Cette conférence est le fruit d’un travail conjoint entre :

  • Manuelle Franck, géographe, autrice de Lire la ville, éclairer la métropolisation depuis l’Asie du Sud-Est (IRASEC). Elle travaille sur le processus de métropolisation et d’urbanisation en Indonésie et son intégration régionale en Asie.

et

  • Nathalie Lancret, architecte urbaniste. Elle a travaillé sur la production et la patrimonialisation de la ville en Asie du Sud Est. Elle est l’autrice de Métropoles d’Asie-Pacifique: formation, recherche et coopération en architecture et urbanisme, 1981-2011 (Snoeck)

Elles ont travaillé toutes les deux sur le terrain indonésien en collaboration avec les universités locales, notamment Maria Ririk Winandari et Punto Wijayanto de l’Université Trisakti, Jakarta

Quel est l’impact de cette nouvelle capitale sur le territoire indonésien ?

 

A l’origine : un projet présidentiel

Nusantara: installer une nouvelle capitale à Bornéo

C’est un projet présidentiel de Joka Widodo, quasi autoritaire dans le processus de décision.; Celui ci était au pouvoir de 2014 à 2024. Et il a annoncé en août 2019 le déplacement de la capitale, de Jakarta à Kalimantan-Est, 1200 km de Jakarta, sur l’île de Bornéo, entre Samarinda et Balikpapan. Nusantara est située au centre de l’archipel indonésien, sur le détroit de Makassar, mais c’est une région qui reste peu peuplée avec seulement 2 villes importantes et un aéroport. Ce n’est pas le détroit le plus important de la zone mais il a de plus en plus de passages.

Le projet : Trois ensembles urbains spécialisés

On prévoit pour cette ville une surface de 2570 km² alors que Jakarta s’étend sur 700km².
À l’heure actuelle la ville doit être construite en 3 zones dont :

  • Une ville administrative de 60 km²
  • Une ville-centre urbanisée de 560 km²
  • Un territoire d’extensions métropolitaines de 2000 km²

Le projet : une ville-forêt tropicale

Ce projet est ambitieux car il se veut vert, adjoint à une forêt biotropicale.

 

Pourquoi déménager la capitale ?

Résoudre les problèmes environnementaux de Jakarta

L’actuelle capitale, Jakarta, compte 10 millions d’habitants intra-muros et 31 millions d’habitants avec sa périphérie. Elle souffre de pollution de l’air, de manque de place et d’inondations (cf. Les inondations de 2013 à Jakarta). C’est une gouttière avec 13 cours d’eau qui sont amenés dans sa plaine.

L’artificialisation des sols où l’eau reste en surface amplifie le risque.

D’autant plus qu’un phénomène de subsidence s’opère. C’est un enfoncement naturel des terrains sous le niveau de la mer dans cette région meuble. Le poids des bâtiments construits aggrave encore la situation dans cette « ville de l’empilement » (cf. travaux de la Géographe Judicaëlle Dietrich). Autre cause problématique : le  trop grand prélèvement dans la nappe phréatique où tout le monde creuse de plus en plus profond. Ainsi Jakarta devient une Sinking City. En 2050 la moitié de la ville sera sous le niveau de la mer et cela devient trop coûteux de gérer ces problèmes.

Résoudre les déséquilibres territoriaux indonésiens

Problème de la densité de population : 56 % de la population indonésienne se trouve sur l’île de Java soit 151 millions d’habitants, et elle comptabilise 57% du PIB indonésien. Alors qu’elle ne représente que 7% du territoire. Il y a donc une volonté de décentralisation !


Il y a un autre déséquilibre territorial à cause du détroit de Malacca à l’Ouest.
Ainsi le but est de tirer plus à l’Est le développement indonésien.

Un processus de décision rapide et sans concertation

  • 2019 : annonce du projet en plein COVID
  • 2020 : choix du schéma directeur. Lauréat de l’appel d’offre : l’agence Urban +, un bureau indonésien
  • 2022 : vote de la loi : révisée dès octobre 2023 avec les grandes orientations du projet, la précision du calendrier, la localisation et le design général du projet

Financement : 35 milliards de $, dont 20% sur pris le budget Etat, mais surtout par des capitaux privés et une partie en Partenariat public-privé.

Gouvernance : une autorité administrative (OIKN), nommée par le président (pas d’élections locales). C’est n’est pas une structure démocratique. Les pouvoirs sont détenus par l’OIKN et étendus par la révision de la loi (ses règlements l’emportent parfois sur des lois nationales)

Le foncier : Attribution de droits d’utilisation et de construction (pas de propriété privée), mais des baux prolongés, de 60 ou 90 ans et jusqu’à 160 ou 190 ans dans la révision de la loi, pour rendre l’investissement attractif.

 

Nusantara, une « ville-forêt tropicale » planifiée ex nihilo ?

La « ville-forêt tropicale », assemblage de modèles urbains écologiques : « Ville-forêt », « ville-éponge », « ville-archipel »

Des eucalyptus sont en plantation à côté du projet car à la base ce n’est pas une forêt primaire.

Au cœur de la ville administrative, mise en scène de la « ville-forêt tropicale »

C’est un projet urbain qui vise à renouveler l’identité nationale et à inspirer les autres villes des Suds. Il reprend des modèles urbains des Suds déjà connus comme en Asie à Singapour et en Chine. Le but est est de créer une ville dans la forêt qui représentera 75% des territoires de la ville. Elle est inspirée de la forêt tropicale endémique avec des dispositifs hydrauliques pour lutter contre les inondations

C’est une ville administrative où les 6 grandes religions seront représentées

On y retrouve un axe monumental de la Nation avec le Palais du Président, gigantesque, qui est déjà construit, jusqu’à écopark au Sud. Son modèle décliné à une échelle architecturale comprend pour les bâtiments  : un plateau végétalisé, un toit terrasse, un patio central avec des plantes.
Mais le biomimétisme est limité à une Garuda comme symbole

La « ville-archipel », Nusantara

Les tours des fonctionnaires ne sont pas écologiques du tout par ailleurs !

On parle de « ville archipel » car elle comprendra des noyaux urbains denses et compacts avec une forêt autour.

 

Impacts du projet de Nusantara à ses marges

Au Nord, un territoire de projets top-down par OIKN

Des territoires ont été confisqués au Timor au sud et la planification de la province a été revue. Récupérer le foncier donne lieu à des conflits, de la spéculation et des transactions foncières.
OIKN doit être chargé de l’ensemble de foncier sur le territoire. On assiste à une Fragmentation qui peut démanteler les villages alentours avec 7000 à 10000 populations déplacées.

On assiste à une transformation physique du territoire qui accueille des populations pour le projet avec un business lié aux travaux qui se crée tout le long de la route (hôtels, chambre à louer…) au grès des opportunités.
L’essai d’innovation se heurte à des tensions car il y a des problèmes fonciers jugés comme superficiels.

Au sud, de très grandes infrastructures de connectivité : ponts, autoroutes, aéroports

Accès peut se faire par le Sud avec une autoroute, un pont et un aéroport alors qu’il y en a un pas loin déjà construit… Au départ cela devait être seulement pour les VIP mais au final il sera publique. Même si tout est encore en construction : l seul avion y a atterri en 2024…

Par le sud, la capitale est accessible en 45min … à termes !

Il y a aussi un projet immobilier d’écoville aux bornes de Nusantaraavec des normes différentes de la capitale.
Le terrain change de main avec la hausse des prix alors que les infrastructures ne fonctionnent pas encore ! Cela donne une atmosphère très calme au Sud. Alors qu’au Nord il y a plus d’activités/péri-activités comme vue précédemment.

 

Conclusion

Cette nouvelle capitale n’échappe pas aux inondations à chaque saison des pluies, il y a de la pollution liée au chantier et à la pêche de poissons dans la baie de Balikpapan. Enfin des manifestations de populations locales sur le statut foncier ont lieu.

Le projet a dû augmenter son budget et la main d’œuvre est peu nombreuse. Enfin il y a un problème de pérennité politique car le président auteur du projet Joko Widodo a été remplacé. Pour autant son successeur dit qu’il veut en faire la capitale pour 2028 mais son Parlement ne dégage pas de fonds en ce sens.

Enfin cette nouvelle capitale est déjà une destination touristique domestique, notamment pour les fêtes du fin du ramadan.

 

Questions

Parallèle à faire avec la ville archipel de Brasilia au Brésil. Mais Lúcio Costa qui conçoit le plan de la ville et Oscar Niemeyer qui réalise les principaux bâtiments publics étaient européens alors qu’à Ibu Nusantara on s’appuie sur des architectes urbanistes asiatiques.

Logique de corruption : les ONG disent que les propriétaires en lisse obéissent aux droits fonciers forestiers mais aussi aux élites politiques indonésiennes comme la famille Prabowo au pouvoir…

Et pourtant on a des habitats informels alors que la ville est censée être entièrement planifiée, avec des barres de logement pour les ouvriers. A l’extérieur de la ville, les villages là auparavant perdurent mais se transforment.

Le principe de la ville éponge a été développée à la base aux Pays-Bas puis en Chine. Mais il n’est pas appliqué efficacement ici car lors de la saison des pluies au Nord, les villages étaient inondés. On est plus dans une zone marécageuse.

Il y a eu des transmigrations autochtones déjà dans les années 1960/1970 de Java vers Bornéo avec recours au défrichement afin qu’ils puissent se nourrissent seuls,
=> Déjavanisation de l’Indonésie.

Se pose aussi la question de l’entretien de ce qui a déjà été construit, à savoir 9km² seulement : 1 seul ministère y a été transféré pour l’instant.

Ce décloisonnement entraîne un changement de mode de vie pour les Indonésiens. Par exemple, l’ensemble est climatisé ! Ce qui n’est pas très écolo…. La ville se voulait sans automobile dominante normalement. Mais ce n’est pas le cas ici, la ville n’est pas passive !