À l’invitation de Pierre Singaravélou, professeur à King’s College London et à l’Université Paris 1 Panthéon- Sorbonne, et Sylvain Venayre, professeur à l’Université Grenoble-Alpes, près de quatre-vingt-dix historiennes et historiens ont accepté de relever le défi, savant et ludique, d’une histoire du monde par les objets.

De la tong au sari, du gilet jaune à la bouteille en plastique, en passant par le sex-toy et le pneu, ces objets sont tour à tour triviaux et extraordinaires.  Ils éclairent nos pratiques les plus intimes.  Ils invitent à comprendre autrement la mondialisation et ses limites.

Après votre ouvrage commun, Histoire du Monde au XIXe siècle, paru en 2017 chez Fayard1, vous publiez cette année Le magasin du monde, la mondialisation par les objets du XVIIIe siècle à nos jours, chez le même éditeur. L’historien de l’art Neil MacGregor avait eu la même idée avec Une histoire du monde en 100 objets, Les Belles Lettres, 2018.

Comment s’est effectué le choix des différents objets étudiés ? Et celui des auteurs ?

93 objets analysés (baguette bandonéon, bikini, calendrier etc.), plus de 80 historiens contributeurs, le livre propose un vaste panorama. Seuls des historiens français ont été sollicités. Il faut montrer que les historiens français ne sont pas passés à côté du tournant mondial de l’historiographie. Pour certains, ce sont des spécialistes de certaines aires culturelles.

On a d’abord fait une liste d’objets euro-centrés. Puis on a sollicité des auteurs pour enrichir la liste avec par exemple, Philippe Pelletier qui a proposé le bonsaï.

On peut utiliser les exemples français pour montrer des choses qui se passent à l’échelle du monde. Par exemple l’article sur la bougie de Jean-Baptiste Fressoz. La bougie est inventée vers 1840. C’est donc un objet assez récent lié à l’invention de la stéarine. On a besoin de graisse donc la fabrication se fait autour des abattoirs avec de la graisse animale, puis dans les ports coloniaux avec l’huile de palme. On peut donc aborder le thème du travail forcé.

Autre exemple, d’origine asiatique, la tong arrive au Brésil où elle fait partie, aujourd’hui, de l’identité nationale avant de s’implanter en France.

Le banjo, instrument africain (« ekontine »), arrive en Amérique avec les esclaves. Il est ensuite, aux États-Unis, l’instrument des pauvres blancs (1929-1930) et participe aujourd’hui de l’identité blanche de la Country Music.

Ce n’est pas une histoire en surplomb

C’est aussi une histoire du geste. Le bâton de craie est un objet invisible sur les représentations mais il inséparable de ce qui se voit. En l’occurrence, il s’agit du tableau noir, symbole de la scolarisation coloniale. L’écriture au tableau plus lisible a entraîné un abandon de la calligraphie. C’est aussi une écriture éphémère.

Les artistes s’approprient une partie de ces objets.

Certains objets ont changé de fonction. La planche de surf, initialement objet politique et religieux, devient un sport. La pratique du surf à Hawaï et en Polynésie était un mode de vie. Les missionnaires l’interdisent parce qu’elle est sensuelle et propice à la mixité. Elle devient ensuite un instrument de résistance (avant 1898) puis un outil de colonisation des États-Unis (christianisme et développement musculaire). Sa popularisation sert à attirer des colons au XXe siècle. Enfin la civilisation des loisirs s’est réappropriée l’objet. C’est le tournage du film Apocalypse Now qui a introduit le surf aux Philippines.

Le diffusionnisme

Attention au piège de l’approche par les techniques, quand on suit une invention occidentale qui se diffuse dans le monde. En dehors de quelques cas (l’ampoule électrique, le « Tampax »),  l’approche diffusionniste est incomplète. On méconnaît souvent la complexité comme pour le surf cité plus haut.

L’article de Romain Bertrand porte sur le camphre Bornéo. Il y a 20 ou 30 ans, on aurait raconté une histoire diffusionniste. On aurait évoqué l’achat du camphre par les Occidentaux aux habitants qui étaient à l’époque considérés comme arriérés. Pourtant ces gens de montagne avaient compris depuis longtemps l’intérêt de ce marché vers la Chine. Le système d’échange des Européens se coule dans un système plus ancien.

Les intervenants évoquent le gilet jaune de la sécurité routière né vers 2008, fabriqué par une industrie qui dépend des fonds de pension. C’est tout le paradoxe de ce symbole de refus adopté par le mouvement social. Ce modèle s’est diffusée, il est interdit à la vente en Égypte.

Publicité, industrialisation, morale, interrogations écologiques

Quelques exemples

Les baguettes : aire culturelle de la Chine, un objet mondialisé par les restaurants chinois, une production de 100 milliards/an de baguettes jetables fabriquées en Chine pour le monde entier.

La «robe mission » pour habiller les vahinés, imposée à la fin du XVIIIe siècle dans le Pacifique par les missionnaires pour couvrir la nudité. Elle est un symbole de réaction en Nouvelle-Calédonie, alors qu’aujourd’hui les Occidentaux sont quasiment nus sur les plages du Pacifique.

La machine à coudre et la morale : présentée comme dangereuse (orgasme de la pédale) et symbole de la monétarisation du travail féminin (voir Frédéric Leplay), sa signification s’inverse. Elle devient cadeau de mariage, jouet pour petites filles, symbole de la femme au foyer. Elle est aussi aujourd’hui outil des ateliers clandestins du Sentier et des vagues migratoires.

La machine à écrire : symbole trouble de la dactylo, imaginaire la machine de la machine à écrire qui devient un instrument de séduction (autre exemple le chapeau Panama).

L’intérêt souligné de l’étude des images qui sont associées aux objets mais qui manquent dans cet entretien.

Autres exemples : les statuettes de bouddha, appropriation d’un objet religieux qui devient objet de décoration. Le train électrique symbole, en petit, des objets industriels. Jouet recherché par les adultes et jouet genré, il est le symbole d’un monde ordonné par la technique. Le ballon de football : objet présent partout comme le jeu de ballon au pied, standardisé tardivement. La Chine se revendique comme lieu de naissance de ce jeu et aujourd’hui plus de 80 % des ballons sont fabriqués au Pakistan dans des usines où travaillent des enfants. Parallèlement il devient un objet interculturel et un outil de paix.

Une réflexion aux multiples usages

Pour de nombreux objets l’article présente une réflexion sur la somme de déchets produits les atteintes à l’environnement passé comme l’ivoire pour les touches blanches du piano qui a conduit à la baisse du nombre d’éléphants.

Ce n’est pas une histoire linéaire il y a une réinterprétation des objets dans le temps et dans l’espace.

C’est une histoire à la fois culturelle, sociale, économique, politique (identitaire). Chaque article est une mise en récit.

Une façon d’écrire l’histoire du monde nécessaire et en même temps impossible, c’est l’histoire de la culture matérielle mise en relation de l’ensemble des sociétés du monde. Le choix a été fait d’objets maniables existants en série, de fabrication industrielle ou non.

 

L’ouvrage présenté est manifestement passionnant, bon à offrir en cadeau !

 

Vous pouvez également prolonger votre lecture avec les autres comptes-rendus des conférences des RDVH de Blois 2020.

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Un article dans Le Monde et une émission sur France culture : Banjo, tongs et bidet : quand les objets racontent l’histoire du monde

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1 Réédité en 2019 dans la collection « Pluriel »