A quoi ressemble le monde depuis l’arrivée de Trump qui bouleverse les équilibres géopolitiques ? Y aura-t-il un monde après Trump ?

C’est dans le cadre monumental de la cathédrale de Saint-Dié que cette conférence se tient. Les intervenants sont dans le chœur, sous un grand écran qui retransmet en direct Maude Quessard. A l’heure où nous rédigeons ce compte-rendu, les événements ont un peu évolué, au rythme de l’action trumpiste.

Les intervenants :

Maude Quessard, Directrice du domaine Euratlantique à l’IRSEM

Laurence Nardon, Chercheuse responsable du programme Amérique à l’IFRI

Stephane Taillat, Historien et militaire

Modératrice Lou Heliot, Journaliste

LH : Trump 2 ressemble-t-il à Trump 1 ?

LN : Il n’a pas changé : il est toujours, brutal, c’est un génie de la communication, de l’insulte et du timing avec un coté Berlusconi mais ce qui change c’est qu’il est plus sûr de lui. Il a annoncé en avril 2025 dans une interview pour The Atlantic  que maintenant il s’occupe des États-Unis et du monde. Il est plus prédateur et son équipe est composée de professionnels déterminés.

ST : Il a la capacité de déployer un pouvoir décomplexé. Son équipe a beaucoup réfléchi lors de sa « traversée du « désert »

MQ : On observe une radicalisation de son équipe qui applique systématiquement son programme. Il s’occupe des affaires du monde si elles nourrissent ses affaires intérieures. Son second mandat lance un programme d’annulation des contre-pouvoirs savamment préparé depuis trois ans : on est à un point de bascule, un changement de régime.

LH : On observe les premières manifestations de l’effet Trump sur l’Union européenne avec la hausse des droits de douane : quelle stratégie a-t-il vis-a-vis de l’UE ?

MQ : Il exerce une stratégie de pression alors qu’il n’y a pas vraiment de compétition marquée. Il met en place un système de prédation maximale au moment où il opère un désalignement stratégique avec l’UE. Cette dernière recherche donc de nouveaux partenaires pour contenir cette prédation.

LH : Comment analyser ses revirements successifs envers la Russie ?

ST : Cet aspect chaotique est la conséquence de sa manière de prendre des décisions et de concevoir la politique. Mais il n’est pas tout seul, il y a encore des centres de pouvoir aux Etats-Unis qui ne l’accompagnent pas dans toutes ses visions . Il est fasciné par Poutine et a la volonté de faire du business. Il souhaite donc une réconciliation avec la Russie mais la guerre en Ukraine est un frein. Il souhaite donc que le conflit s’arrête ou soit contenu. Il a d’abord fait pression sur l’Ukraine puis la Russie. Sa fermeté envers la Russie ne signifie pas qu’il poursuit la politique de containment de Biden.

LH : Comment se positionne t-il face à Zelensky ? A quel prix pour les Ukrainiens ?

MQ : Il se positionne d’abord face à Poutine. Sa position vis à vis de Zelensky montre que malgré le fait qu’il parle des « détails du dossier » pour désigner les territoires occupés par la Russie, il tend à vouloir satisfaire les Ukrainiens pour assurer une certaine sécurité dans une Europe sous tensions (incursions de drones dans son espace aérien). Il l’évoque dans son discours à l’ONU car il veut légitimer son prix Nobel de la Paix. Cependant, il pense avant tout à sa concurrence avec Poutine et à affirmer sa puissance.

LH : Le processus de paix pourrait avancer à Gaza. Pourrait-il avoir le prix Nobel de la Paix ?

[Le prix Nobel de la paix a été décerné le 10 octobre 2025 à Maria Corina Machado]

LN : Il s’intéresse à sa place dans l’Histoire et veut se venger de Obama. Au Congrès il a des fans absolus. Certains ont déposé un projet de loi pour que son visage soit sur le mont Rushmore aux côtés des grands hommes de la Nation. Il n’admet jamais avoir tort : il affirme vouloir le prix Nobel pour ces « 7 accords de paix », mais s’il ne l’a pas il se dira victime des Européens et pensera qu’il l’aura quand même mérité.

ST : Il faut sortir de cette vision où tout repose sur lui car c’est sa vision, elle permet de distribuer les points et de faire parler de lui. S’il y a des accords qui font avancer les choses, le facteur Trump va être pris en compte mais la paix se conclue avec quantité de facteurs et un contexte favorable ce qui n’est pas le cas. Les courtes avancées sont en trompe l’œil et son attitude aggrave et renforce un contexte complexe.

LH: Qu’en est-il de son vieil ennemi la Chine ?

MQ : La Chine est présente dans le Golfe. Trump veut proposer une garantie bilatérale avec le Qatar pour garantir sa sécurité, c’est le lieu des deals mais ses positionnements ne doivent pas blesser son électorat MAGA qui n’aime pas les garanties qu’il donne à des pays proches des Frères musulmans. Avec la Chine la compétition est ouverte et accrue et gagner cette compétition est une priorité américaine, doctrinale. Mais les intérêts chinois et états-uniens sont interdépendants comme l’a bien révélée l’affaire tiktok qui montre que de ce conflit économique devient un conflit techno-idéologique. La tech dépend aussi des Chinois. Trump a interdit tiktok mais se rend compte que c’est intéressant pour maintenir le contrôle sur sa population. La guerre est commerciale mais en fait il veut utiliser les méthodes et outils des régimes autoritaires sur son territoire.

LH : Comment pense-t-il le rapport des États-Unis au monde ? Y a-il une doctrine des Affaires étrangères ?

LN : Les universitaires américains adorent définir la doctrine Trump tout comme les Français qui aiment aussi le cadrage. Trump est variable sur tous les sujets ; c’est donc un véritable challenge de définir sa doctrine. On peut distinguer 3 moments :

– Son 1er mandat marqué par le non-interventionnisme voir l’isolationisme. L’idée est d’arrêter les interventions pour se concentrer à l’intérieur sur les classes moyennes et d’ « arrêter de se faire avoir ». Ce credo est encore représenté dans son équipe.

– En nov 2024 où il se révèle prédateur (volonté de reprise du canal de Panama, d’annexion du Groenland et du Canada, augmentation des tarifs douaniers)

– Aujourd’hui où il se fait comme aspirer par les exigences de la politique internationale : il ne peut pas trop intervenir mais ne peut pas ne pas intervenir. Son électorat évangéliste est sioniste donc il s’investit dans le conflit à Gaza et fait pression de toute part pour intervenir. Il ne supporte pas d’être vu inactif car dans ce cas il va paraître weak (faible).

LH : Qu’en est-il du projet DOGE (Department of Gouvernment Efficiency) confié à Elon Musk qui doit réformer l’administration fédérale ?

ST : Le projet continu : des personnes ont été insérées dans l’administration américaine afin de la déconstruire. Les objectifs principaux sont d’affaiblir le pouvoir des démocrates, privatiser les services publiques sur le modèle de la Tech de la Silocone Valley et de prendre le contrôle.

Le projet DOGE permet d’infiltrer les infrastructures numériques dont se servent les administrations pour les détourner, affaiblir certaines agences comme celles fournissant des prestations sociales. Cela permet la mise en commun des données afin de créer un système qui va permettre d’influencer le système électoral. Aujourd’hui l’objectif central est la lutte contre « l’ennemi intérieur » : le migrant.

LH : Comment envisage-t-il le rôle de l’administration ?

ST: Il a une idée très affûtée du pouvoir exécutif : l’exécutif unitaire. Cette vision, longtemps isolée depuis plusieurs décennies a été théorisée par des juristes et des conservateurs. Il veut prendre le contrôle sur les fonctionnaires de carrière, neutraliser les contrepouvoirs (qui n’agissent d’ailleurs pas) puis s’arroger le pouvoir afin d’installer un pouvoir personnel.

LN : Il veut une centralisation du pouvoir, elle est au cœur de la théorie du populisme qui défend l’idée que le peuple doit régner car il est véritablement souverain. Pour les populistes, la démocratie libérale avec ses contrepouvoirs et notamment le parlement ne font que trahir le peuple, la volonté populaire. La seule manière de garder intact le pouvoir du peuple doit être une communication directe, sans intermédiaire, avec un homme fort. Il veut donc dégonfler les pouvoirs intermédiaires, récupérer le pouvoir de l’administration et de la société civile (université, médias…).

LH : Que dire de son action contre la Justice ?

LN : Il est contre ou avec la Justice. Lors de son premier mandat, il nomme 3 juges à la Cour suprême : 6 sur 9 sont donc conservateurs, mais ils sont nommés à vie donc ont plus de pouvoir que le président. Ils peuvent mettre en place une jurisprudence ultraconservatrice. C’est le jeu des présidences que de nommer le plus de juges. Lors de son premier mandat il nomme beaucoup de juges dans les juridictions fédérales. Tous les jours des décisions de justice dont certaines donnent tort à Trump sont prises. Mais de recours en recours elles aboutissent à la Cour suprême, en majorité favorable à Trump.

MQ : Le projet des populistes est de changer le régime et d’exporter le projet en utilisant les outils mis à leur disposition : la Maison Blanche. Il veut évangéliser les foules mais aussi verrouiller le pouvoir dans chaque État fédéré via les gouverneurs. C’est une transformation du pouvoir judiciaire.

LH : Le 1er octobre, Trump a prononcé un discours auprès des généraux. Quel est son rapport avec le corps militaire ?

ST : Il cherche des hommes loyaux et fidèles plutôt que compétents. Son discours est caricatural, plein de clichés masculinistes sur ce que doit être un chef. La réaction des généraux et amiraux a été très professionnelle. Trump a tenté de politiser les officiers mais ceux-ci vivent sur une conception utopique : la nonintervention de l’armée dans le domaine politique. Ils se replient derrière le professionnalisme qui est le garant de leur maintien en poste et de leur protection face au politique.

Son discours affirme l’idée que le déploiement de l’armée dans les villes est un laboratoire, un « centre d’entraînement » mais révèle sa vision du rôle de l’armée. La semaine précédant le discours, il a été accueilli chaleureusement dans une base militaire mais cet accueil partisan a été montré pour faire passer un message : la norme est en train de s’éroder.

LN : L’armée a une loyauté envers la Constitution plutôt qu’envers l’institution présidentielle. Lors de l’assaut du Capitole , l’armée, ne bascule pas aux cotés des manifestants. Lors de l’accueil sur la base militaire, ce sont des soldats du rang sélectionnés à l’avance qui poussent des hourras.

LH : L’armée a été envoyée dans les villes, il y a eu des confrontations : est-ce la montée inexorable de la violence dans la population étatsunienne ?

LN : Depuis les années 1990’s, il y a une grande polarisation politique qui s’accentue après 2016. Se détache alors une frange MAGA ultra violente à l’extrême droite et de l’autre côté de l’échiquier politique et une frange progressiste très déterminée en terme de morale sociétale, parfois violente qui se voit beaucoup sur les réseaux sociaux et, au milieu, 80%, des Américains plutôt sympathiques. Il y a une tradition de violences politiques aux États-Unis issue de la guerre civile. La Garde nationale a été déployée et il menace d’envoyer l’armée dans des villes démocrates. Elle est déjà intervenue à Los Angeles pour appuyer des rafles anti-immigration et à Washington, Memphis et Chicago pour lutter contre la criminalité urbaine. Dans son esprit immigration = criminalité.

ST : On voit des élites très polarisées avec une mobilisation des différentes franges sur les réseaux. Dans toute guerre civile, c’est parce que les élites s’affrontent de manière frontale que les guerres se déchaînent. Entre les deux parties il n’y a plus de réconciliation possible comme le montre le shutdown du 1er octobre.

LH : L’assassinat de Charlie Kirk symbolise la crispation autour de la liberté d’expression. Qu’en est-il ?

LN : Elle est dans le 1er amendement de 1791, au cœur du réacteur du système politique. Toutes les décisions de la Cour suprême confirment le respect de cette liberté. En Europe, elle est cadrée car certaines choses sont trop incendiaires. En 1977, la Cour suprême autorise au nom de la liberté d’expression un défilé nazi dans la petite ville de Skokie (Illinois) ; En 1989 elle légitimiste le fait de brûler un drapeau des États-Unis. Il est possible de la stopper seulement en cas d’appel à la violence et que le passage à l’acte est imminent. Les tensions autour de la liberté d’expression sont permanentes depuis 1791. Aujourd’hui, les conservateurs ont eu le sentiment que le principe est remis en cause par la gauche progressiste et qu’on ne peut plus rien dire sur la race, le genre, l’homosexualité, le colonialisme sous peine d’être « cancelisé ».

Kurk avait pour mission d’aller au contact des progressistes sur les campus pour parler de ces sujets. Il est représentatif de la moitié du camp conservateur qui pense qu’il faut maintenir cette liberté pour lutter contre le wokisme. Trump et d’autres conservateurs veulent installer une cancel culture de droite, un « wokisme de droite » et empêcher les autres de dire ce qu’ils veulent. Entre ces deux tendances, d’autres souhaitent défendre la vision classique de la liberté expression.

ST : Le débat sur la liberté d’expression est perverti par les membre de l’équipe de Trump : le directeur de la Commission fédérale des communications attribue le droit de diffuser…

LH : La fracture idéologique américaine s’exporte-t-elle en France et en Europe ?

Mq : L’influence se voit dans l’acculturation des messages d’influenceurs américains dont certains sont devenus durant la campagne de Trump des membres de son équipe. Certains Français se réapproprient les propos et les préoccupations trumpistes comme par exemple le complotisme qui se diffuse de plus en plus. A partir de 2019-2020 le complotisme connaît un regain, le repli identitaire s’intensifie et le thème du « grand remplacement » se diffuse à la faveur de la course à la présidentielle. En Europe il y a des influenceurs et un public pro-Kirk mais aussi la circulation se fait aussi de l’Europe vers les États-Unis. Le modèle de la Hongrie de Orban et son concept de démocratie illibérale ainsi que les messages nationalistes circulent aux États-Unis. Le projet de l’extrême droite est national et international.

LN : Le débat intellectuel et idéologique est transatlantique : en France les théoriciens du « grand remplacement » comme Renaud Camus progressent mais ils reprennent des travaux du « Club de l’Horloge » des années 1980.

LH : Cette exportation a-t-elle redéfinie la grammaire des relations internationales ?

ST : Tout ne démarre pas avec Trump : il incarne une génération de leaders qui conçoivent la politique étrangère comme une extension de leur pouvoir personnel. Ils portent une logique de prédation et de concurrence. C’était l’intuition qu’avait le premier Livre blanc de la Défense de 2017. Il y a un retour des logiques de puissance et Trump arrive dans ce contexte et renforce cette logique. Nous allons vers un mercantilisme commercial autour d’empires commerciaux, un monde postlibéral et antilibéral.

LN : Nous sommes dans un moment vertigineux des relations internationales. Après 1945, un ordre mondial multilatéral et libéral sous l’influence des USA se met en place où la cour de récréation mondiale est organisée par des institutions internationales pour que les plus faibles aient leur voix portée. Après la Guerre Froide, les années 1990, cette « décennie joyeuse » où Fukuyama y voit « la fin de l’histoire » donne l’espoir d’un multilatéralisme triomphant. Mais le 11 sept, la montée de la Chine, l’arrivée de Poutine et aujourd’hui les États-Unis de Trump mettent le feu aux institutions internationales et les relations internationales basculent dans un monde où dans la cour de récrée c’est la loi du plus fort qui l’emporte. Le monde est divisé en sphères d’influence ; chaque puissance a ses pays vassaux, les sphères discutant entre elles de manière plus ou moins pacifique. Cela pose de grandes interrogations à moyen terme.

MQ : Les relations sont redessinées mais pas que par Trump, le détricotage de son appareil d’État décrédibilise son pays à l’international. Il utilise les outils du sharp power et cela joue avec ses partenaires. Concernant les sphères d’influence : les plus gros compétiteurs sont la Chine et la Russie qui ont la stratégie d’avoir une prééminence sur le Sud global. Trump entretient des relations troubles avec l’Amérique Latine et se positionne comme bolsonariste.

LH : Trump est-il seul ou va-t-il faire des émules ?

ST : La question de la succession se pose déjà dans la sphère MAGA. Il est difficile d’imaginer le trumpisme actuel perdurer, il prendra une forme dégradée mais la mémoire du trumpisme pourra être mobilisés sans doute après sa mode.

MQ : Vence est porté par des courantsq technonationalistes et nationalistes (dont beaucoup ne se retrouvent pas dans Trump car ils le jugent pas assez autoritaire).

Ces courants nationalistes doivent s’articuler avec un courant religieux fort qui porte Trump 2 et les complotistes ; Trump est une hydre : ces courants vont-ils à s’entendre sur la feuille de route commune ? Vence peut-il cristalliser les 3 courants qui soutiennent Trump ?