît toujours seule ; c’est elle qui dirige la tribu des Canti pour le compte de son père Pellenor, bien plus présente par ses qualités tactiques et guerrières que son frère Phelan.

Kerra, interprétée par Kelly Reilly

 

 

Ensuite, nous pouvons étudier le cas de Katniss  dans la série Hunger Games : elle est la fille d’un mineur et d’une pharmacienne. Elle a également une petite sœur prénommée Primrose ou Prim avec qui elle a des liens très forts. Dans un district déjà pauvre, la situation de la famille empire quand le père de Katniss (alors âgée de 11 ans) meurt lors d’une explosion provoquée par un coup de grisou à la mine. Sa mère plonge dans la dépression et Katniss doit alors assumer le rôle de chef de famille. Elle apprend à chasser, à récolter des plantes et fait tout pour nourrir sa famille.  Elle développera  ainsi un véritable talent pour le tir à l’arc, comme nous l’avons vu dans le précédent épisode. De fait, l’héroïne doit remplacer le père au sein de la famille ce qui induit chez elle un développement d’aptitudes proprement masculines.

 

 

Et les jeux vidéos dans tout ça ?

Lord Richard Croft et Lady Amelia de Mornay

 

Enfin, nous retrouvons des éléments similaires dans l’histoire de Lara Croft : elle naît à l’hôpital Parkside de Surrey, de sa mère Lady Amelia Croft et du célèbre archéologue Lord Richard Croft. A neuf ans, elle est victime d’un crash aérien. Faisant déjà preuve d’une volonté inébranlable. Elle réussit à survivre seule dix jours durant dans les montagnes himalayennes, l’un des environnements les plus hostiles de la planète. Durant les six années qui suivent l’accident, Lara ne quitte que rarement son père, l’accompagnant aux quatre coins du monde, d’un site de fouilles archéologiques à un autre[3]. Dans les films, on n’évoque que son père archéologue mais décédé : aucun modèle féminin n’est présent dans son entourage (elle ne côtoie que d’autres aventuriers et un major d’homme) et la volonté de continuer le modèle paternel est très prégnant. Cependant, il est à nuancer que cela  n’est pas le cas  dans les comics  ni les jeux Legend Underworld et Shadow of the Tomb Rider où sa mère a une place singulière[4].

 

 

Nous pouvons donc en conclure que les mentalités antiques rendent incompatible la présence du masculin et du féminin au sein d’un même individu : les héroïnes guerrières voient ainsi leur nature particulière expliquée par une absence de l’élément féminin, dans leur naissance ou leur enfance, ce qui amène un développement de qualités proprement guerrières, comme si les armes n’étaient qu’un attribut masculin qui se construisait en négatif au féminin : ces héroïnes semblent ne pouvoir exprimer leur féminité faute d’avoir appris cela auprès de leur mère. Or, cette mentalité antique est toujours vivace dans nos sagas modernes qui conservent une vision dichotomique des deux sexes.

 

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III – L’apparence physique : la féminité tronquée

 

Les codes d’une masculinisation ?

Cette impossible conciliation harmonieuse du masculin et du féminin se manifeste en outre dans l’apparence physique de ces femmes guerrières. En effet, elles se voient privées, en totalité ou en partie, de certains attributs typiquement féminins. Les cheveux par exemple, considérés encore aujourd’hui comme une arme de séduction féminine, sont cachés ou tronqués : Athéna arbore un casque qui cache en partie sa chevelure tout comme le chasseur de primes Carasynthia Dune dans Mandolarian ainsi que le personnage en charge de la sécurité à bord du Snowpiercer, prénommée  Bess Till ont toutes les deux une partie du crâne rasée comme pour symboliser leur féminité tronquée du fait de leur activité catégorisée comme masculine. De même, Cercei Lannister, reine de Port-Réal dans Game of thrones, interprétée par Lena Headey, change de physionomie au fur et à mesure que ses aspirations au pouvoir deviennent plus fortes et qu’elle a par ailleurs perdu ses enfants. Elle n’est ainsi plus symbolisée en tant qu’épouse ou que mère. Elle porte alors les cheveux courts et délaissent ses premiers costumes, qui s’apparentent aux robes féminines du Moyen-Age, pour arborer des tenues plus strictes et sombres, qui rappellent la dureté et la combattivité de son âme.

Bess Till interprétée par Mickey Sumner

Cercei LannisterDe la femme ….

 

…. à la reine

 

Quid des Amazones ?

 DubrayPenthésilée (1862), Louvre

 

Nous pouvons faire le rapprochement avec les mythiques Amazones, un peuple de femmes guerrières que la tradition situe sur les rives de la mer Noire, dont l’étymologie même du mot selon l’historien Justin (ἀ-μαζός) signifierait « sans sein »[5], partie anatomique qui est le propre de la femme-mère[6]. Ce choix d’un mode de vie guerrière semble donc pour moitié incompatible avec la capacité à allaiter et par conséquent à remplir son devoir de mère : les Amazones ne seraient que des demi-femmes, dans le sous-entendu que la vocation de la femme est l’enfantement et par suite l’allaitement. D’après Hérodote[7], elles se présentent elles-mêmes ainsi :

 « Nous ne pourrions pas, répondirent les Amazones, demeurer avec les femmes de votre pays. Leurs coutumes ne ressemblent en rien aux nôtres : nous tirons à l’arc, nous lançons le javelot, nous montons à cheval, et nous n’avons pas appris les ouvrages traditionnels à notre sexe. ».

Sex appeal et évolutions de l’héroïne – L’exemple de Lara Croft au cinéma

Lara Croft interprétée par Angelina Jolie

 

Certaines héroïnes modernes ne se voient pas privées d’un attribut dit féminin mais c’est toute leur physionomie qui se voit affublée de traits masculins. Bess Till et Carasynthia évoquées ci-dessus ont une carrure ou une gestuelle plutôt masculine, tout particulièrement par le biais de leur tenue vestimentaire, codifiée comme masculine. C’est aussi le cas du personnage de Lara Croft, en particulier dans le dernier volet de Tom Raider, où l’actrice Alicia Vikander affiche des formes moins plantureuses  que celles d’Angelina Jolie dont le sex appeal était davantage mis en avant. Néanmoins, nous pouvons évoquer une scène finale dans laquelle Angelina Jolie alias Lara Croft troque son accoutrement d’aventurier pour une robe fleurie et un chapeau lui donnant des airs de dame, ce qui n’est pas sans surprendre ni ravir à la fois son majordome. Là encore, la frontière entre la masculin-guerrier et le féminin demeure car ce changement de vêture ne s’opère qu’à la fin du film au moment où Lara semble avoir cessé ses activités : le féminin ne ressurgit qu’au moment où le masculin s’est tu pour lui laisser place. Pour finir, nous pouvons  rapidement parler de l’héroïne d’Hunger Games, qui ne se dépeint pas elle-même comme belle. Haymitch lui signifie qu’elle était, lors de son interview, « aussi attirante qu’une motte de terre ». Dans le dernier volet de la saga, Peeta finit par voir Katniss telle qu’elle est réellement : « tu n’es pas très imposante, pas vrai ? Ni même particulièrement jolie.« 

Lara Croft interprétée par Alicia Vikander

 

 

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Fin de ce second épisode. La suite ici,  sur les traces de figures emblématiques et de leurs amours …

 

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Notes

[1] Eschyle, Euménides, v. 736.

[2] Apollodore, Bibliothèque, I, 9.

[3] Seconde biographie datant de 2006 écrite par Toby Gard (le créateur original de Lara) et Crystal Dynamics, lorsqu’il intégra le studio pour travailler sur Tomb Raider Legend. C’est ce que l’on appelle la biographie LAU (pour la trilogie Legend, Anniversary et Underworld).

[4] Biographie officielle recréée par Rhianna Pratchett et Crystal Dynamics pour la sortie de Tomb Raider (2013).

[5] Etymologie considérée comme douteuse, voire inventée.

[6] Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, II, 13 : « Les femmes estropiaient les enfants mâles, dès leur naissance, des jambes et des bras, de manière à les rendre impropres au service militaire ; elles brûlaient la mamelle droite aux filles, afin que la proéminence du sein ne les gênât pas dans les combats. ».

[7] Hérodote, Histoires, IV, 114