Stéphane Lerouge est spécialiste de la musique de films et de la musique pour l’image. Il a notamment créé le label Ecouter le cinéma chez Universal Music France, collection consacrée à la préservation du patrimoine français de la musique de films.

Le cinéma des Logis accueillait dans sa grande salle jeudi 10 octobre une foule dense, enthousiaste  et totalement acquise pour entendre Stéphane Lerouge dresser le portrait d’un monstre sacré du cinéma : le compositeur italien Ennio Morricone, pour lequel l’expression de « monstre sacré » n’est pas galvaudé, son écriture traversant le temps, les générations, les chapelles et les frontières. Il demeure un personnage complet, paradoxal, ayant plusieurs visages, plusieurs versants qui a composé pour tous les genres possibles : les westerns bien sûr mais aussi pour le film social, politique, la comédie, la science-fiction, le fantastique … il est toujours là et s’apprête à fêter ses 91 ans le mois prochain.

Ennio Morricone est né en 1928 et sa filmographie donne le vertige car personne ne peut établir avec certitude le nombre de films auxquels il a participé : certains affirment 523, d’autres 524 … soyons précis ! Le nombre de cinéastes avec lequel il a travaillé est tel que l’on peut se poser la question suivante : comment quelqu’un, un même créateur, en l’occurrence compositeur, arrive à être à ce point le chaînon manquant entre à la fois Pasolini et Brian de Palma par exemple ou entre Tarantino et les frères Taviani ou entre Terence Malik et la série de La cage aux folles ?

En 2018, l’année de ses 90 ans, Morricone s’est lancé dans une grande tournée d’adieux italienne et européenne. Il a dirigé son ultime concert en Toscane fin juin. Actuellement, il souhaite encore profiter de sa forme physique dans la mesure du possible afin de continuer à diriger un orchestre symphonique tant qu’il le peut.

A l’occasion de son dernier concert parisien en novembre dernier, Ennio Morricone a accepté de venir à la cinémathèque de Paris dirigée par Costa-Gavras à l’occasion d’un hommage, et d’une rétrospective organisée en son honneur. Son personnage peut paraître austère, mais Ennio a accepté, très touché d’avoir devant lui Costa-Gavras qui, pour lui, est une légende. Une soirée à la cinémathèque a été organisée avec lui à cette occasion Stéphane Lerouge explique à l’assistance lui a remis un coffret de 20 CD regroupant les musiques de Michel Legrand. Ennio Morricone le prit et lui a demanda alors « et pourquoi pas la même chose sur moi ? ». La réponse fut immédiate : « Maestro on s’y colle ! ». C’est ainsi que le mois prochain, le 20 novembre, un coffret de 18 CD sortira regroupant les musiques composées par Ennio Morricone ; il s’agit du projet discographique le plus vaste jamais entrepris sur le travail de ce dernier.

Après avoir diffusé le montage organisé pour la cinémathèque pour accueillir Morricone sur scène en novembre, montage composée d’un précipité d’images, Stéphane Lerouge explique que le Maestro a une singularité qui n’est pas un détail : il est né en 1928.

L’année 1928 correspond à un moment charnière du cinéma où celui-ci devient parlant et/ou surtout les voix des comédiens vont devoir cohabiter avec d’autres éléments : les effets, les bruitages et, évidemment, la musique.

Morricone a eu une double éducation musicale puisqu’il fut élève à l’Académie nationale de Sainte-Cécile de Rome et profita de l’enseignement d’un maître du nom de Goffredo Petrassi un compositeur ayant un vrai goût pour la musique moderne. De plus, Morricone est trompettiste et non pianiste. Il a en lui cette double culture mélangeant le jazz moderne et en même temps la musique symphonique moderne du XXe siècle. On peut donc se demander comment il est arrivé à faire la synthèse de tous ces différents goûts et de toutes ces cultures qu’il a en lui. Stéphane Lerouge évoque brièvement Michel Legrand car il y a un vrai parallèle même plusieurs entre lui et ce dernier car tous les deux ont commencé leur vie active et à vivre de leur plume comme arrangeur de variété.

Morricone est arrivé au cinéma dans les années 60 mais dans les années 50, il est arrangeur pour la plus grande maison de disques d’alors RCA pour laquelle il arrangeait pour les chanteurs de variétés alors à la mode comme par exemple Miranda Martino ou encore Charles Aznavour à ses débuts. Un jour Stéphane Lerouge lui demanda si cette période d’apprentissage dans la variété avait été intéressante pour lui. Ennio Morricone lui répondit que ce n’était pas forcément ce dont il rêvait mais d’abord il arrivait à gagner sa vie. C’était ce qu’il appelle de la musique impliquée. En effet, Morricone fait la différence entre ce qu’il appelle la musique absolue, c’est-à-dire ce qu’il écrit pour le concert, et la musique impliquée qui correspond à celle que l’on demande pour être mise sur un support par exemple une musique de scène de théâtre, de films ou de la variété. Il rajouta également que cela a été au fond une préparation au cinéma car il est parvenu à trouver un espace de liberté dans un projet qui n’était pas le sien puisqu’il devait écrire des arrangements pour un public qui écoutait la musique sur des juke-box. Par conséquent, il ne pouvait pas faire de choses trop radicales. Il devait rester fidèle à ses ambitions et en même temps être lisible pour le grand public, soit une ligne de funambule qui n’est pas évidente à trouver. Lorsqu’il arrive au cinéma il comprend comme Michel Legrand que finalement, à travers le cinéma, il peut faire la synthèse de toutes ces cultures et faire des choses très expérimentales : lancer des clins d’œil à la musique baroque, à la musique moderne du XXe siècle, aux jazz, aux musique folkloriques et arriver ainsi à combiner tous les versants de sa personnalité.

Stéphane Lerouge nous montre alors un extrait du film le Désert des Tartares de Valerio Zurlini (1976)  que Morricone avait lui-même choisi lors de la rétrospective qui lui était consacrée à la cinémathèque, extrait dont la musique témoigne selon lui d’un souci d’écriture et de modernité de la part de son auteur.

Stéphane Lerouge lui avait alors demandé pourquoi il avait choisi cette séquence. Morricone lui avait répondu que, dans ce film, il avait selon lui, réussi à créer cette jonction entre ce qu’il écrit pour le concert pour le cinéma. Ce film est une expérience étonnante car la dramaturgie de la musique suit celle du film. Au départ, elle est très claire, mélancolique, et symbolise l’arrachement de ce jeune lieutenant troupeau incarné par Jacques Perrin qui quitte sa famille pour cette première affectation dans cette forteresse fantomatique. Au fur et à mesure on passe dans un monde parallèle, où le temps était complètement étiré et où le fantastique finit par s’immiscer et la musique va devenir de plus en plus abstraite. Et dans cette séquence on entend notamment d’un côté une superposition entre à la fois une formation avec des cordes dissonantes des percussions du piano, et d’un autre côté les sonneries militaires, comme s’il y avait deux strates de réalité qui fonctionnaient ensembles pour mieux traduire le chaos ou la confusion mentale du personnage de Jacques Perrin qui bascule peu à peu dans « autre chose ». Morricone a fait la même chose mais dans l’autre sens avec un film italien aujourd’hui un peu oublié réalisé par Giuseppe Tornatore en 1994 une pure formalité[1] . Ce film est une fable métaphysique que Polanski en tant que metteur en scène aurait très bien pu traiter lui-même comme sujet. Au début du film, le personnage incarné par Depardieu est complètement amnésique, il court sous la pluie et se retrouve dans un commissariat où il est interrogé par un commissaire incarné par Polanski. Au fur et à mesure, la mémoire lui revient. Du point de vue de la musique c’est donc l’inverse du Désert des Tartares, le schéma est inversé : la musique est très dissonante, très tranchante au début et va de plus en plus s’éclaircir pour terminer sur une chanson pleine de sérénité chantée par Depardieu au générique de fin. En tout cas le Désert des Tartares est un pic pour Morricone et quand Stéphane Lerouge lui a demandé s’il avait d’autres partitions pour lesquels il a considéré qu’il avait un langage proche de l’écriture qu’il avait pour la musique des concerts. C’est arrivé en effet notamment pour ses premiers films avec Dario Argento tels que le chat à neuf queues, l’oiseau au plumage de cristal. Ces films le permettaient parce qu’il fallait exprimer la peur. Or, lorsqu’on est compositeur et qu’on vous demande de raconter, de traduire le sentiment d’effroi de frayeur au cinéma, on peut écrire des choses qui soient vraiment très radicales. Mais au bout d’un certain temps, son premier violon Franco Tamponi qui était aussi parfois son chef d’orchestre auxiliaire, lui conseille de se méfier : si Morricone continue dans cette direction, les metteurs en scène cesseraient de l’appeler. Cette mise en garde a fait réfléchir Morricone qui s’est alors souvenu de sa mère : après avoir entendu les premières œuvres de son fils, elle avait conseillé ce dernier de simplifier son langage sinon personne ne le comprendrait. Finalement, il est revenu à des choses certes expérimentales mais plus compréhensibles par le grand public. C’est la marque de Morricone : celle d’un compositeur savant mais d’expression populaire.

Mais ce que le grand public retient sont avant tout ses collaborations avec Sergio Leone alors qu’ils n’ont fait « que » six films. En effet, en parallèle, Ennio Morricone a eu des collaborations au long cours avec par exemple Giuliano Montalto, Elio Petri, Bertolucci … En même temps, parfois, il lui est arrivé d’écrire une grande partition qui soit le fruit d’une collaboration-météorite avec notamment John Boorman sur l’exorciste II [2], Almodóvar, Oliver Stone … Enfin, Morricone a une autre particularité. Contrairement aux compositeurs hollywoodiens qui sont des adeptes du « stabilobossage », c’est-à-dire qu’ils n’hésitent pas dans la musique, à répéter des informations et des situations qui sont déjà à l’image. Morricone déteste ce procédé se demandant à quoi cela sert car pour lui le compositeur n’est pas là pour redonder ou pléonasmer ce que le spectateur comprend déjà par l’image ou par le dialogue. Morricone est adepte de ce que l’on appelle « l’état supplémentaire », il est là pour apporter quelque chose que, parfois, le cinéaste lui-même ne voit pas ou ne voit plus dans son film ou du moins quelque chose dont il n’a plus lui-même conscience au fur et à mesure de la réalisation et du montage de son propre film. Le compositeur est donc justement là pour lui apporter une distance, un recul qu’il a perdu. Si on se réfère à une citation d’un grand compositeur du début du cinéma parlant français Maurice Jaubert [3] que Morricone avait retenu estimant qu’elle était très juste et qui résume tout à fait sa démarche personnelle : « la musique comme le découpage doit contribuer à rendre clair, logique, vraie, l’histoire que doit être tout film. Tant mieux si, discrètement, elle lui fait don d’une poésie supplémentaire : la sienne propre ».

Afin de mieux illustrer cette citation, Stéphane Lerouge propose alors au public une expérience immersive et nous fait écouter l’extrait musical de quatre minutes d’un film récent, l’objectif étant de tenter de percevoir à quoi cette musique pourrait correspondre, quelles images intérieures et mentales déclenche en nous cette musique pour tenter de voir ce que les spectateurs présents percevraient comme climat et comme situation sur cette musique. L’objectif avoué est le suivant : montrer le pouvoir de la musique sur l’image.

(La scène montre le personnage principal dans son bunker admirant sa collection de tableaux de femmes en silence et sur la musique de Morricone. Personnellement j’ai joué le jeu ! Je l’avoue j’y voyais un lieu clos pourquoi pas une grotte un homme en train de marcher puis de découvrir. Puis vient se glisser un thème féminin peut-être le souvenir d’une ou de plusieurs femmes dans sa tête…)

Il s’agissait de l’extrait du film de Giuseppe Tornatore The Best Offer sorti en 2013. Le plus étonnant est qu’Ennio Morricone considère cette séquence comme un aboutissement et un nouveau départ pour lui. En effet, il a été très excité par le traitement musical du film et de cette séquence en particulier. Tornatore a tourné cette séquence et l’a monté en sachant que cette dernière serait reprise en main par derrière par son compositeur, ce dernier sachant que Tornatore a envie d’être bousculé et chahuté, et surtout surpris par son compositeur. Morricone s’est donc demandé : « qu’est-ce que je pourrais faire ? ». Il a eu l’idée à force de revoir la séquence chez lui sur le DVD technique. Il s’est alors dit qu’il allait essayer de faire chanter ses tableaux collectionné par cet homme, un commissaire-priseur assez autoritaire. Ce dernier possède un bunker caché dans son hôtel particulier dans lequel il n’accroche que des portraits de femmes d’écoles de peinture et d’époques différentes. Morricone s’est dit que ces femmes se retrouvaient toutes dans ce lieu un peu claustrophobique et s’est posé la question de ce qu’elles peuvent se dire entre elles. Au final, il réunit un groupe de cinq à six chanteuses parmi lesquels d’ailleurs sa soprano légendaire au timbre si spécifique Edda Dell’Orso [4], il les enregistre à tour de rôle, séparément puis ensuite il enregistre une base avec des cordes et du glassharmonica un instrument qui produit des vibrations de verre [5] puis, par-dessus cette base, il fait apparaître et disparaître brusquement les voix des six chanteuses. Quand ils ont mixé et monté la musique à l’image Tornatore a dit avoir l’impression que les tableaux s’animent et que ces femmes finissent presque par bouger et puis surtout, alors qu’elles sont figées, qu’elles parlent entre elles, qu’elles se répondent comme si le XIVe siècle répondait au XVIIIe siècle ou le XVe avec le XIXe. Pour Ennio Morricone, il s’agit là de l’une des séquences du cinéma de Tornatore qu’il aime le plus. Il avait un pari à relever ce qu’il a profondément motivé pour donner le meilleur.

Ainsi, par le biais de cette expérience en deux temps, Stéphane Lerouge a voulu nous démontrer que la force de Morricone est la suivante : on prend la musique séparément et on ne peut pas imaginer exactement à quoi ressemblera l’image. Si on avait fait l’exercice dans l’autre sens en voyant l’image muette, on n’aurait pas pu imaginer cette musique non plus. À l’inverse, si nous prenons l’exemple d’un film américain classique et la musique seule, cette dernière est tellement descriptive que l’on peut voir exactement que le personnage court monte dans un avion, saute en parachute, qu’il remarche à nouveau s’arrête…. À travers ce type de musique on sait déjà à quoi ressemble l’image alors que dans le cas de Morricone ce n’est pas le cas parce que précisément la musique apporte cette fameuse dimension supplémentaire.

Tornatore est arrivé en plus à un moment charnière de la vie de Morricone, en 1988. Il avait déjà réalisé un long-métrage, il est venu voir Morricone en lui exprimant son admiration et lui explique avoir écrit un film (cinéma Paradiso) qui raconte en partie sa cinéphilie de petit garçon en Sicile à proximité de Palerme. À la suite de ce film, une grande amitié est née entre les deux hommes, presque filiale. Pour Cinéma Paradiso ils appliquent la méthode suivie par Leon sur trois films c’est-à-dire faire composer et enregistrer la musique avant le tournage. Ce type de méthode est réellement décisive car elle rend l’impact et la pression de la musique encore plus forte. Lors de sa rencontre avec Morricone en avril 2019 Stéphane Lerouge lui demande s’il pense que dans son parcours il n’y a pas eu finalement une sorte de passage de relais entre le cinéaste dont il a fait tous les films, c’est-à-dire Tornatore, et Sergio Leone au moment où celui-ci va s’éclipser. Et Morricone lui répond oui … Il ne pouvait certes l’analyser à l’époque sur le coup mais aujourd’hui avec le recul, cela lui semble évident car lorsque Morricone présente Cinéma Paradiso au festival de Cannes en mai 1989, Sergio Leone meurt un mois après le 30 avril 1989. Sergio Leone était un ami générationnel de Morricone, ils avaient le même âge et, quelque part, Morricone s’est retrouvé à travailler avec « le fils » de Sergio Leone qui devient son cinéaste réellement attitré à partir du moment où  Leone disparaît.

La relation avec Leone est très étrange, très complexe et peut être illustrée notamment par l’extrait d’un film. Morricone a expliqué que, souvent, on lui dit que ses partitions les plus abouties sont celles qu’il a composées pour Sergio Leone. Pour lui c’est peut-être vrai, mais ce n’est pas non plus complètement le cas. C’est simplement leur utilisation, le mixage de la musique et le fait que les séquences aient été pensées, découpées et tournées sur la musique qui rend cette force de la musique encore plus saisissante.

La relation entre Leone et Morricone était certes, pleine d’amitié et de respect et d’admiration mutuelle, mais aussi remplie de crispation, de rage, de tension parfois. A ce sujet, Morricone raconte souvent une anecdote représentative de cette relation ambivalente. Un jour, Stanley Kubrick, admirateur de Morricone (et réciproquement !)[6] le contacte et lui demande s’il accepterait de composer la musique de son prochain film Orange mécanique. Morricone fou de joie, accepte d’autant que Kubrick accepte de se plier aux conditions de Morricone qui ne compose et ne travaille qu’en Italie, à Rome. Le lendemain, Kubrick appelle Serge Leone en lui signale que Morricone accepte de travailler pour lui. Serge Leone lui répondit que cela ne va pas être possible car ils sont censés commencés les mixages d’Il étaient une fois la révolution et que, par conséquent, il ne serait pas libre avant au moins six mois. Kubrick est déçu, ne rappelle pas Morricone et prend finalement un autre compositeur Walter Carlos. Certes Morricone était bien engagé sur le mixage d’Il était une fois la révolution mais il ne restait en réalité … qu’un jour de travail ! Morricone explique que le mensonge de Sergio Leone était dû au fait qu’il le considérait comme sa chose, et ne supportait pas que sa créature lui échappe : l’idée qu’il aille travailler pour un immense metteur en scène international lui était insupportable. Morricone le prend aujourd’hui avec humour étant donné le nombre de metteurs en scène avec lequel il a travaillé mais cela reste tout de même un exemple des rapports très complexes humainement parlant entre un cinéaste et son compositeur. Morricone a cependant un film préféré parmi les six réalisés avec Sergio Leone : Il était une fois en Amérique sorti en 1984. Morricone pensait que c’était un Leone qui aurait pu annoncer ce que le cinéma de ce dernier aurait pu devenir, un cinéma plus intérieur plus mélancolique d’autant qu’il était selon le Maestro visiblement débarrassé de certaines outrances de style dans la mise en scène (zoom avant, très gros plan qui pouvait être un peu caricaturaux). Le thème principal du film, intitulé : « le thème de Déborah » était à la base une maquette que Morricone avait écrit pour un film mineur de Franco Zeffirelli que ce dernier n’avait pas voulu et que Leone a souhaité récupérer estimant qu’il s’agissait là du thème de son film.

Pour Morricone il y a dans ce film une séquence qui fait office de pivot et de bascule dans le film. Cette séquence est alors proposée au public :

https://www.youtube.com/watch?v=uWQVHbXM8Z4

Cette séquence charnière de transition avec un élément récurrent du cinéma de Leone c’est-à-dire un instrument à l’écran (par exemple l’harmonica dans il était une fois dans l’Ouest) ici il s’agit de la flûte de pan qui est jouée par l’un des jeunes garçons de cette bande d’enfants qui ont presque grandi trop vite et qui sont trop tôt confrontés à la violence du monde adulte. Derrière la flûte de pan se cache un grand soliste roumain, Gheorghe Zamfir, qui est aussi le soliste du thème principal du film Le grand blond avec une chaussure noire.

Morricone est quelqu’un selon Stéphane Lerouge qui réfléchit beaucoup à la façon dont la musique va rentrer sur une image, sur une séquence. Il estime en particulier que l’entrée et la fin d’une musique sont une dramatisation. Ici, dans cette scène, on parle d’un élément réaliste qui est interne à l’image : le jeune garçon qui joue ce thème joyeux à la flûte de pan. Puis vient l’arrêt, le moment où il voit le membre du gang rival. La musique arrive tard, accompagnée de cordes graves de violence et de contrebasse et elle attaque de manière très tranchante comme une lame de rasoir. C’est la force de Morricone : sortir la flûte de pan de son emploi folklorique pour aller vers quelque chose de plus incisif et quasiment de tragique avec un magnifique plan qui fut un vrai ralenti pensé sur le tournage comme tel et Morricone analyse ainsi la scène  : « j’espère que par ma musique dans cette séquence on comprend que finalement c’est la dernière fois que ces enfants sont encore des enfants. Maintenant on leur arrache une fois pour toutes leur innocence à partir du moment où l’un d’entre eux est assassiné. Pour lui cette séquence est celle qu’il  aime le plus pour ce film.

Actuellement, Morricone rêve que Tornatore finisse par trouver un financement et tourner le grand projet qu’avait Sergio Leone à la fin de sa vie qui est un film sur Leningrad. Pour lui si Tornatore y parvient, il reviendrait par son dernier cinéaste au premier grand cinéaste avec lequel il a travaillé.

Enfin, il y a dans un parcours qui s’étale aussi longtemps des grandes réussites et des rendez-vous manqués aussi. Morricone a refusé certains films parce qu’il n’avait pas le temps (par exemple avec Brian de Palma). Il a refusé aussi de travaillé avec Henri Verneuil. Ce dernier était venu le voir en lui disant qu’il venait de tourner son dernier film consacré à ses racines arméniennes : Mayrig. Verneuil lui avait demandé certes une partition originale mais aussi de réarranger un ancien champ religieux arménien. Mais Morricone a refusé car cela le ramenait à son passé d’arrangeur. Il a également refusé d’autres cinéastes parce que ces derniers étaient trop compliqués dans leur rapport à la musique. Ce fut le cas  notamment des frères Taviani, eux-mêmes musiciens et interprètes. Ils ont certes fait plusieurs films avec Morricone mais la collaboration fut infernale car les frères contestaient une note ou un accord. Morricone en était à se demander qui était finalement le compositeur. Chaque détail, chaque soupir ou modulation devenait l’objet de bataille et d’une guerre de tranchées entre eux. Il a donc préféré arrêter. Le Maestro a aussi tourné avec des réalisateurs anglais et français et ce malgré le fait qu’il ne parlait qu’italien mais ce dernier aspect était aussi un avantage dans la mesure où cela lui permettait d’écrire encore plus en contrepoint avec l’image.

Morricone a eu aussi une histoire d’amour avec le cinéma français qui a duré à peu près 15 ans. Ainsi Morricone a mis en musique Le professionnel, La banquière, Le clan des siciliens, Peur sur la ville, l’attentat (la partition française qu’il revendique le plus car selon lui il s’agit de la plus radicale). Lors de ses entretiens, Stéphane Lerouge avait fait la gaffe de lui dire que la partition de Peur sur la ville, pour un film du samedi soir, était très ambitieuse. Morricone l’a alors un peu rembarré en disant que ce n’était pas un acte héroïque de composition.

Pour la suite Stéphane Lerouge a préparé pour son public une nouvelle séquence montrant le pouvoir de la musique sur l’image afin de démontrer comment la musique est le résultat d’une subjectivité :  c’est le regard d’un compositeur qui va interpréter le travail de notre créateur et metteur en scène qui reste quoi qu’il arrive le patron. Quand une musique ne lui plaît pas il peut demander à ce qu’on la remplace. Ici il s’agit d’une séquence d’un film un peu oublié de nos jours de Francis Girod. Morricone a mis en musique trois de ces longs métrages dont le premier : Le trio infernal  (1973).

L’une des scènes est extrême dans sa narration et son traitement. Le fameux trio infernal du titre, joué notamment par Michel Piccoli et Romy Schneider, tue un personnage joué par Andrea Ferrol. Ils se débarrassent du corps à l’aide d’acide sulfurique, puis le mettent dans une baignoire, la remplisse d’acide, puis laissent le tout reposer. Puis ils découpent ce corps et enterrent les morceaux dans le jardin. A priori (!) il s’agit là d’une séquence absolument insoutenable. Et curieusement, c’est cette séquence qui a le plus intéressé Ennio Morricone. Ce dernier avait à l’époque déjà 14 ans de cinéma au compteur mais a déclaré adorer faire des choses qu’il n’avait jamais faites, et trouver une solution musicale qui soit juste étonnante pour une séquence comme celle où on découpe un corps dissous dans l’acide sulfurique. L’objectif était alors de trouver quelque chose d’inattendu qui rende la séquence supportable.

Dans cet extrait, Morricone lance un grand clin d’œil à Mozart et à Rossini et même à un Rossini sous acide et décadent ! Et nous voyons ici traverser cette séquence à l’idée on voit que le compositeur est un scénariste musical qui réécrit la séquence. Ainsi, par la musique il fait de cette séquence de mort une séquence de rire. Or le producteur du film en plus de trouver la scène beaucoup trop difficile et insupportable, avait milité pour que, justement, cette séquence du film soit coupée. Selon lui, l’idée avait déjà été exprimée, le spectateur avait été informé que le cadavre avait été découpé et enterré dans le jardin. Mais il avait aussi la volonté de censurer cette scène car elle était trop réaliste dans son côté clinique de l’opération. Mais comme Morricone avait rajouté sa touche de distanciation et d’ironie, cela a rendu la scène étrangement beaucoup plus supportable car elle fait comprendre que tout cela n’est pas à prendre au premier degré et que cela reste du cinéma. En réalité c’est la musique de Morricone qui a sauvé la séquence du film. Après avoir vu cette séquence Morricone a eu cette phrase aimable au sujet de Francis Girod : « j’ai adoré travailler avec ce jeune cinéaste. Je pense aujourd’hui que c’est vraiment le meilleur en metteur en scène français ». Stéphane Lerouge a répété ses propos à Girod. Ce dernier ayant beaucoup d’autodérision, lui aurait dit cela prouve qu’Ennio Morricone n’avait pas vu de film français depuis longtemps.

En fin de séance, quelques questions ont émergé du public. La première était quasiment obligée de la part d’un public acquis au sujet de Clint Eastwood. Un constat a été posé : une fois devenu lui-même réalisateur, Eastwood a attendu American sniper pour faire appel à Ennio Morricone et encore …  pour un seul thème de ce film. Pourquoi n’a-t-il pas fait appel davantage à lui pour ses films ? Stéphane Lerouge approuve cette frustration en rappelant qu’effectivement la musique de Morricone a accompagné les débuts de Clint Eastwood, acteur majeur sur la trilogie du dollar et dans quelques films suivants. Mais on peut penser que Clint Eastwood considère que Morricone appartient à un moment de son parcours, celui de ses débuts. Appeler ce compositeur serait une façon de revenir vers son passé et ses débuts. C’est ainsi qu’on peut l’analyser. Cependant cette frustration est partagée également par un des fils de Clint Eastwood contrebassiste Kyle Eastwood qui vient d’enregistrer un disque qui doit sortir en novembre dans lequel il a tenu à rendre hommage à Morricone. Pour lui, Morricone demeure l’un des compositeurs les plus inspirés que son père n’ait jamais eu comme acteur. Pour l’occasion, il est allé chercher non pas un standard mais la musique d’un film un peu oublié Vertige pour la reprendre avec son trio. Cette reprise très inattendue insolite et ambitieuse, sera intégrée au coffret de 18 CD prévu le mois prochain. Ainsi le coffret s’ouvre sur Eastwood senior dans les films de Sergio Leone et qui se referme sur un clin d’œil et un hommage inattendu par Eastwood junior qui rend ainsi hommage au compositeur de son père.

Une autre question concerne l’admiration que Morricone aurait pu avoir pour certains de ses confrères et en particulier pour un autre très grand compositeur italien : Nino Rota. Stéphane Lerouge s’est souvent posé la même question tout en nous invitant à lire un livre d’entretien sorti en 2018 chez Séguier. Morricone s’est livré à un jeune compositeur qui est aussi musicologue Alessandro De Rosa dans un ouvrage traduit en français sous le titre : Ma musique, ma vie. Durant l’entretien, Rosa l’interroge sur Nino Rota. Morricone qui vient de la musique moderne, explique que certes il aimait la musique de Rota mais il trouvait que Fellini le poussait tout le temps vers des références constantes et le forçait à plagier des musiques de music-hall ou de cirque, Morricone trouvant cela répétitif : les musiques de chaque film répétaient autant celle de de la précédente. Le seul film qui trouve grâce à ses yeux est le Casanova de Fellini où Rota semble libéré des contraintes. En effet, dans ce film on ne reconnaît pas les traits et la marque de fabrique de Nino Rota qui s’est réinventé.

La séance s’achève avec la diffusion d’un extrait plus long que les précédents : la séquence finale de Cinema Paradiso aperçue de manière fragmentaire tout au début. Stéphane Lerouge nous livre ainsi une dernière anecdote au sujet de cette séquence. Il y a quelques mois au festival de La Baule, Jacques Perrin était l’invité est donc Stéphane Lerouge lui demande s’il serait d’accord que le festival s’achève par Cinema Paradiso. Il a accepté pour lui cela a été un des plus beaux moments de tournage de sa carrière. Tornatore lui avait dit : « tu vas jouer de façon un peu inattendue ». Il lui donne alors comme consigne : « tu te laisses porter par les images. Tu réagis librement tu essaies de faire passer sur ton visage, dans ton regard toute la gamme des émotions possibles d’émotion contenue relâchée juste tu te laisse porter par la situation les images que tu avoir et la musique ».

 

Cécile DUNOUHAUD

( Pour des raisons de droits les extraits, sauf exception, n’ont pas été proposés dans ce CR mais j’espère que le texte vous aura donné envie de (re)voir les films cités, surtout le trio infernal ! A la place je vous propose les affiches des films concernés)

 

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[1] Réalisé en 1994 avec dans les rôles-titres Gérard Depardieu, Roman Polanski et Sergio Rubini

[2] L’Exorciste 2 : L’Hérétique, sorti en 1977 avec dans le rôle-titre Linda Blair, Richard Burton et Louise Fletcher.

[3] Maurice Jaubert : compositeur français né à Nice le 3 janvier 1900 et mort pour la France, le 19 juin 1940. Il a notamment composé la musique du film Quai des brumes et Le Jour se lève de Marcel Carné.

[4] Edda Dell’Orso s’est surtout fait connaître du grand public grâce à sa participation, à la demande d’Enio Morricone, à la musique de deux films mythiques de Sergio Leone : le bon la brute et le truand (1966) et il était une fois dans l’Ouest (1968).

[5] Cet instrument se compose de bols en cristal, en verre ou en quartz empilés sur un axe horizontal rotatif.

[6] Kubrick admirait Morricone notamment pour son travail sur le film Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon  à cause du côté mécanique et obsessionnel de la musique composée par le Maestro.