Samedi 12 octobre 2019 10h-11h Salle Mansart, Château royal 

Jean Lopez est co-auteur avec Lasha Otkhmezuri d’une somme sur l’une des plus grandes opérations militaires de l’histoire. Historien militaire, spécialiste du front germano-soviétique, Jean Lopez présente son travail à partir de nombreuses sources inédites, russes particulièrement. Les Soviétiques, vainqueurs de l’armée nazie et entrés dans Berlin, avaient déjà récupéré les documents nazis, eux-mêmes comportant des archives et documents pris aux pays vaincus de 39-40; ce qui permet de renouveler les approches sur la question.

 

 En quoi consiste l’opération Barbarossa ?

Il s’agit d’une opération militaire lancée par la Wehrmacht le 22 juin 1941 qui vise à détruire l’URSS, non à obtenir classiquement des avantages territoriaux. Concentrant l’essentiel des forces, l’armée de terre est dotée du matériel le plus moderne de l’époque, même si, en réalité, nombre de ces derniers est obsolète. Au total, des moyens considérables mais qu’il faut relativiser, car quasi comparables à ceux de la campagne de France : moins d’avions, un peu plus de chars mais pas vraiment de meilleure qualité, plus de troupes. Il faut bien saisir ce que cela signifie : pour l’Etat-major allemand, la campagne contre la Russie doit être plus facile que contre la France. Le front ouest, c’est 200.000 km2, le front est c’est 1M de km2. Or, les moyens sont loin d’être 4 fois supérieurs

Et du côté des Soviétiques ?

L’État-major prévoit une guerre rapide se déroulant sur le territoire de l’adversaire à la suite d’une contre-offensive décisive. Jean Lopez insiste : « On s’est rarement autant trompé ! » Que cherche Hitler ? Quel rôle joue-t-il ? Le rôle d’Hitler alimente encore de nos jours les controverses entre historiens (cf. le dernier petit livre de Johann Chapoutot et Christian Ingrao paru en 2018). Dans les années 70 en Allemagne, on rectifie l’image de Hitler faisant une croisade contre le bolchevisme après 1945 pour insister ensuite sur ses attitudes tactiques pour mettre à genoux l’Angleterre, seul pays lui résistant à l’Ouest. En fait, Hitler le dit dès 1924 dans « Mein Kampf » : l’Allemagne a 2 solutions pour assumer son rôle mondial : soit elle refait l’alliance ancienne avec la Russie et lutte contre l’Angleterre, 1ère puissance économique mondiale dans une optique de compétition économico-commerciale, soit elle fait alliance avec l’Angleterre et lutte contre la Russie pour gagner l’espace vital qu’elle peine par ailleurs à conquérir outre-mer, dans une optique cette fois clairement coloniale. Hitler, avant la prise de pouvoir, parle régulièrement dans ses discours des « territoires vides à l’Est ». En 1933, lors de sa 1ère entrevue avec l’Etat-major, le nouveau chancelier dit à ses généraux qu’on devra « germaniser le sol de l’Est, non ses habitants ». Ce projet radical est donc évoqué clairement avant 1933, puis mis en sourdine pour des raisons diplomatiques évidentes avec néanmoins des retours inconscients dans certains discours. Hitler veut en effet détruire le « judéo-bolchevisme » et pas seulement le bolchévisme. Jean Lopez entame alors une nécessaire digression. En effet, il rappelle qu’il faut avoir à l’esprit que la révolution comme création juive nait en Russie à la fin du XIXe siècle, en tant que déstabilisation de l’empire russe. L’idée que la direction bolchévique soit juive est partagée dans le monde entier (Henry Ford, le Times en Angleterre qui fait 2 fois sa « Une » sur le sujet dans les années 20-30). Effectivement, Zinoviev, Kamenev, Trotsky sont juifs. Or, la 1ère cible des bolchéviques est la petite bourgeoisie commerçante juive… En 1941, un seul dirigeant est juif (Lazare Kaganovitch). Exemple de l’obsession nazie: quand le fils de Staline, capitaine de l’armée russe est fait prisonnier après la prise de Smolensk en 41, on l’interroge sur les épouses juives de son père. Faute de preuves, la SS invente à Staline une maîtresse cachée juive, fille de Kaganovitch… L’analyse stratégique d’Hitler s’effondre après la victoire sur la France qui aurait dû être acquise après plusieurs années d’une guerre difficile, l’Angleterre demandant ensuite la paix, la France, selon une formule en vigueur à Londres, étant « son glaive armé sur le continent ». Hitler, seul, sans l’avis de ses généraux, invente donc un plan B : l’Angleterre ne peut plus continuer sans l’Armée Rouge : il faut aller chercher la défaite anglaise à Moscou, plan lui permettant de renouer avec ses obsessions vis à vis du « judéo-bolchevisme ». La lecture des propos du général Halder ou des actes diplomatiques montrent un grand scepticisme : l’ambassadeur allemand à New-York essaie de dissuader Hitler en tentant de lui faire comprendre que le danger sera à l’Ouest. Mais les généraux vont s’y résoudre, persuadés que ce sera militairement simple.

Et côté soviétique que pense-t-on ? Les premières semaines ne donneraient-elles pas raison à la stratégie nazie ?

Staline anticipe une guerre avec une puissance qu’il sait agressive, mais pense qu’en restant le plus longtemps possible neutre et en laissant les adversaires s’épuiser à l’Ouest dans une guerre longue, il pourrait entrer en guerre pas avant 1942, d’autant que les échanges commerciaux avec le Reich sont florissants et que d’ici là, l’Armée Rouge, en pleine réorganisation après les grandes purges de 1937-38 sera prête. De plus, l’analyse marxiste-léniniste du « stade suprême du capitalisme » surestime la stratégie de « gavage de l’oie nazie » par les échanges commerciaux dont celle-ci a besoin pour mener la guerre à l’Ouest (charbon, fer, nickel pour les blindages des chars…), ne comprenant pas son caractère spécifique. En outre, au vu de ce qu’avait été la situation sur le front Est en 1914, la guerre devait commencer par des escarmouches de basse intensité, le temps que les armées se mobilisent. La rapidité d’action de la Wehrmacht n’est pas considérée comme la raison principale sur le plan militaire des défaites polonaises puis françaises, vaincus plutôt par leurs faiblesses intrinsèques, les Français par leur bourgeoisie anti-soviétique et les Polonais à cause de leur État multinational…. L’Armée Rouge considère qu’elle va pouvoir contre-attaquer en concentrant une force décisive avec chars, avions, logistique sur à peine 200 km de profondeur, ce qui sidère les observateurs allemands qui y voient une opportunité décisive, la tête de pont soviétique s’offrant à un encerclement, ce que réussit d’ailleurs von Manstein avec ses divisions motorisées, alors que Joukov, l’un des théoriciens de la contre-offensive, tente désespérément de réunir les corps mécanisés encerclés par l’offensive allemande.

Pour les Allemands, « Barbarossa », c’est un compromis stratégique entre Hitler et la position de l’Etat-major défendu par Halder : on détruit le meilleur de l’Armée Rouge et on exploite le territoire ensuite. Halder veut Moscou, un noeud ferroviaire stratégique, qui une fois pris, fera tomber tout le reste. Hitler veut des gages économiques : le grenier à blé de l’Ukraine, le fer et le charbon du Donbass, puis le pétrole du Caucase au Sud ; au Nord, via la route de la Baltique et du nickel finlandais, en empêchant les Anglais de ravitailler l’URSS et en éliminant la flotte Rouge à Kronstadt. Hitler a une vision stratégique globale, mais conformément à sa politique de mise en concurrence de ses collaborateurs du premier cercle, il ne lève pas l’ambiguité avec son Etat-major au début de Barbarossa, ce qui va peser sur le cours des opérations.

Pourquoi en quelques 200 jours autant de sang a coulé ?

Plus de 5 M de morts en 6 mois : 1M de soldats allemands, 4M de Soviétiques, dont 500 000 Juifs assassinés, 800 000 habitants de Leningrad, 2M de prisonniers qui meurent dans des conditions épouvantables avant 42, 1M de soldats tués et 500 000 civils avec la mise en coupe réglée des territoires conquis. La létalité de cet assaut laisse sans voix.

Comme historien militaire, comment expliquer cette boucherie ?

Jean Lopez commence par rappeler qu’il n’est pas un spécialiste de ces questions et que son propos reste celui de l’angle militaire. Concernant la Shoah, dès juin-juillet, la SS et la Wehrmacht procèdent à la liquidation des hommes juifs, considérés comme les élites de l’Etat et notables (sic) ; il s’agit de détruire le système soviétique. Ensuite, ce sont tous les hommes, puis dans une 3e phase avec les femmes et les enfants. Parallèlement à la montée en puissance de la « Solution finale » à l’Est, il y a des considérations purement militaires, stratégiques. Ainsi, ce qui se passe dans les marais du Pripet, immensité de 500 000 km2 avec le discours de juillet de Staline qui appelle à former l’armée des partisans à l’arrière de la Wehrmacht. La culture allemande de la guerre est bâtie sur le mouvement, le combat. Dans un modèle d’une armée de 10 hommes, c’est 6 hommes au combat, 4 à l’arrière pour gérer la logistique et l’occupation des territoires conquis. On peut comparer cette approche avec l’armée USc’est 1 homme devant et 9 derrière se consacrant à la logistique. D’où la crainte récurrente des Allemands d’être menacés sur leurs arrières et la réponse répressive disproportionnée, depuis Molkte et 1870, l’arrière franco-belge en 14 et les répressions coloniales en Afrique. Cette peur se concentre dans les infiltrations venant des marais du Pripet, qui sont « sous-traitées » par la SS, comme en Pologne. L’idée est donc que l’enjeu principal n’est pas de tuer uniquement les Juifs mais de liquider les communautés potentielles de Partisans, véritable cauchemar stratégique d’un point de vue strictement opérationnel. Au départ, 3000 SS sont affectés à cette tâche, puis ensuite 30-40 000.

Question du public : Y a-t-il eu volonté génocidaire vis à vis de la population juive soviétique par la Wehrmacht en 1941 ?

Il y a l’ordre de Keitel qui est une consigne globale. Dès le 2e jour, la Wehrmacht procède à des exécutions de partisans juifs. Sans l’aide de la Wehrmacht, les troupes de la SS n’auraient pu effectuer ce qu’on a nommé « la Shoah par balles ».

Un exposé passionnant dans une trop petite salle (pleine à craquer) et sur un temps trop cours ne permettant pas une échange prolongé avec l’historien (1h) ! Voilà une somme qui fera date dans l’histoire militaire par la richesse de son travail sur des archives inédites. Un immense merci à Jean Lopez pour son érudition toujours accessible, pour sa disponibilité et son envie de partager son travail d’une grande rigueur.

Jean Michel Crosnier et Ludovic Chevassus pour les Clionautes