Boris Grésillon est géographe auteur d’Allemagnes aux ENS Edition. Il vit à Berlin.
Introduction
Le 3 octobre 2025 a eu lieu le 35ème anniversaire de la réunification de 1990, fêté en grande pompe dans le Land de Sarre. C’est le moment de faire un panorama prospectif et rétrospectif de l’Allemagne.
Il faut savoir que peu de géographes travaillent sur l’Allemagne.
Les acteurs économiques voient l’Allemagne une puissance économique majeure et comme un gros bloc peu enclin aux changements.
Cette vision est une image d’Epinal. Il faut démonter les clichés car pourtant depuis 35 ans avec la chute du mur, il n’y a pas eu que de permanences mais plutôt des défis à relever en peu de temps pour cet Etat !
Les défis économiques et sociaux après la réunification
Ce fut très dur pour l’Allemagne de l’Est après la réunification car son chômage fut élevé. À 1991 il s’envole de 5% à 20% de la population (voir graphique). Et encore, il y a des « Bad job » → « métier payé 5€ » pour faire sortir les gens du chômage… donc ce chiffre pourrait être plus élevé.
Et au moment où elle se relève, l’Allemagne est frappée fortement par la crise économique de 2008 car elle exporte énormément et que son secteur bancaire est fragile car principalement formée de petites banques.
Puis arrive les défis de 2015/2016 avec l’afflux migratoire et la citation « Wir schaffen das » d’A. Merkel => « Nous y arriverons », pour parler des migrants du Moyen Orient que fuyaient la guerre et que l’Allemagne d’accueillir. Mais cela a créé une instrumentalisation de l’AFD qui centralise son discours autour de la « crise migratoire ». Cette migration a aussi été envisagée dans un but économique et démographique face au vieillissement de la population par l’animal » politique que pouvait représenter Merkel à l’époque.
En 2019, il y a la COVID.
Puis en février 2022, il y a la guerre en Ukraine. Et en Allemagne, l’ex chancelier d’Olaf Scholz permet à 2 millions d’Ukrainiens d’être accueillis en Allemagne. Mais c’est un énorme apport humain ! Cela créé des déséquilibres même au niveau local, de la colère et de la frustration.
Quand on compare avec la France le nombre de migrants arrivés en France depuis 2015 en France est très bas par rapport à ce geste humanitaire. La France ne peut pas vraiment être qualifiée de « terre d’accueil » … Bref, la guerre en Ukraine entraîne une crise car c’est la fin de l’approvisionnement en gaz russe pas cher, les prix du gaz et de l’électricité augmentent ainsi que l’inflation. Or « Quand l’Allemagne éternue, l’Europe s’enrhume ? »
Depuis ce temps, l’Allemagne est en récession légère, ou stagnation, du jamais vu depuis Après-Guerre en Allemagne de l’Ouest du moins.
Ainsi 2 images d’Epinal tombe, celle de l’Allemagne puissance économique inébranlable et d’un pays fermé aux migrants.
La réunification fut un véritable enjeu, elle a coûté une somme astronomique pour l’Allemagne de l’Est, car ce fut facile pour unifier les réseaux de transport, etc. mais pour unifier les consciences et les identités, c’est plus compliqué ! Encore aujourd’hui il y a des spécificités profondes entre les deux : sur la vision de la carrière, de la démocratie, le rapport à l’argent),
De plus il existe un ressentiment fort des « Ossis » sur les « Wessis » qui se répercute mème sur la génération d’après. Car cela a été un réel traumatisme pour leurs parents : perte de boulot, divorce, suicide, ségrégation. Par exemple la société fiduciaire Treuhand a vraiment œuvré pour détruire l’économie de la RDA après la chute du mur. Ainsi des jeunes se disent encore volontairement « Ossis ». Ce combat identitaire est visible dans les urnes. À l’Est on vote extrême gauche et droite, avec Die Linke et depuis 2015 l’essor de l’AFD, anti migrant, et qui réussit l’exploit d’être plus puissant que le RN en termes de voix en moins de temps ! (voir carte)
En février 2025 ont eu lieu les législatives en Allemagne. Les Allemands votent 2 voix : 1 pour un candidat et 1 pour un parti.
La vague bleu clair sur cette carte montre la victoire de l’AFD dans le Nord Est qui suit scrupuleusement la ligne de l’ex Mur ! A part pour Leipzig et Berlin.
Attention, l’AFP progresse aussi à l’Ouest : Cf. Galsenkirchen dans la Ruhr.
Un autre cliché qui tombe : il n’y a plus d’économie sociale de marché. Car il y a un fossé économique énorme entre les Allemands. On y retrouve le plus de milliardaires d’Europe mais aussi 20% d’enfants qui naissent sous le seuil de pauvreté. Ainsi depuis Gerhard Schröder/ Angla Merkel et Theodor Merz, on a fait disparaitre la dimension sociale de l’Etat, avec un modèle allemand qui promouvait la prospérité pour tous.
Un tournant géopolitique ?
Au niveau géopolitique, les 16 années de Merkel (2005-2021) n’ont pas été un long fleuve tranquille : lors de l’annonce de la guerre en Ukraine, l’Allemagne a été sonnée ! Elle ne pouvait pas s’imaginer la menace de guerre sur le sol européen et elle était NUE, sans armée opérationnelle. Déjà en 2014, lors de l’invasion de la Crimée, l’Allemagne faisait l’Autruche alors qu’elle connaissait très bien les enjeux mais ne voulait pas réagir. Exemple : Der Spiegel pouvait titrer déjà le 24 janvier 2022 avant l’invasion « Poutine, jusqu’où ira-t-il ? » …
Avec Scholz → on parle vraiment de « Zeitenwende » → fin d’une époque car 3 jours après l’annonce de guerre, le chancelier tient un discours cette fois de chef de guerre alors que les industriels allemands sont paniqués pour leurs usines qui fonctionnent au gaz russe, Etat auquel ils vendent leur machine-outil. Berlin n’est qu’à 80km de la Pologne. Et l’Allemagne face à l’invasion se demande où en le partenaire américain, alors que Trump, homme d’affaire, avait même signaler avant d’arriver au pouvoir « je ne vous protégerais pas !» L’Allemagne tombe de haut alors qu’elle était pendant 80 ans sous parapluie protecteur américain depuis la démilitarisation forcée.
Bref, l’impensée géopolitique allemande est un réel problème Car la « Geopolitik » allemande est associée aux politiques nazies du Lebensraum et en devient presque tabou pour son étude depuis !
Avec sa capacité d’endettement importante de 500 milliards d’euros investit, l’Allemagne investit maintenant dans le militaire car elle ne part de rien ! Les experts parlent de 10 ans pour former son armée. Pour la première fois elle est obligée de prendre sa place maintenant face à la remise en cause de la défense atlantiste.
L’AFP a une position neutre voire antimilitariste sur l’invasion en Ukraine car ses liens avec Poutine sont forts.
Enfin il est utile de souligner que le sentiment de culpabilité des Allemands est tel depuis la 2GM qu’Israël est placé en « Staatraison », raison d’Etat comme priorité nationale allemande, qu’ils protègent coûte que coûte. Sur ce point, l’Allemagne s’allie sur Washington et cela va même plus loin puisque les manifestations « Free Palestine » sont même interdites dans le pays.
Quelques sources si vous voulez approfondir le sujet :
• Jacques-Pierre Gougeon, 2024, L’Allemagne, un enjeu pour l’Europe, Ed. Eyrolles
• Boris Grésillon et Benoît Goffin (dir.), 25.9.2025, Allemagnes, coll. « Odyssée », ENS-Editions
• Neil Mac Gregor, 2022, Allemagne, mémoires d’une nation, Ed. Les Belles lettres
• Laurent Carroué, 2025, Atlas de la mondialisation, Ed. Autrement
• Boris Grésillon, « De quel type de puissance l’Allemagne est-elle le nom ? », Le Monde, 2.10.2025
• Boris Grésillon, « L’Allemagne à l’épreuve de sa géographie », Libération, 3.10.2025