Le concept d’âme va de pair avec la spiritualité. Quant au corps, il est ce qui permet au fidèle de préparer sa vie d’après… De ce fait, gouverner les âmes et les corps sont des pratiques qui sont étroitement liées. Durant cette table ronde, les différents intervenants ont apporté quelques éclairages sur la gestion des âmes et des corps par l’Église .

 

Intervenants 

Joël CHANDELIER (modérateur) , maître de conférence en histoire médiévale à Paris VIII, archiviste paléographe. Spécialiste de l’histoire des médecines latine et arabe, des sciences, des rapports entre le monde arabe et le monde occidental.

Arnaud FOSSIER (AF) , maître de conférence en histoire médiévale à l’Université de Bourgogne, ancien. Spécialiste d’histoire de l’Église au Moyen âge, notamment le droit canonique, le gouvernement pontifical et les justices d’Église.

Maryline NICOUD ( MN) , professeure d’histoire médiévale à l’Université d’Avignon et des pays du Vaucluse, membre du laboratoire CIHAM. Spécialiste des régimes de santé, de la médecine et du pouvoir lors de la renaissance italienne.

Caroline MULLER (CM) , maîtresse de conférence en histoire contemporaine à l’Université Rennes-II. Spécialiste de l’histoire de l’Église catholique, du genre et de l’intime.

 

 

Introduction par le modérateur

 

Après une brève présentation des intervenants, le modérateur lance les pistes de réflexions suivantes :

Quelles sont les limites du gouvernement des âmes et des corps? Quelle est la frontière entre le corps et l’âme ?

Diriger les actions des individus est une pratique courante mais pour le corps et les âmes : Peut-on réellement imposer quelque chose que l’on ne peut pas réellement voir ?

Quelles sont donc les tentatives de gouverner les âmes et les corps ?

 

  « Qu’est-ce que gouverner les âmes et les corps ? Peut-on gouverner une âme ou un corps ?
Y a-t-il une conscience de cela ? »

 

CM : En théorie, il existe une direction de conscience, qui connaît son âge d’or au XVIIème siècle. Chaque individu doit choisir un conseiller spirituel, dont la mission est d’aider la personne, à voir le plan de Dieu pour elle. En pratique, cela illustre deux objectifs de l’Église ; à savoir s’assurer un corpus de normes, et diriger les personnes qui ont des problèmes vers le Salut. Par ailleurs, en passant par l’âme,  on effectue un bon usage de son corps. Dès lors, l’Église propose des techniques de direction à une frange de la population qui en fait la demande. Cela rejoint l’adage de Fénelon : « On apprend à diriger en étant soi-même dirigé. »

 

AF : La théologie chrétienne, vis-à-vis du gouvernement des âmes, désigne la part immortelle et immatérielle de l’humain. L’invention de l’Église réside dans la création des catégories et des techniques. En effet, gouverner les âmes sert à anticiper ce qu’elles vont devenir après la mort. L’objectif est clair : bien conduire les âmes vers leur Salut. Pour cela, le principal moyen dont se dote l’Église, à partir de la réforme grégorienne, est la distribution des sacrements. Puisque que pour Grégoire le Grand : « Le gouvernement des âmes, c’est l’art des arts. »

Y a-t-il un rapport entre corps et âmes ? A quoi cela sert-il ? Y a t il une littérature particulière ?

MN : Selon les travaux d’Aristote, il y a une nécessité de bien se connaître pour mieux gouverner. Il faut savoir intérioriser et réguler ses passions ainsi que ses émotions sensibles. De plus, se développe dans le monde arabo-sislamique,  de rédactions de philosophes sur le sujet, dont  le modèle est puisé dans une littérature de type anonyme.

Ces écrits portent sur le  corps au quotidien, la dimension éthique et gouvernementale sur le corps politique. Par conséquent, il y a un lien entre le gouvernement du corps et celui des âmes.

La métaphore corporelle est omniprésente dans  des pans de la  littérature politique. Les liens sont donc excessivement forts entre les milieux savants. De plus, la pensée est  très labile et mouvante. 

 

AF : la métaphore pastorale est à l’étude durant ces dernières décennies. On doit conduire les hommes comme des brebis, car  « Le pasteur des pasteurs, c’est le Christ. ». Il faut veiller dans une forme de bienveillance. L’Église ne se pense pas comme un pouvoir coercitif.

En effet, entre le Ve et XIIIe siècle, il y a une évolution majeure des techniques.

La première, plus ancienne, est la prédication. Il s’agit du  premier moyen pastoral pour mener le troupeau.  L’autre technique est la confession, utilisée d’abord chez les moines ;  elle s’inscrit dans une forme de pénitence. Le corps est en pénitence pour soigner l’âme. L’aveu de la faute permet de faire pénitence, mais il faut aussi prendre en compte le processus de la réparation de cette faute.

Les autres pratiques développées sont le jeûne et le pèlerinage ; ils mettent en jeu le corps. Quant à la pratique de la flagellation, elle est minoritaire dans la société. Cette ascèse est surtout pratiquée par les moines, dont les buts sont de juguler le désir, la libido, les envies de chair et contrôler son âme.

Enfin, la confession  se pratique d’abord chez les moines, puis elle bascule massivement aux XII-XIIIème siècles chez les fidèles. En 1215, une bulle pontificale réglemente l’obligation de confession.

 

CM :  Selon Jules Michelet : « pour bien se diriger, il faut bien s’observer ». Donc, le contrôle de la pensée doit être permanent.  Des propositions de techniques très concrètes, pour les directeurs de conscience, apparaissent. Il s’agit d’une série de manuels, renommée « la papeterie du Salut ». A cela s’ajoute toute une correspondance entre le dirigé et son directeur de conscience. Cette correspondance est basée sur un contrat ; le dirigé doit tout relater de ce qui se produit dans son âme et son corps. Cependant, J.Michelet dénonce tout cela, puisque la plupart des fidèles sont des femmes,  et donc les maris sont moqués par les directeurs. Là se tient un paradoxe : techniquement, le directeur doit apprendre au dirigé à se diriger lui-même, mais il y a une très grande porosité entre la technique et la théorie.

 

AF : Il existe une véritable bureaucratie du gouvernement des âmes au XIIème siècle, grâce à la Réforme grégorienne.  La papauté crée même un office : la pénitencerie. On y reçoit des suppliques qui sont des lettres adressées au pape dans le but de recevoir le pardon. De là émerge une gestion administrative. Au XVe siècle : il y a plusieurs milliers de suppliques contre quelques-unes au XIIe siècle .

 

Petite digression sur la gestion du corps et les ouvrages qui apparaissent

 

MN : Il y a toute une littérature technique et savante, mais aussi de la vulgarisation scientifique.  C’est le fruit d’une double demande : un besoin social des élites et une nécessité médicale. Le corps en bonne santé est un objet médical.

 

Concrètement, on y retrouve des indications sur l’hygiène de vie : l’ensemble de facteurs internes au corps, des facteurs « environnementaux » : la fonction digestive, l’exercice, la veille, le repos, la sexualité.

 

Est-ce que les âmes sont réellement gouvernées ? Existent-ils des effets collatéraux imprévus ?  Entre le gouvernement individuel et  le gouvernement collectif : y a-t-il une différence ou non ?

 

AF : Il y a une intériorisation des règles, très compliquée à étudier pour les historiens, car les sources médiévales ne sont pas explicites.

Selon l’expression de  Max Weber, « le désenchantement du monde » est du à une série de facteurs convergents dont la baisse d’adhésion au mode de gouvernement de l’Église. Un exemple est la croyance du purgatoire. Cette croyance voit une augmentation exorbitante des chiffres des messes dès sa création par l’Église, preuve d’une grande angoisse, puis vers la fin du Moyen-âge, une baisse notable.

 

MN : Le Moyen-âge ne choisit pas le primat sanitaire, mais le primat commercial.

 

Reste-t-il des techniques de gouvernement des corps et des âmes ?

 

MN : Dans les années 1970 et 1980, la  santé est un bien à conserver, et doit être assortie avec un management de soi. Après 2 siècles d’oublis émerge à nouveau la politique de la santé. Le principe de base est lié à l’époque d’Hippocrate : tout ce qui est avalé doit être expulsé de façon naturelle.

 

AF : Pierre Legendre a travaillé sur les liens que l’on peut tisser sur le droit canonique et le management. Il fait référence à la flexibilité du droit canonique : toute règle peut faire l’objet d’une adaptation, d’un accommodement.

On peut établir des liens avec les formes contemporaines d’audit. Au XIIIe siècle, la visite pastorale est en plein essor.  L’évêque sillonne son diocèse, il s’entoure de son « staff », visite des monastères et des paroisses. Au  XVe siècle, des questionnaires conservés dont les listes de questions au curé de paroisse.

 

CM : Le bulletin chiffré du dirigé avec ses  notes personnelles ressemble au bullet journal. Le postulat est le suivant :   « On peut se changer ». L’individu est plastique, il peut se modifier. On peut donc considérer cela comme la racine du développement personnel. Tout cela concourt à la dépolitisation du rapport à soi et sa place dans le monde.