Y a-t-il péril en la demeure ? Comment dépasser le procès des noires intentions versus « colorblindness » ?

Près de 20 ans après la loi reconnaissant l’esclavage colonial comme un crime contre l’humanité et dans le contexte de la mobilisation antiraciste, ressurgissent revendications et crispations, autour des perspectives dites postcoloniales ou décoloniales. Que nous disent-elles des positionnements historiographiques anciens et nouveaux ? En quoi la nouvelle Fondation pour la mémoire de l’esclavage peut-elle changer significativement l’approche de ces questions ?

Cette table ronde de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage a réuni, en l’absence d’Audrey Celestine, maîtresse de conférences à l’Université de Lille, et de Jean Moomou, maître de conférences à l’Université des Antilles:

  • Catherine Coquery-Vidrovich, professeure d’Université émérite de l’Université Paris-Diderot,
  • Elisabeth Landi, Professeur d’histoire en CPGE au Lycée de Bellevue de Fort-de-France,
  • Pierre-Yves Bocquet, directeur-adjoint de la FME,
  • Jean-Marc Ayrault président de le FME.

La modération a été assurée avec brio par Romuald Fonkoua, professeur à Sorbonne Université.

Catherine Coquery-Vidrovitch

L’histoire s’intéresse aux rapports entre mémoires et histoire. Les mémoires sont divergentes, importantes comme source, révélatrices pour comprendre, pour aller vers une mémoire commune. L’histoire vise la reconstitution et la compréhension, mais elle n’est pas unique.

Le constat : il y a en France d’énormes lacunes concernant de l’histoire de l’esclavage, trop ignorée chez les colonisés, comme les colonisateurs et aussi en métropole. Les premières instructions ministérielles datent de 2000/2001. Après 1962 et les indépendances, l’histoire coloniale sensible n’est plus enseignée. [sur ce point on peut contester l’idée que ça n’a pas été enseigné avant].

Cette histoire de l’esclavage est mise en avant récemment, après une demande des Antillais en 1998 qui réclament leur histoire. En découle la loi Taubira : Loi n° 2001-434 du 21 mai 2001 tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité. L’histoire de l’esclavage, crime contre l’humanité, est à enseigner y compris au primaire. Il faut rappeler que les Portugais ont pratiqué l’esclavage avant 1492 et la traite atlantique. Il y avait 1M d’esclaves en Europe et il ne faut pas oublier le commerce en droiture (Afrique/Amérique).

La loi Taubira a entraîné la création d’un laboratoire au CNRS sur l’histoire de la traite. C’est un sujet sensible pour les professeurs mais passionnant pour les élèves ultramarins comme métropolitains.

La connaissance est essentielle pour comprendre, expliquer sans jugement moral. Les mécanismes de l’esclavage, de la traite concerne tout le monde, car ce fut fondamental aussi en métropole et pas seulement dans les ports négriers. Cette histoire nous concerne tous, y compris l’indemnisation des planteurs après 1848 (7 % du budget de la France) qui fut investie dans la seconde révolution industrielle. Il ne faut pas détacher l’histoire coloniale du reste. Pour la Quatrième République on ne peut pas comprendre la politique intérieure détachée de la décolonisation.

Elisabeth Landi

Quand on vit aux Antilles, on est marqué par l’esclavage : origine mais aussi mémoire vivante dans les paysages, la toponymie, le nom des gens, la gastronomie, la culture orale. Il y a une imprégnation de la problématique raciale dès la naissance (descendant de colon, d’esclave, métro). C’est un poids lourd à porter, un déni institutionnel mais aussi une parodie (voir le manuel d’histoire des Antilles pour le primaire, Nathan) mais des enseignants militants, souvent d’extrême gauche, favorables à un enseignement caribéen (Fanon, Césaire) et une demande sociale.

Il y a un tournant avec les années Mitterrand : journée du maire consacré à l’esclavage (le 27 avril à Mayotte, le 22 mai en Martinique, le 27 mai en Guadeloupe, le 10 juin en Guyane et le 10 décembre à la Réunion) et le début d’un programme d’enseignement spécifique.

Pierre-Yves Bocquet

Ex-conseiller mémoriel de François Hollande, il se présente comme un artisan du discours officiel de la mémoire et de sa traduction en politique publique.

L’évolution mémorielle est générale aujourd’hui comme le montre la récente excuse du Roi des Belges pour la colonisation au Congo. La parole publique exprime ce que le chef de l’État souhaite projeter du regard que la société porte sur le passé. C’est une question de mémoire et non d’histoire, un discours pour la cohésion nationale. Par exemple, De Gaulle célébrant la Résistance pour gommer les clivages de la guerre. En conséquence, le discours est une politique publique : tirer des leçons, fonder des principes (la Révolution = les Droits de l’Homme), au nom du passé esclavagiste lutter contre le racisme. Cette histoire dite est à transmettre par l’école, comme l‘a fait le manuel Lavisse en son temps pour faire des Français, républicains et laïques, à commémorer.

Quand on parle des périodes sombres, la reconnaissance d’un crime est une réparation symbolique (W. Brandt au Ghetto de Varsovie). Il peut y avoir des réparations financières. Aujourd’hui l’héritage colonial est en travaux.

Ces discours reposent sur quelques personnes dans l’entourage du chef de l’État (discours de F. Hollande en hommage aux nomades internés pendant la Deuxième Guerre mondiale, à Montreuil-Bellay le 29 octobre 2016). C’est le poids de la parole présidentielle, une forme de réparation symbolique.

Jean-Marc Ayrault

Le chemin à parcourir reste important.

Il témoigne de son engagement à Nantes, aide aux associations antillaises de Saint-Herblain. Nantes fut le premier port négrier. En 1985, pour le 3e centenaire du Code noir, un événement a été organisé (conférences …), le maire de l’époque était contre pour ne pas diviser les Nantais. Mais cette revendication demeure, après son élection une grande exposition en 1990 pour expliquer l’histoire nantaise de port négrier. En fait très positif, car une réponse à la demande de compréhension des habitants.
La fondation pour la mémoire de l’esclavage regroupe 22 collectivités territoriales dont Nantes, Bordeaux…1

Le musée de l’histoire de Nantes raconte l’histoire des origines à nos jours. La traite marque toute une économie plus large comme la production d’indiennes ou le traitement du sucre ou du chocolat. Arès 1848 le port devint un port colonial jusqu’en 1960. De nombreuses visites de classes2.

Installation d’un parcours mémoriel dans la ville, réalisation d’un Mémorial de l’abolition de l’esclavage qui préfigure celui qui devrait voir le jour à l’échelle nationale aux Tuileries, parcours symbolique le long du fleuve avec des textes de 1794, 1848 = réparation d’une injustice mémorielle. A l’échelle européenne voir l’expérience de Liverpool.

La fondation vient de publier un rapport sur l’enseignement de cette question : L’esclavage dans les manuels et les programmes scolaires : 7 propositions.

Il y a une nécessité de vigilance dans un contexte de montée des réactions identitaires.

Etat de la recherche

À améliorer même si la situation a progressé depuis la création du labo du CNRS. Maintenant la production d’articles, de thèses est importante, même si < USA, RU.

Il existe un réseau international européen sur ce thème mais peu de postes universitaires.

Pour l’année Napoléon en 2021 il faut des événements sur le rétablissement de 1802 et Haïti.

Ne pas oublier le ressentiment dans les sociétés qui est un moteur parfois plus fort que les inégalités économiques et sociales. Les frustrations conduisent au renfermement identitaire. Avec un risque de fanatisme dangereux pour la société française.

Il faut donc construire une culture commune à l’école, mais pas que, fournir un travail sur histoire et mémoires.

Cette histoire a construit la modernité européenne dont la Déclaration des Droits de l’Homme dont se sont emparés les révoltés de Saint-Domingue. La connaissance de l’histoire de Toussaint-Louverture peut atténuer le ressentiment.

 

Vous pouvez consulter les autres comptes-rendus de conférences de Blois 2020.

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