On ne peut devenir colon qu’en présence de l’Autre, devenir colon comme devenir indigène n’a rien d’une évidence. À partir d’une enquête de terrain menée en Nouvelle-Calédonie, Isabelle Merle tente de comprendre un phénomène aux effets toujours sensibles.

Intervenants :

Isabelle Merle, directrice de recherches au CNRS,

Charles-Henri Lavielle, co-fondateur des éditions Anacharsis, modérateur.

L’objectif de cette présentation (passionnante et instructive) est de revenir sur la réédition par les éditions Anacharsis de l’étude pionnière dans le genre d’Isabelle Merle intitulée Expériences coloniales, la Nouvelle Calédonie (1853- 1920). Issue d’une thèse soutenue en 1993, la première publication qui date de 1995 se distinguait déjà par son caractère singulier, dans la mesure où elle s’est intéressée aux colons de la Nouvelle-Calédonie depuis les origines de la colonisation en 1853 jusqu’à nos jours, à travers les témoignages des descendants des premiers arrivants. Cette réédition s’inscrit dans une actualité immédiate puisqu’un référendum en Nouvelle-Calédonie a été organisé le 4 octobre dernier[1].

Isabelle Merle débute son intervention avec une pensée pour les professeurs obligés de faire cours avec un masque, consciente de la pénibilité de la situation mais aussi de sa nécessité. (Merci à elle pour cette pensée !)

Cette première publication, fruit d’une première enquête de jeunesse menée en 1990 sur le terrain, avait reçu une petite réception. A l’époque la colonisation était peu abordée ou du moins n’était  traitée dans les débats publics que sous un angle quasi unique revenant à échéance régulière (pour le débat français) : celui de l’Algérie et de la guerre d’Algérie. A part cela, la colonisation n’était pas abordée à ce moment. Actuellement le livre peut être mieux reçu, d’une part parce que les débats ont pris de l’ampleur en France à partir des années 2000 et ont bénéficié des débats américains issus des postcolonial studies, et d’autre part parce que la question connaît un réel regain d’intérêt sur la question, notamment parmi les jeunes.

Son intérêt qui dépasse la Nouvelle-Calédonie, repose en premier lieu sur cette question centrale : qu’est-ce qu’un colon ? Cela peut paraître étonnant car souvent cette question était perçue comme évidente et on ne s’interrogeait pas réellement. Dans les débats pro ou anti, le colon représente soit la France pionnière, méritante soit la figure horrible par excellence que l’on dénonce. A l’origine Isabelle Merle avait pour volonté de s’intéresser aux pieds-noirs après leur départ d’Algérie, et à l’histoire sociale qui s’y rattache. Ce monde des migrants français qui sont partis aux colonies au XIXe et au XXe siècles, ainsi que le voyage et le déracinement qui vont de pair,  sans oublier  le ré- enracinement dans le contexte des colonies  pose une question  centrale : comment des individus  ont pu tout lâcher pour partir là-bas dans ce contexte particulier, sous « situation coloniale » (comme l’avait déterminé le sociologue Georges Balandier qui avait proposé cette dénomination) ? qu’est-ce que cela  signifie en termes d’identité personnelle et de construction de soi par rapport à l’autre ?

Isabelle Merle a l’honnêteté d’avouer qu’elle ne connaissait rien à la Nouvelle-Calédonie en 1988 et même qu’elle ne savait même pas situer le pays sur une carte ! Contrairement à beaucoup de chercheurs qui ont souvent des attaches, des réseaux et/ou des racines sur ces territoires situés aux quatre coins du monde, ce n’était pas son cas lorsqu’elle débute son travail au début des années 90. Elle découvre également la Nouvelle-Calédonie au travers de ce que l’on a appelé : « les événements » avec en amont une rencontre, comme cela se passe souvent dans le domaine de la recherche, ici avec un professeur anthropologue et qui travaillait depuis 20 ans sur le monde kanak et qu’elle a rencontré alors qu’elle faisait un DEA sur un tout autre sujet.

Afin de faciliter la compréhension pour le public, Isabelle Merle se livre à un bref rappel des événements. Entre 1984 et 1988, des conflits extrêmement durs explosent en Nouvelle-Calédonie : les Kanaks dont beaucoup de jeunes, se révoltent, excédés par le système qui pèse sur eux même s’il n’est plus réglementé par les régimes administratifs anciens. Mais la pesanteur des héritages est telle que la Nouvelle-Calédonie des années 80-90 reste, comme elle le constate sur place, très marquée par une ségrégation très forte et des inégalités territoriales marquées. En effet, au début des années 90, lorsque l’on quitte Nouméa la capitale au sud et que l’on « monte » vers les tribus[2], les routes deviennent imprévisibles, inexistantes et laissent la place à une piste la plupart du temps impraticable. L’électrification des villages est extrêmement insuffisante, les habitats rudimentaires témoignent quant à eux d’une très grande pauvreté persistante. Du côté kanak la peur est ancrée comme une seconde nature engendrant des réflexes automatiques : on enlève sa casquette on baisse les yeux, on fait attention à l’Européen y compris l’anthropologue … (mais depuis le rapport s’est très largement rééquilibré !) Isabelle Merle se souvient aussi d’un café avec un petit écriteau sur lequel était indiqué : « interdit aux claquettes » ce dernier terme désignant indirectement les Kanaks en général chaussés ainsi quand ils n’étaient pas pieds nus.

Isabelle Merle avait fait le choix d’étudier les colons Nouvelle-Calédonie pour des raisons bien précises.  Personne n’avait jamais travaillé sur les colons de Nouvelle-Calédonie, les Caldoches, termes un peu méprisant dans le contexte des événements. Ces événements ont donné lieu à des affrontements très durs puisque des barrages sont érigés, tandis que dans d’autres endroits, les relations sont très conflictuelles (parfois la conflictualité remontait à une centaine d’année) les Kanaks signifiant par exemple à un colon qu’il avait deux jours pour partir de sa propriété. L’ébullition, qui s’inscrit aussi dans le contexte de la politique entre Mitterrand et Chirac, est telle que les gens ont eu très peur et toute la côte Est du territoire a été vidée, le niveau de violence et de crainte ayant été fort des deux côtés. Des affrontements ont lieu au milieu desquels l’armée est présente. Les affrontements aboutissent aux événements de la grotte d’Ouvéa aux termes desquels 19 jeunes ont été tués dans les conditions qui confinent au crime d’État puisqu’ils étaient sortis de la grotte et certains étaient blessés. Mais une amnistie générale est prononcée pour éviter des deux côtés de continuer la bataille. La Calédonie rentre ainsi dans une paix civile avec la signature de l’accord de Matignon qui se poursuit en 1998 avec l’accord de Nouméa. C’est donc dans ce contexte tendu qu’Isabelle Merle arrive en 1990.

Quelle fut la genèse de son doctorat ? Habitant, Paris à la fin des années 80, elle a eu l’opportunité de lire des lettres d’un missionnaire installé sur la côte Est en 1864 et qui a rédigé au quotidien ce que signifie « aller évangéliser ». Isabelle Merle est vite fascinée par cet individu qui n’arrête pas de se plaindre du climat, des moustiques des Canaques qui ne veulent rien entendre, qui se battent et se divisent entre ceux qui sont favorables et ceux qui sont défavorables aux missionnaires. Déjà, l’armée est présente aux moindres difficultés, et n’hésite pas à attaquer les villages de Kanaks pour les déplacer. Elle comprend aussi que, derrière ces lettres, existe un monde social étonnant en particulier du côté européen. En effet ce n’était pas une colonisation dont on avait l’habitude car ce missionnaire parle bien d’un monde européen très disparate avec des éleveurs arrivés dès les années 1850, poussant leur bétail sur le terrain, essentiellement des vaches[3]. Or la présence de la vache se révèle vite dévastatrice pour l’agriculture traditionnelle canaque. En effet, les Kanaks sont des horticulteurs très soigneux au sens large avant tout comme beaucoup de peuples du Pacifique, les plantes ont une importance à la fois symbolique et pratique car ils en vivent. En témoignent à l’époque les tarodières, plantations ingénieuses qui impressionnent beaucoup les Européens avec sa plante-reine : l’igname, investie de pouvoirs symboliques religieux très importante dans les échanges et garante des liens entre les individus.

L’originalité de la colonisation de la Nouvelle Calédonie

Puis, Isabelle Merle revient sur la chronologie de la colonisation de la Nouvelle Calédonie dont le modèle reste original à plus d’un titre.

1853 est l’année marquant la prise de possession de la Nouvelle-Calédonie. Elle est suivie par l’arrivée d’individus rarement français, qui proviennent d’Australie et qui incarnent la migration européenne du XIXe siècle. Originaires de la Grande-Bretagne, d’Allemagne, de la Suède ils font partie de la masse européenne qui quitte l’Europe et rejoint les États-Unis. De là, certains partent vers l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Puis, un petit segment décide de rejoindre la Nouvelle-Calédonie. Ce sont eux qui amènent des élevages extensifs, chassent les Kanaks et s’accaparent des propriétés très importantes. Cette première colonisation provoque une grande révolte en face-à-face en 1878. Mais les Européens se maintiennent.

Dans le même temps, la France élabore un plan destiné à faire de cet espace un territoire très original mais dans la douleur pour les Kanaks puisqu’ils sont ignorés. Il s’agit d’en faire une colonie de peuplement [4] avec un projet fort, défendu par le Ministère de la Marine : y installer un bagne alternatif à celui de la Guyane qui s’est avéré mortifère. En effet, la Guyane tue car les gens qui y envoyés meurent. La colonisation est donc impossible là-bas. À l’inverse, on sait que le climat de Calédonie est favorable tandis qu’aucune mortalité par maladie n’est relevée. S’impose la double idée répandue d’un climat méditerranéen et la présence de terres immenses (la colonisation a beaucoup d’imagination !). Rappelons que, derrière le bagne, se cache l’idée de transformer les condamnés en paysans, obligés de rester en Nouvelle-Calédonie pour une durée en général de huit ans ou moins, avec une condition. Au terme de sa peine, si le colon souhaite rentrer, le billet de retour ne lui est pas payé. Ceux qui sont condamnés à plus de huit ans restent à vie, exilés dans cette colonie pénitentiaire avec interdiction d’en sortir. S’il n’y avait pas eu ce projet de bagne peuplant, la figure de la colonisation de la Nouvelle-Calédonie aurait été autre mais elle aurait forcément existé étant donnée la poussée migratoire de l’Europe au XIXe siècle.

Parallèlement à ce projet, la France a un autre souci. Elle possède un empire colonial … sans avoir les moyens de le peupler. En effet, les Français ne partent pas pour des raisons complexes que le temps imparti ne permet pas d’aborder mais Isabelle Merle met en avant l’une des principales causes : un enracinement rural de la population française très puissant. Un chiffre en témoigne : 90 % de la population française naît et meurt dans son propre département. Pour résumer : les Français ne veulent pas partir. À l’inverse, les Highlands ont été littéralement vidés pour envoyer les gens parfois de manière très violente vers le Canada, l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Quant à l’Irlande, l’histoire des migrations est dramatique puisque qu’elle est liée à la grande famine entre autres. La France ne connaît pas cette situation. Par conséquent, le projet de peuplement est pensé pour ceux qui veulent bien partir vers les colonies avec d’abord l’Algérie, qui sert d’ailleurs de modèle au projet calédonien. On essaie de pousser des pauvres ce qui permet au passage de donner une réponse à la question sociale : avant que les classes laborieuses ne deviennent dangereuses autant leur donner le bien qui était à l’époque le plus précieux du temps, la terre. On part donc pour la terre. L’étude qui est faite sur ces petits colons montre bien qu’une partie d’entre eux sont des individus qui quittent les campagnes parce qu’ils n’ont pas réussi l’assise foncière. A cette époque les Français sont paysans. Or pour les Kanaks c’est aussi un drame car ils le sont également à leur manière.

Cette situation se conjugue avec une autre idée développée par le Ministère, celle de la terre rédemptrice : on veut soigner des gens qui ont mal agi en leur offrant la terre et en leur faisant travailler de façon à ce qu’ils retrouvent une morale et une régénération tout en étant aidés par des colons laborieux mais honnêtes. Ce schéma propose donc une véritable petite France idéale pour les années 1880. Mais reste la question canaque …

Pour la résoudre, la Nouvelle-Calédonie connaît alors une forme de colonisation extrême et violente qui reprend là aussi (en partie) l’exemple algérien : les individus sont repoussés et cantonnés dans des sites appauvris, tandis que les clans sont mélangés au mépris des règles sociales établies et qu’un système de propriété collective est mis en place. Mais par contre, ce dernier est figé puisque les Kanaks n’ont pas le droit de vendre tandis que les colons se voient interdits d’acheter cette terre réservée. La ségrégation spatiale est donc organisée. Le système est, par la suite durci avec l’application du code de l’indigénat à partir de 1887. Ce dernier est bien sûr adapté aux particularités locales et l’accent est mis sur les interdictions de circulation. Ainsi, les Kanaks ne peuvent plus sortir de leur district sans autorisation, ils n’ont pas le droit d’être dans le centre européen après 20 heures ni de traverser les propriétés européennes même s’ils doivent marcher 4 km pour aller chercher l’eau … tandis que les colons ne peuvent pas s’installer dans les réserves. Il existe donc un très fort contrôle de la mobilité canaque et, selon Isabelle Merle, on pourrait qualifier cette situation de « grand renfermement » pour reprendre l’analyse de Michel Foucault. Ce schéma particulièrement dur a laissé des traces très importantes. En effet, dans les années 90 Isabelle Merle a rencontré des individus qui lui racontent cette emprise coloniale non pas comme une histoire révolue ancienne et terminée, mais comme étant toujours présente et ancrée dans leur mémoire alors que, depuis 1946, les Kanaks ont reçu la citoyenneté et que le code de l’indigénat a été aboli. Les rapports sociaux sont toujours marqués par une certaine rugosité et une logique de barrière qui fait qu’on ne se fréquente pas.

Cette ségrégation a laissé des marques profondes, la Nouvelle Calédonie ayant 250 000 habitants qui ont été extrêmement meurtris par les événements et la mort de Jean-Marie Djibaou et Yeiwéné Yeiwéné. Lors de l’arrivée d’Isabelle Merle sur le terrain et dans cette ambiance pesante, très vite elle « détonne » car non seulement elle est une jeune femme venue de Paris mais en plus elle vient pour enquêter sur les colons, les caldoches, ce qui est problématique. Isabelle Merle revient sur la genèse de sa thèse en nous expliquant qu’elle-même a eu beaucoup de mal à trouver un directeur de thèse et après avoir fait le tour d’un grand nombre d’universitaires qui lui ont adressé une fin de non-recevoir parfois un peu sèchement. Les Kanaks n’étaient pas considérés comme étant à la hauteur des grandes civilisations dans la mesure où ils n’ont pas laissé de temples monumentaux, par exemple. En prime elle travaillait non pas sur les seuls Kanaks mais sur les colons. Son sujet portait sur la sociologie des migrants français devenus colons au XIXe siècle avec en plus. En 1990, il était quasiment impossible de soutenir un projet tel que celui-ci. Néanmoins elle fini tant bien que mal par trouver un spécialiste de Java qui n’avait rien à voir avec son sujet mais qui a accepté de devenir son directeur de thèse[5]. Ayant bénéficié d’une bourse, elle part en Australie où elle se familiarise dans un premier temps avec le monde australien et néo-zélandais où cette question était à l’époque honorable. L’histoire des migrants britanniques partant pour l’Australie (les Smileys migrants) sont une histoire familière pour le monde anglo-saxon mais pour nous, français, cela n’existe pas à ce moment. En prime nous étions en plein dans les événements durant lesquels les Caldoches n’hésitent pas à formuler en termes violents leurs ressentiments. Or, si personne n’a envie de travailler sur les Caldoches, individus se situant pourtant au cœur de notre histoire, Isabelle Merle a toujours eu conscience que ces individus qu’elle a étudié durant ses neuf mois de terrain auraient pu être un membre de sa famille.

Comment devenir un colon ?

Dans un XIXe siècle chrétien, la Nouvelle-Calédonie n’est pas, à l’époque, la destination la plus facile ni celle qui est recherchée pour trois raisons : d’une part il y a le bagne, et d’autre part les Kanaks sont encore anthropophages comme toute population du Pacifique. En prime, l’individu qui part n’est pas sûr de rentrer, la durée du trajet dure deux mois et demi et le prix du ticket n’est pas donné.

Deux catégories de population sont présentes au départ : ceux qui partent les chaînes aux pieds, et ceux qui, volontaires, se présentent au département des colonies au Ministère des colonies, L’Union coloniale leur délivre quant à elle des livrets de propagande intitulés : « comment devenir un colon ? » qui détaillent les conditions du départ et de l’accueil et leur donne quelques conseils pour s’installer. Il leur est indiqué que le voyage leur est payé et qu’ils recevront une fois sur place une concession de terre (par ailleurs identique à celle donnée aux bagnards soit 4 hectares). Dès lors, ils ont cinq ans pour la mettre en valeur à moitié. Au terme de ces cinq années ils acquièrent le titre de propriété. Les individus emmènent avec eux toute leur famille en rêvant de cette terre. Dans un premier temps ils arrivent à Nouméa au dépôt des immigrants puis ils sont installés sur la côte ouest en priorité. Les kanak les attendent, encadrés par les gendarmes et partent les installer … sur leurs terres dont ils ont été spoliés. D’autres colons arrivent par bateaux et rejoignent la côte et s’enfoncent ensuite dans des vallées pour être installés au milieu de nulle part. L’historien dispose de sources car ils ont écrit à leur famille. L’année 1897 marque un tournant : le bagne est arrêté et on exige désormais des colons qui souhaitent partir qu’ils disposent d’un petit capital de 5000 Fr or, ce qui correspond à la petite classe moyenne caractéristique de la IIIe République.

Le livret explique en prime que, pour être un bon colon, il faut s’exprimer d’une certaine façon aux Kanaks tel un bourgeois qui parle aux domestiques après un apprentissage. Des postures sont indiquées. Il est précisé à toutes fins utiles que le pays est pacifié puisque certes, il y a eu des révoltes mais l’armée est présente et prête à intervenir en cas de problème. D’ailleurs, après 1878, le télégraphe est installé en Nouvelle-Calédonie afin de permettre des interventions militaires plus rapides, ce qui témoigne de la mise en place d’une sécurisation. Cet aspect fait aussi partie de l’apprentissage de la terreur chez Kanaks puisqu’ils savent depuis 1853 que toute attaque envers les blancs se solde par une intervention militaire. Dans d’autres coins, des centres de colonisation sont établis et les colons sont installés dans des villages ; par conséquent les colons ont donc cette impression de sécurité.

Mais ces installations aboutissent à des situations ubuesques comme en témoigne le cas d’un colon arrivé seul, sans épouse, qui meurt lors de la révolte de 1878 mais dont la correspondance avec son frère révèle avant tout qu’il ne comprend rien au monde social qui l’entoure. Il décrit par exemple les périodes de sécheresse, les ouragans, les moustiques et se rend bien compte d’ailleurs que ce n’est pas la Méditerranée qu’on lui avait décrite. Il voit des Kanaks autour de lui, aller et venir et les décrit à son frère comme des nomades qui ne veulent pas trop travailler. Il ne comprend pas alors qu’il est témoin de l’une de leurs coutumes de guerre consistant à s’envoyer des messages de cette façon pour se mettre en révolte. Il est mort sans comprendre la signification de ces trajets.

Le travail de terrain d’Isabelle Merle

Isabelle Merle va donc chercher les descendants des colons qui, en 1990, sont parfois encore installés sur les terres de leur grand-père qui se sont battus avec les voisins Kanaks dont les descendants sont, eux, de leur côté, toujours installés dans les réserves indigènes. Un face-à-face est donc persistant. A cette époque les jeunes ont parlé pour la première fois, dénoncé, et surtout chanté les événements, occasion de constater que le conflit qui s’est déroulé à la fin du XIXe siècle est toujours présent comme s’il avait eu lieu la veille. Il faut ici rappeler qu’en Nouvelle Calédonie, chez les Kanaks, on a la légitimité sur le sol par le récit (souvent chanté) de votre groupe et, plus on est ancien, plus on est légitime. Cette idée persiste toujours à travers une affirmation se résumant ainsi : « nous sommes les plus anciens, nous avons un droit originel et nous accueillons et ouvrons et nous vous donnons un droit d’usage à condition que vous nous respectiez ».

Charles-Henri Lavielle revient sur cette mémoire qui a conservé de différentes manières ce qui existait antérieurement à la colonisation. Il relève un lien très fort entre le nom et le foncier ce qui a permis aux Kanaks de se souvenir et d’entretenir la mémoire du foncier perdu après les révoltes de 1878 et de 1917. Or justement, on a l’impression que la mémoire est partout dans cette histoire y compris sur la question des colons et des Caldoches d’autant que les événements ont permis de la voir ressurgir mais aussi de prendre conscience que finalement les Kanaks existaient.

Isabelle Merle développe cet aspect. Effectivement lors des événements, les Kanaks ont parlé, ce qui a été extrêmement important pour eux. En face, il y a eu très certainement un effet de sidération chez les Caldoches. L’incompréhension du petit colon du XIXe siècle mentionné précédemment, s’est étonnamment maintenu au fil du temps puisqu’une fois la pacification achevée, les colons ont développé le sentiment que tout allait bien et que les Kanaks étaient au fond de braves gens gentils. Mais, dans le même temps, la mémoire des révoltes a persisté chez eux, doublée d’une peur atavique des révoltes canaques depuis 1878 et ce, malgré cette impression de sécurité. Isabelle Merle s’était posée la question sur le terrain : est-ce que les gens auraient accepté de parler de la même manière avant ? Elle avait été prévenue que personne ne lui parlerait mais elle est néanmoins venue, intellectuellement armée grâce à son année passée en Australie où elle a pu travailler durant un an à la Mitchell library. Cette dernière est l’une des premières bibliothèques anciennes qui avaient été créées en Océanie, bibliothèque qui a accumulé énormément de matériel concernant le monde Pacifique et la Nouvelle-Calédonie en particulier.

Arrivée sur place, elle adopte la stratégie suivante : plutôt que d’aller voir les gros colons installés et de leur poser frontalement ses questions, elle décide d’aller plutôt voir les petits, ignorés. Isabelle Merle avoue aussi avoir été aidée dans ses démarches par un milieu calédonien en dissidence, qui était conscient de l’histoire, de la colonisation et son poids et plutôt marqué à gauche politiquement.

Le libéré du bagne, figure oubliée

Isabelle Merle est aussi partie d’un constat et d’une interrogation, elle ne comprenait pas où était passée la population du bagne. Par conséquent, au lieu de demander aux colons ce qu’ils pensaient des Kanaks, elle les interroge, à leur grande surprise, sur une figure complètement oubliée dans le pays : le libéré du bagne.

Le groupe des libérés était composé en majorité d’hommes sortis du bagne mais auxquels aucune terre n’était donnée. Il faut rappeler que seulement 12 % de la population du bagne gagnait cette récompense suprême pour bon comportement. Pour les autres, le discours était autrement plus rude : ils sont invités à prendre leur baluchon, à quitter Nouméa et à ne plus y remettre les pieds sauf s’ils ont un engagement de travail. Or un nombre important d’hommes avait été condamné au bagne vers l’âge de 25 ans. Ils en sortent vers 40-45 ans, brisés avec l’impossibilité de retourner en métropole. Pour chercher du travail ils avaient deux solutions : soit ils allaient sur les propriétés demander des travaux ou bien ils faisaient des coups de mine[6]. L’ultime solution était d’aller en tribu où ils s’installaient.

Or ces individus n’ont rien laissé, pas de nom car ils n’ont pas de terre ; en effet en Nouvelle-Calédonie de part et d’autre de la frontière coloniale si on n’a pas son nom sur la terre, on n’existe pas. Ils ont donc été complètement oubliés. Le contexte l’aide dans cette démarche car lors des événements, les Kanaks ont poussé les colons dans leurs retranchements. Pour les descendants du bagne tout l’enjeu a été de dire qu’ils n’y pouvaient rien, leur grand-père étant arrivé les chaînes au pied donc la situation n’était pas de leur faute, manière de faire l’économie de toute réflexion pour les générations suivantes. Pour les autres, le discours consistait à dire qu’ils avaient été poussés par l’État : « on nous a donné des terres, on n’y peut rien ». C’était une façon d’opposer aux Kanaks le pourquoi de leur présence, mais c’était aussi et surtout la première fois que les événements secouaient à ce point cette population jusqu’à lui faire dire pourquoi elle était là, ce qui n’était pas envisageable avant.

Pour conclure, Isabelle Merle précise qu’elle a toujours eu conscience de travailler sur la France et une histoire populaire où les individus ont connu des destins parfois très surprenants. Certains de ces petits colons ont gagné au change en devenant propriétaires de leurs terres, patrons des Kanaks et des travailleurs importés, notamment les javanais. Ils étaient du bon côté de la barrière coloniale, ils étaient écoutés en cas de problème alors que pour les Kanaks il était absolument inenvisageable qu’ils se plaignent. Concernant le sort des anciens condamnés, Isabelle Merle a eu de grosses surprises. Certes une misère noire règne parmi eux mais certains s’en sortent mieux que d’autres, notamment ceux qui ont réussi à faire venir leurs femmes et leurs enfants sur place[7] autrement dit des individus susceptibles de travailler sur la terre, cet espace de 4 ha qui leur est donné à la sortie du bagne. Certains parviennent même à racheter et obtenir de l’administration les terres de leurs collègues du bagne qui ne savent pas la travailler. Par conséquent certains condamnés ont construit un héritage foncier qu’ils n’auraient jamais pu obtenir en France, tandis que les Kanaks, sont toujours perdants.

Séance de questions-réponses avec le public

-Si on peut regarder la situation aujourd’hui, celle du second référendum, la situation a évolué donc on peut imaginer que le troisième verra le oui en faveur de l’indépendance l’emporter ?

Les accords qui ont d’abord restauré la paix civile ce qui était très important ont aussi proposé un rééquilibrage qui était absolument indispensable puisque les inégalités étaient criantes. Même si elles persistent encore de nos jours, elles se sont considérablement resserrées. Le nord qu’Isabelle Merle a connu à l’époque avec des routes quasiment impraticables, n’existe plus, il y a eu une transformation du pays énorme depuis 30 ans. Le référendum révèle une chose : on a un clivage fondamental entre deux blocs qui s’affrontent : les Kanaks et les non-Kanaks. Les premiers votent en majorité pour l’indépendance, ceux qui n’y sont pas favorables sont une petite minorité. Les non-Kanaks quant à eux votent encore en majorité pour la France. Le oui est un projet qui offre une inspiration prospective. Mais ce projet peut faire peur, Isabelle Merle a des amis Kanaks inquiets, les indépendances tournant parfois mal. Ce qui monte en puissance est avant tout l’idée de construire un pays tout en arrêtant avec cette fiction très mortifère selon laquelle la Nouvelle-Calédonie c’est la France. Pour Isabelle Merle, le pacte doit être autre et se réinventer, au sein ou en dehors de la République mais cela ce n’est pas à nous d’en décider. C’est un choix que feront les citoyens calédoniens mais le fait est que l’on est au bout d’un pacte. La réflexion qui a été entamée rebondit même sur l’Outre-mer français ou certes les demandes ne sont pas les mêmes (par exemple les tahitiens ne veulent pas de l’indépendance même si un parti existe). Cependant les grèves qui se sont déroulées dans l’Outre-mer sont aussi un appel à repenser leur singularité. C’est donc à la France de se réinventer mais avec cette histoire impériale que l’on peut contester condamner, mais elle est là. Donc ce petit pays renvoie à des questions générales. Mais une fierté canaque est là très présente avec des jeunes qui votent massivement et restent fidèle à l’histoire et à leurs familles qui ont connu le régime de l’indigénat. Les jeunes Kanaks sont à fond mais pas qu’eux …

N’oublions pas que la Nouvelle-Calédonie a autorisé les statistiques ethniques. Ainsi la population calédonienne se décompose ainsi : les Kanaks représentent 39 % de la population, les Caldoches 27 % et les autres se déclarent « autres », le recensement étant déclaratif. Dans cette dernière catégorie on retrouve des individus qui se disent métis, ou calédoniens ce qui traduit l’idée qu’on est du pays avant tout et cette tendance monte actuellement. La Nouvelle-Calédonie a également attiré des Wallisiens originaires de Polynésie dans les années 60 comme travailleurs. Vite, des rivalités ont éclaté entre polynésiens et mélanésiens, ce qui peut s’expliquer par le fait que les Kanaks ont été particulièrement méprisés dans la grille coloniale (les polynésiens ont toujours été vus comme un peuple à protéger l’homme polynésien étant perçu comme l’archétype de la virilité contrairement aux Kanaks considérés comme efféminés … à tort). Les clichés racistes ont pesé. Un parti wallisien a été créé et, actuellement il cherche à redéfinir ses liens avec la Nouvelle-Calédonie avec l’idée que l’on est avant tout calédonien.

-Qu’est-ce qui soude ces colons au-delà de leurs différences sociales ? Qu’est-ce qui fonde leur identité ?

C’est d’abord le registre administratif : ils sont citoyens. Les Européens de Nouvelle-Calédonie peuvent accéder à la naturalisation. Certains viennent des colonies, notamment d’Algérie, ces derniers étant venus non pas de leur plein gré mais les fers aux pieds, mais ils sont passés du côté des colons car ils étaient dans le bagne. On arrive indigène, arabe, et on sort du bagne citoyen français.

Texte et photos : Cécile DUNOUHAUD

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[1]  Ce référendum d’autodétermination a été organisé dans le cadre de l’accord de Nouméa signé en 1998. Il s’agit du deuxième des trois référendums prévus par cet accord, après celui de 2018, et du troisième organisé sur l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie, le premier s’étant tenu en 1987. 53 % des suffrages se sont exprimés en faveur du maintien dans la République française.

[2] Les tribus continuaient à désigner le lieu où habitent les Kanaks et qui correspondent aux anciennes réserves indigènes où ils ont été refoulés au XIXe siècle. Ils sont depuis, devenus des lieux de vie, des villages. L’expression « monter à la tribu » a perduré à travers le temps.

[3] En Nouvelle-Calédonie il n’y avait pas réellement de faune, donc pas de vache, les seuls animaux présents avant la colonisation étaient la roussette le rat et la poule ! À noter que l’acclimatation du cochon n’a pas réussi pour des raisons qui restent encore à éclaircir…

[4] Tahiti a échappé à cette catégorisation car elle ne disposait pas de terres.

[5] Il s’agit de D. Lombard

[6] Pour rappel, la Nouvelle-Calédonie possède de nombreux gisements de nickel.

[7] Comme le précise Isabelle Merle il fallait en effet très amoureuse pour les rejoindre !