Bruno Sardier introduit la table ronde avec les mots interdits par l’administration de la recherche américaine. Il évoque la résistance des chercheurs avec le mouvement Stand Up For Science, d’abord aux Usa puis partout dans le monde. En France, le mouvement Scientifiques en rébellion se mobilise contre les menaces anti Woke.

Estimez-vous être engagé, désobéissant, indépendant ?

Valérie Masson Delmotte, climatologue :

Un scientifique s’engage à produire un savoir et à le diffuser. Je suis consciente du fossé entre les universitaires, les scientifiques et le reste de la société. Il est indispensable de rendre accessibles les connaissances. Sur la question climatique, il faut travailler avec les entreprises, les élèves. Le rôle du scientifique évolue vers la co-construction des connaissances, mais il est difficile de faire passer les informations aux décideurs.

À titre personnel, j’agis (alimentation, déplacements…), pour illustrer des aspects duplicables de transformation.  Si je rends publics mes engagements citoyens, c’est pour montrer que c’est possible.

Certains de mes collègues peuvent choisir d’agir avec la société civile, par exemple en s’opposant à un aménagement, d’autres préfèrent rester dans leur labo.

Je suis aussi membre du comité d’éthique du CNRS : un outil de réflexion au sujet de l’engagement.

Dans le climat actuel, il faut porter la voix du climat, des forêts… Les scientifiques ne sont pas dans une tour d’ivoire, mais des acteurs engagés dans la transformation.

David Goeury, géographe :

Le comité français de Géographie, auquel j’appartiens, pose la question : pourquoi en tant que géographe, sommes-nous montrés du doigt, qualifiés d’engagés politiques et non-scientifiques ?

Dans ce cas, qui va payer les géographes?

Il évoque les grands anciens du XIXe siècle comme Flora Tristan.

Son ouvrage Promenades dans Londres ou L’aristocratie et les prolétaires anglais, évoqué par le conférencier, a été republié par les éditions La découverte, 2003 – Pour une biographie : Flora Tristan, Brigitte Krulic, Gallimard, biographies, 2022.

Aujourd’hui, qui va poser la question de l’alimentation ? Qu’est-ce qu’il va advenir en rapport avec ce que l’on vit ?

Géographes engagés :

La science est un bien commun. En France, la liberté académique de la recherche est un acquis à défendre. Le savoir scientifique est validé par les pairs. Aujourd’hui, quelques questions ne sont pas financées. Pourquoi ne veut-on pas entendre des paroles dissonantes, considérées comme politiques ? Le problème, c’est que la géographie dit ce qui est. C’est ça qui gêne et alors le géographe est qualifié d’engagé. Est-ce positif, dans le sens de l’échange, ou négatif, dans celui de l’invective ?

Anne-Laure Amilhat Szary, spécialiste des frontières et des migrations, rappelle, que, contrairement à ce que pensent les politiques, une frontière sécure est une frontière ouverte, parce que c’est un espace de dialogue. Dans ce domaine, les discours des scientifiques ne sont pas entendus pour des raisons idéologiques, alors que les géographes peuvent aider à la décision.

Alors, à quoi sert le géographe ? Il peut, par ses connaissances, annoncer les problèmes à venir. Le géographe a un espace d’action : l’enseignement, lieu de débat.

Mais les institutions qui pilotent la recherche sont soumises à des pressions, on voudrait que la recherche soit neutre. La liberté académique est menacée.

 

La réalité climatique semble moins remise en cause en France que la question migratoire

V. M.-D. :

Les climatologues travaillent à partir de modèles mathématiques, ils ne sont pas forcément entendus. La première information sur le rôle des hommes dans le changement climatique date de 1957.

Le GIEC s’appuie sur un socle factuel pour proposer des solutions. La géographie est très présente au sein du GIEC par ses études d’impact et d’actions possibles. Et pourtant, cela dérange. Il est difficile de prendre des mesures normatives. En matière économique, certains ont intérêt à ce que rien ne change. Ce qui dérange : désigner les responsables passés et actuels des émissions de GES ; qui, dans une population, y contribue le plus ? Qui est le plus vulnérable ?

Ces enjeux de justice et d’inégalités dérangent, entraînant le travail des lobbies et la désinformation.

Réflexion sur les bases du droit de l’environnement. Recul du suivi des données (casser le thermomètre – le malade est guéri) → il n’y a plus de problème.

Évocation des scientifiques américains qui ne peuvent plus employer certains mots, ni communiquer avec les chercheurs étrangers ou la presse et perdent leurs financements ; la riposte s’organise avec les sociétés savantes.

Museler la science, c’est réduire la capacité critique d‘une société.

En France, on n’en n’est pas si loin, avec les menaces sur l’OFB, les agences sanitaires… Pourtant les enjeux sont importants en matière d’habitabilité et de prise en compte des interdépendances. Il faut protéger la liberté académiqueSur ce sujet, voir l’artcle de Camille Fernandes : Aux origines de la liberté académique, de l’Allemagne aux États-Unis.

D. G. :

Le rapport au terrain, à l’échelle locale lieu de confrontation du géographe avec les pouvoirs locaux. L’horizon de l’espérance de vie en bonne santé d’un individu, parce qu’il est « poreux » (il respire, boit…) est un bon indicateur.

L’exemple de Chaptal qui, à la fin du XVIIIe siècle, considère que si on veut une armée forte, il faut accepter une industrie polluante à côté de Paris, quelles qu’en  soient les conséquences pour les riverains. Voilà un cas d’école en matière de décision d’aménagement, le géographe va annoncer les suites. Exemple rapide de l’aménagement de la métropole de Montpellier, le discours des géographes a été inaudible pendant 15 ans.

Si les géographes, au XIXe siècle, ont développé la méthodologie de terrain, c’est parce qu’ils avaient peu de moyens de se déplacer.

Attention à l’instrumentalisation du chercheur à qui on commande une étude en précisant ce qu’il faut mesurer, avec quels outils, en connaissant presque la réponse.

L’étude de terrain met en contradiction les présupposés du chercheur avec le savoir des habitants. Cela permet de mettre en évidence une question nouvelle non envisagée. Faire du terrain : c’est être à l’écoute des habitants, c’est l’intérêt des démarches de science ouverte, participative. Le géographe n’est pas le « sachant », les dissonances locales doivent être investiguées. Le terrain peut être le lieu fécond de la conversation scientifique.

Retour sur l’agenda politique

A.M. A-S :

Évocation de la censure par la ministre Élisabeth Borne de « La Belle et la Bête », une BD de Jul qui devait être distribuée à tous les élèves de CM2

Le ministère avait commandé l’ouvrage à cet auteur pour l’opération annuelle « Un livre pour les vacances ». Il a ensuite été jugé « pas adapté » aux 800 000 élèves de CM 2. Selon la ministre : « C’est une réécriture moderne. On a un père de famille qui arrive d’Algérie, qui doit commettre des fraudes, qui se fait contrôler par les policiers«  ». Une lettre datée de lundi 17 mars, signée de la directrice générale de l’enseignement scolaire, Caroline Pascal.

« En effet, les deux illustrations de l’ouvrage abordent des thématiques qui conviendraient à des élèves plus âgés, en fin de collège ou en début de lycée, telles que l’alcool, les réseaux sociaux, ou encore des réalités sociales complexes« , précise cette lettre.

Donc, la pression existe en France. Des « non-informations » comme l’existence d’ »islamo-gauchistes » dans les universités et le CNRS créent une « réalité » malgré les démentis, ce qui concourt à la confusion générale ; C’est le problème du poids des Fake news.

L’intervenante propose une définition de la liberté académique qui permet une prise de parole justifiée. D’où l’importance de la formation des jeunes chercheurs et la crainte de l’autocensure.

Conclusion sur un point optimiste :

L’existence de forme de résistance : Stand Up For science, rôle des sociétés savantes (ex de l’Académie des Sciences qui fait un rapport qui met en garde sur les solutions technicistes au changement climatique).

Les acteurs hostiles à la science sont peu nombreux, mais très organisés. Il faut développer la conversation et l’écoute entre scientifiques et société. Des conversations directes en présentiel et non via les réseaux sociaux.

Importance des échanges interdisciplinaires et à travers les frontières.

Le mot engagement est positif et n’est pas négatif.

Pour compléter la réflexion  : Le 6 octobre 2025 aura lieu le séminaire Engagé.es : quelles posture(s) des scientifiques dans la société à l’ère de l’Anthropocène ? porté par le Grec Alpes-Auvergne, la Zone Atelier Alpes et les Labex OSUG et ITTEM.